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.lliM IG 1902
l^arbartj CoUege t/ibrars
FROM TlIE neqi KST OF
MRS. ANNE E. P. SEVER,
OF BOSTON,
WiDow OF Col. James Warkbn Skver,
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LE
CORRESPONDANT
i
! RELIGION — PHILOSOPHIE — POLITIQUE
1
i HISTOIRE — SCIENCES — ÉCONOMIE SOCIALE
\OYAGES — LITTÉRATURE — BEAUX-ARTS
SOIZANTB-QUATORZIÈMX ANNÉB
TOME DEUX CENT SIXIÈME
m LA ooLLiono*
■lOirVBS^LB «iCRIB. * TOMB GBIVT «OIBAlWE-DIBlAHB )
PARIS
BUREAUX DU CORRESPONDANT
31, RUE SAUfT-OUTLLAUMB, 31
1902
Reproduction et traductton interdltea.
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vW-^-Co. ntwwei.
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LE
PABAISSAIST LE 10 ET LE 25 DE CHAQUE FOIS
PARIS, DÉPARTEMENTS ET ÊTRANGÎR
^3£^ JOV, 35 FR. — 6 UOIS, 18 FR. — Gif MDMftRO, 2 FR. 50
SOIXANTE-QUATORZIÈME ANNÉE - -
3, — l. UE JOUUNAL INTIME DE U^' DUPANLOUP. — U.
— A LOCCASIOS DU CESTlï^ME ASSIVER-
S AI HE DE SA SAISSASCE.
k^. — II. LES UNIVERSITES ALLEMANDES CONTRE L'EMPE-
REUR GL'ILLAUME Mi' KANNENGIE8E».
-1. — iii. imssrxr. — sa coiii\Esi*osDAsrE, d'aphês uns
HÉCENTE rUDLICATlON ITALIENiNE. LOUIS DE MORGINS,
13.— rV.JNTBUSE. - IV. — FIN. , C. NI880N.
109.— V. LA CRISE DU MARIAGE HENRI JOtY.
139. _ VI. POHTRAITS ET SOIVENIRS HISTORIOUES. — LA
MÈHE DES TfK^lS DEHMEliS tiOUHBOSS. —
rEDi'CATlOS DU DUC DE HORDE AUX. —
LA SECONDE HÊrUflUQUE ET LE COUP
D'ÉTAT. - UN DIPLOMATE DE LA TRO[SlÈ.\fE
HÈVUBLÏQUE L. DE LANZAC DE LABORIt.
lô*. — . VUv LA CONFriRËNCE DE BRUXELLES ET LA QUESTION
' DES SUCRES MAURICE vanlair.
18^. — VIIL REVUE DES S^^IENCES HENRI DE PARVILLE.
19L — LK. CHRONIQUE POLITIQUE.
PARIS
(VU.)
BUREAUX DU CORRESPONDANT
31, RUE SAINT-GUILLAUME, 31
1902
p— MiajMeMon (t triiluetiOB InttrdiUt. hm muaioriU non loMrtt m lODt pM nndat,
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<IITa»(CBAmK]rTX) près GOaNAQ
ANCIENNE PnOPRitTÊ
ÉoouiiH GODOT.
PRORRltTAIRE-
VITICULTEUR
Chevalier du Uérif$ agricole
ViWt 111! fTQ depuistft'. jusque Kfr. le litre»
UuA*Uu~llIl logé gare départ. Droits ea sus.
ToQt« deaitod* d'échantillon acconip«gné« d'ant
M«iD« àê i fr. «n mtndat-potte Mra enroyée ttmitdt.
/MTle* Iffiy?! tfff Af pfffûa, rien a'êtt
êtpérinr à l'emploi régulier de l&
cRcyr smoN
Pwidfe gt Savon Simon 'plftrf*
NOUVBAUX ^x 4m la Orèm« Simon i
I fir. tt 3 fr. environ, c« dernier elt iTintageoi.
Wlênon dt Toytf t. Sf.. spéctatement recommandé.
J* Simûm^ tj, rmê Grsngt BaMiire, Paris
MtDÂILLE ••OR.EXr liHïmm
CALFEUTRAGE
iBvUibulM Appan** - 8TO R ES - /"roip"" /»
ir DE DAYE, ^M HuLoD^e. 26, PARIS.
INVENTIONS
F««r étadler VRAIS Tal«ar des Br^TAta
aUXQUILS TOUS YOULn TODi INTÉllBSSBR
Pour prt-ndre ift4»I%lA Brevets
Pour diriger procès caivTRBPAÇOMS
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Ancien Élève do l'École Poiytcclmique
lf«iiibr« du Jury 1900. IngAolear Goasi
des aerTloes da contentieux
de l'Exposition UnlTerselle de 1900
PARIS, 17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, li
Mniv' 7f fondée en I8&6
MIGRAINES
NEVRALGIEt
La I^EiVn
PERËBRINEI
agit ioeta Ht an éni«
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..»« — liiNèTralfliee faoJalag,
■ InûTooetalee, rhumatUm»!»». ^^^^^l^*^±A
■ ■ ▼•rtigo fltomaoal iteiitrt lu CoUqoe» pèrlodle
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ECOPiOMIEginiUi330/o ^
UArtJitfft tout les ménages.
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CêMiirê tl «ft mettent llî d» Càfi tn moim.^
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Sfut Cof)ctu(onna/rs : L. WEI8ER, JU Rue Martel, t
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VINS DE BOURGOGI
E. DBUISAÏ, F«,àI»-s/TilIe(C«t«-dOr.Pp.coQrJ
Aux kUmU et Lecteur»
du ** Correspondant
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le Chai de M. le M" de Casteliau, CHiTBAO-StTIGI]
prés LIpOURNE fOinnri»).
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LE
CORRESPONDANT
LE JOURNAL INTIME DE M"" DUPANLOÏP
Le Correspondant ^ipuhûéj dans sa livraison da 25 septembre
i900, un premier fragment du journal m-uMï: de Mgr DnpanloQp,
et cette diyalgation, en montrant à nu, dans ses replis les pins
secrets, Tâme da grand et saint évèque, a produit partent une
împresâon profonde.
Nous attendions, pour donner la suite de ces admirables pages,
— les plus belles et les plus pénétrantes que nous ayons lues en
ce genre depuis saint Augustin, — nous attendions le centième
anniyersûre delà naissance de Hllustre évèqueS aGd d'associer
cette publication touchante aux fêtes que nous sapposions devoir
solenniser une date aussi mémorable.
n nous avait semblé que, non seulement l'admiration et la recon-
naissance allaient entourer ce glorieux centenaire d'un éclat digne
des services rendus, mais encore que les circonstances où nous
sommes lui donnaient une opportunité toute particulière.
Au moment, en effet, où l'esprit sectaire, secondé par les pou-
voirs publics, entreprend de détruire ce qui subsiste de la loi de
transaction de 1850, conquise en majeure partie par l'abbé Dupan-
loup^; au moment où la liberté de l'enseignement supérieur,
< Mgr Dnpanloap est né le 2 janvier 1802, au village de Saint- Félix, près
d'Annecy, en Savoie, — ce qui fit dire plus tard à M. de Salvandy, le rece-
"vant à rAeadémie française : « Cette Savoie que nous n'avons pas rendue
toat entière en 1814 puisque nous vous avons gardé! »
^ « L'abbé Dnpanloup fut à ce point éloquent et persuasif que les contra^
dictenrs principaux, MM. Thiers et Cousin, durent s'avouer vaincus.
M. Thiers saisit le bras de M. Cousin, en s'écriant : « Cousin ! Ave^-voui
bien comprift la leçon que nous venons de recevoir? L'abbé a raison ! L'abbé
a raison !..• » — {Récit de M. de Falloux.)
i^ UTRAISOV. — 10 JAHVllH 1902. 1
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4 LE JOURHAL INTIME DE M" DOPANLODP
emportée un peu plus tard à la tribune de rAssemblée Nationale
par le vaillant évèque en 1875, est menacée à son tour, n'était-ce
pas rheure d'honorer tout spécialement la mémoire de l'intrépide
défenseur de toutes les libertés religieuses?
Au moment, enfin, où les ennemis de l'Eglise* s'emparant du
nom de Victor Hugo, s'apprêtent à célébrer à leur façon le cente-
nsdre « du plus grand Poètç dû dix-neuvième siècle », n'était-ce
pas l'heure de célébrer en faôé (f èuï, comme nue réponse de la
Foi à la Négation, le centenaire « du plus grand Evèque du dix-
neuvième siècle D?
Quel autre, en effet, a été plus infatigable champion de l'Eglise
et du Saint-Siège? Quel autre a fait plus éloquemment retentir
la France et le monde des revendications indignées de la Cons-
cience, de la Justice et de l'Honneur? Quel autre a réuni, comme
une acclamation reconnaissante de l'épiscopat tout entier de
l'univers, six cent trente lettres d'approbation et d'adhésion cha-
leureuse à ses écrits vengeurs?
Quoi qu'il en soit, et à défaut de la célébration solennelle d'un
Centenaire dont, après tout, sa glorieuse mémoire n'a pas besoin,
nous avons voulu, tout au moins, saluer la date de sa nais-
sance en reprenant la publication de ce Journal Intime qui fadt
irrésistiblement admirer, au-dessus de toutes les vertus ordinaires,
ce que le cardinal Lavigerie, dans une lettre fameuse, n'a pas
craint d'appeler hautement « la sainteté ».
II
LÀ VEILLE DU SACRE.
Le Pontife est le grand ouvrier de la Rédemption. II travaille en
chef à cette grande œuvre; il est consacré par l'Ësprit-Saint pour
la faire. II est consacré comme Jésus-Christ; pour aider Jésus-
Christ; pour travailler avec Jésus-Christ et comme Jésus- Christ;
pour représenter Jésus- Christ. Il est appelé, choisi par Dieu le
Père; il est revêtu du caractère divin de Jésus-Christ.
Il participe principalement à la toute-puissance, à la sagesse, à
la vérité divines. Il s'en fait sur lui une émanation perpétuelle,
pour le sacrifice et la réparation, pour l'enseignement et le doctorat^
pour l'administration et le soin, la nourriture des âmes.
IL est sanctificateur et père : parit; il est docteur : docet; il est
pasteur : régit.
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U lOOMlL IIITIMI Dl W^ DUFiHLOUP »
II est en relation constante, intime, avec les trois personnes
diyines.
L'éyèque seul, recevant la plénitude de TEsprit-Saint, la donne,
la commnniqae. Les sacrements de confirmation et d'ordre lui soit
réscnrés.
U est une oeuvre d*amoar et de joie, et par là même aussi une
œuvre de force et de sagesse ^
8 DÉCEMBRE. — PÉTB DE l'iMMAGCLÉE- CONCEPTION*
Dieu m'a purifié mille fois depuis mon baptëm e. Aujourd'hui,
dans cette fête de rimmacuIée-Gonception et dans la lumière de la
pureté de Marie, il me sera» — je voulus mettre doux^ et je
dois, 2^>rè8 réflexion, écrire irès amer^ — de voir, d'accuser,
d'abhorrer de nouveau toutes les indignités de ma vie passée,
et de demander à Dieu le Père, à Dieu le Fils et à leur divin
Esprit, la grâce de ne plus jamais, s'il est possible, pécher volon-
tairement : Fiai ! fiai t fiât I
Les péchés de toute sorte semblent éclore si natu rellement de
cet esprit, de ce cœur, de cette âme, de cette volonté, de ce corps,
de tous ces sens, que c'en est effirayant, consternant. Quelle triste
naturel Toins in maligno po$iius. Eocore une fois, c'est conster-
nant. Si j'avais eu plus tôt cette aifreuse impression , je ne sais si
j'aurais dit : Oui. Et cependant, c'est par 1& que Dieu me sauve et
m'a sauvé I Hais il ne faut jamais oublier l'esprit de pénitence...
Les P:»aumes de la Pénitence... Le vendredi, le chemin de la Croix...
La mortification, au moins les petites dans les repas. Cela doit
toujours demeurer le fond de la vie chrétienne et sacerdotale...
Et puis, on se canonise soi-même I
Vraiment, tout cela fait horreur. Quelle ignominie I On voudrût
fuir et se cacher. Il faut au moins se mettre le front dans la pous-
sière. On ne peut se relever que in luce miseraiionu m tuarum^
et en songeant à la sainte Vierge.
Ainsi, il est donc vrai que Dieu a encore plus de miséricorde que
nous n'avons de misères. Et nos misères sont le trône de sa misé-
ricorde! J'en suis un exemple inouï.
9 DÉCEMBRE. — LE SiGRE.
Prière du matin vocale, à genoux. J'étais attentif et pesais
chaque parole.
< Mgr Dupanlonp analyse ici, dans an commentaire de plusieuri pages, cette
pensée dont il veat que sa conscience soit bien pénétrée, que la dignité épis*
coi>aIe est une œuvre d'amour et de joie, une œuvre de force et de sagesse.
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Le nom et la pensée de la sûnte Yiarge, i la messe,' me tou-
chaient.
La prostration. On est heureux de s'anéantir. C'est extrême-
ment touchant. On entend le ciel et la terre prier.
Le moment où Notre- Sdgneur s'est fait le plus sentir, e'eat
celui de la consécration et de la communion : Me tecum in unum
consummari voluistil
il DÉCSmaS. — EHTHÉB A ORLÉANS.
Messe. A la communion : Ecce ego vodiscum svm omnibus
diebus... Yidertint Jesum solum. — Je demeure seul avec yous.
Me yoid séparé de tout, excepté de tous. J*ai senti cette séparation.
C'est aujourd'hui que je dois entrer dans la maison de réponse...
Les cloches m'ont réveillé : Vox tua dulcis. J'ai relu mes premières
impressions : Eduxit eos in spe^ Alléluia. Euntes ergo... Ecce
facta sunt omnia nova^ Alléluia. — L' Alléluia est le seul mot qui
saisisse mon âme, comme les choses d'Annecy.
On m'a fait monter en chaire : c'était nécessaire. En montant,
j'ai senti qu'il le fallait et que le docteur devait apparaître dans
l'Evèque, ainei que le pasteur et le père.
Immense multitude... Les enfants m'ont attiré; je les attirais.
Je n'ai jamais si bien senti pourquoi Notre- Seigneur disadt : Siftiie
parvulos ventre ad me. Ils viennent sans arrière-pensée; ils ont
confiance et l'inspirent. Les séminaristes m'ont fait la même
impression. On sauverait le monde si on se donnait à la jeunesse.
Pauvres enfants I je n'oublierai jamais tous ces petits visages et
ces regards.
L'entrée en cette grande et profonde église était bien imposante.
Hier, ma plus forte impression a été celle-ci. Je sentais ai
amplement, si clairement, qu'on gère là une personne supérieure,
personam gerere divinam^ que le pauvre homme chargé de cette
représentation y succombe... Tout ce qu'il fait, tout ce qu'on lui
fait, suppose que Dieu est en lui et qull éprouve des sentiments
divins, qu'il a des pensées divines. C'est écrasant... On renonce
à y suffire personnellement et on va toujours.
En faisant ma visite au saint Sacrement, bénédiction et douceur
d'être sous le même toit. Cest un grand engagement à faire cette
visite et à y convier toute la msdson. Peut-être avant dîner et
souper.
Une église, l'église d'Orléans, c'est l'église des âmes. L'alliance
est avec les âmes pour les convertir, les unir à Dieu par Jésus-
Christ formé en elles. Pourquoi travaillé- je avec joie, avec amour
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a n/BÊUL vma m v vmiAum 7
i cette cathédnJe : c'est la oudsoii dee imes, la maban naptiale.
Cest là ob je les rassemble pour rœafre difine. Voilà pourquoi
j'aime à la parer, à romer, à Tembellir, afia qu'elle plaise aa
Seigneur, son époux, et à ses enfants, qui sont ceux du Seigurar.
Là Tiennent les âmes; là se fiât l'alliance; là se forme Jésus-
Christ dans les cœurs. Mus, si sa beauté extérieure, ses ornements,
ses joyaux, sa parure mattoieUe, m'intéressent; si je m'en occupe
arec bi joie d'un époux, que ne ferai- je pas pour sa beauté inté-
rieure? Quel soin à la parole sacrée, au chant sacré, aux céré-
monies sacrées, à tout ce qui iait l'œuvre mèoie des âmes, et dans
les âmes, l'œuvre de Jésus-Christ?
13 décembre. — Constitution de mon conseil et de mon admi-
nistration. — Chaque chose importante à un homme, mab il faut
que cet homme s'en occupe. C'est à moi à faire travidller chacun;
je ne l'ai pas fait convenablement jusqu'à ce jour.
PBOirr DE lÈGLEMENT DE YIE ET RÉSOLUTIONS PEBSOIVRILLES.
1* Lever à cinq heures. Omison. — 2* Messe à 0 heures ou
ebeures un quart. — S* De 7 à 9 heures, travail. — à* De 9 heures
à 9 heures et demie, petit déjeuner et bréviaire. — 5* De 10 heures
à midi, travail. — 6"* Midi, au son de la cloche, dtner. — Lecture
aa moins pendant le premier quart d'heure; à la fin, un verset
SImUatwn. — T" Après dîner, récréation. Réception. Porte
ouverte. Bréviwe, si place se trouve. — S"" De 5 heures à 7 heures,
bréviaire, lecture spirituelle, visite au saint Sacrement, chapelet,
correspondance. — 9* A 7 heures, souper. — Conmie le dîner. —
10* Pois récréation. — 11"* A 8 heures et demie ou 8 heures trus
(pians, prière au son de la cloche, en commun. — 12* A 9 heures,
coucher, ou du moins retraite. — 18* Confession tous les huit
jours. — là* Retraite de huit jours, chaque année, à Issy, ou en un
lien éloigné d'Orléans, loin des afl&dres.
Les sujets de mes méditations seront la sainte Ecriture. — * La
{dume à la mûn. Les grands motib et les détails sont indiqués
dans les retraites précédentes.
Les sujets de mes lectures siurituelles seront les vies des grands
saints évèques, leurs lettres, leurs œuvres : saint Charles, saint
François de Sales, saint Grégoire le Grand, sûnt Augustin, saint
Grégoire VII, Innocent III, M. de Barillon, don Barthélemy-des-
Martyrs, M. de Soindnihac, saint Basile, saint Grégoire de fbudanie,
saint Pie V, saint Chrysostome, saint Athanase, sûnt Ambroise. —
Lire très prochainement le Concile de Trente, et d'abord ce qui
regarde les évèques.
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s LE JOURRAL IMIMB DK M" DUPARLOUP
Il faut que, dès mon retour ^ je fasse fedre un beau chemin de
la Croix, par ces pieuses dames, soit dans la grande salle, soit dans
la chapelle de l'Officialité. Il faut que j'en fasse ériger un au petit
et au grand séminaire.
Je ferù le chemin de la Croix tous les vendredis; ma pauvre
dévotion en a bien besoin.
En chaque chambre de Tévèché : oratoire, tableaux pieux, prie-
Dieu, crucifix, sainte Vierge.
VIE PASTORALE
1*" Le nom, Tàge, les emplois, les qualités, les défauts, les
études, les goûts de chaque ecclésiastique. Impossible de gouverner
sans cela. Vocat cas nominatim. — Agnosce vuUum pecoris
tui^ tuosqxie grèges considéra. — A plus forte raison faut-il
connaître aussi les pasteurs.
2* Il faudrait que chaque curé en eût autant de ses ouailles.
3*" Savoir de chaque curé, surtout avant la visite : l"" Combien
de p&ques, sur tant d'habitants, hommes et femmes. Combien de
communions à Noël et pendant l'année. — 2*" Combien meurent
sans sacrements. — 3* Combien à la messe, les dimanches et les
grandes fêtes.
A* En 1850. — Je prêcherai Carême, puis retraite en Semaine
sainte à la cathédrale. — Puis, à La Chapelle, repos comme travail
de cabinet, si possible.
Plusieurs prédications, les dimanches et fêtes, dans les prind-
pales villes du diocèse, — sur le salut, la sainteté.
5*" J'assisterai à l'office de la cathédrale tous les dimanches et
toutes les fêtes. -^ Je tâcherai d'y attirer les fidèles par la beauté
des oflBces, — la maîtrise, la musique. — Faire de la cathédrale
le modèle des paroisses d'Orléans; faire des paroisses d'Orléans
le modèle des paroisses des autres villes, et, de proche en proche,
de toutes les paroisses du diocèse.
1850.
Année de grande tristesse et de grandes grâces. Biais l'extrême
tristesse des choses me poussa trop i l'irritation contre les hommes.
— Je vis tous les maux ; je vis aussi les remèdes et pris toutes les
grandes résolutions : Tordre, la vie intérieure, le travail de chacun,
la résignation paisible.
* De Rome.
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U JOntUiL MnHI DB Mr DUPiRLOOP f
L'ordre iolériear peut seal aider à aontenir une pareille charge
et de pardlles peines ; donner des lamiëres et des forces poor résister
en paix au désordre da dehors, le dominer ab alto et le régénérer.
17 février. I" Dimanche du Carême. — Je commence & prêcher
à la cathédrale.
16 mars. — l"" Il faut me retremper dans la grâce épiscopalOt
dans la pensée présente et dans le sentiment profond et constant
de ce caractère sacré. — 2* Une fidélité absolde à mes exercices
de piété est la condition nécessaire. Il y faut tout sacrifier. C'est
le mojen de tout sauver, de tout fortifier, de tout bien faire. —
3* Ne faire par moi-même que les choses très importantes : décider
tontes choses avec conseil, et faire travailler chacun assi<^ûment.
Tel est le seul ordre nûsonnable. Autrement, je m'alx«orberai et ne
ferai rien. Les détails inutiles sont un coupable emploi du temps
d'un évèque. — &* Relire la vie et les œuvres des maints évêques.
Me nourrir toujours de ces grandes choses. Chaque jour un peu.
— 5* Faire tous les jours ma médiuttion la plume, à la main.
17 mars. — La croix arriva. Je m'aperçus de l'œil malade. Cata-
racte.
48 mars. — Lundi de la Passion. — l"" 11 faut être fidèle dans
l'action, indifiiêrent pour le succès. La foi le demande; la grâce en
donne la force. Les mécomptes y contraignent douloureusement.
— 2* Il ne sert de rien de s'attrister. Il faut l'espérauce, l'ardeur,
le courage. La tristesse donne la mort.
19 mars. Fête de saint Joseph. — La dévotion à ce bon saint si
laborieux, si humble, si patient, si fidèle, m'a consolé. J'ai dit la
sainte me.'^se chez les Carmélites avec sainte Thérèse. Le bréviaire
m'a offert bien des lumières et des consolations.
Il Eaut faire ce que je peux; chercher lÀ ma consolation et ma
paix ; et devenir saintement indifférent au reste.
25 mars. Annonciation. — Que la sainte Vierge me donne bonne
nouvelle I Oh! que j'en ai besoin, de tous côtés! Je ne crois pas que
jamûs j'aie plus senti ma faiblesse. Quel labeur! Quelles peines
avec les hommes! Quels mécomptes!
27. Mercredi saint. — J'ai fait ma méditation dans Bossuet sur
ces paroles : Ante diem festum PaschaB, — L'après-midi, extrême
fatigue de tête et d'yeux. Bonnes nouvelles du Petit Séminaire
comme situation matérielle, comme situation morale.
29. Vendredi saint. — Saint François d'Assise et sa vie m'ont
fort consolé pendant tous ces temps de tristesse. Nous ne pouvons
être sauvés, purifiés que par les croix. Nous les fuyons toujours.
Toutes nos pensées, toutes nos habiletés sont un effort pour
échapper à la croix. C'est du moins bien vrai pour moi. Mais Dieu,
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10 LK JOURHiL nnnilB DK Ur DUPANUXJP
dans sa bonté, nous sauve malgré nous... Il nous envoie des croix,
il bdsse tomber sur nous celles que notre imprudence ou nos pas-
sions nous attirent. Par là, il nous sauve, il nous améliore, il nous
sanctifie presque malgré nous. Il suffit que nous ne nous révoltions
pas contre ces croix, et que nous nous laissions faire, quoique avec
tristesses et regrets.
30. Samedi saint. — Pourquoi ne ferais-je pas vœu de pauvreté
et d'obéissance entre les mains du Pape? Il y aurait là une grande
consolation, une grande sanctification. Quelle serait la limite et
l'étendue de ces vœux? Saint François d'Assise incomparable sur
la pauvreté. .. Quant à l'obéissance, grand bonheur de la pratiquer...
Ce qu'un évèque ne peut presque pas.
31. Pâques. — Depuis vingt ans, je me reprenais fortement à
la joie de cette fête; mais trop naturellement peut-être... Il faut
désormais regarder surtout la pâque éternelle, le ciel.
Lundi 1" avril. — J'allai passer quinze jours à Paris pour mes
yeux. Cataracte reconnue. Mgr Dupuch se chargea de ma visite
pastorale.
1" mai. — Messe i Notre-Dame des Miracles. J'ai pris la réso-
lution d'aller, ce mois-ci, à Notre-Dame de Cléry et à Notre-Dame
des Aydes. — J'ai formé le vœu d'aller dire la sainte Messe, à la fin
de cette année, à Saint- Ambroise, à Saint-Pierre, à Saint- Jean, à
Ssdnte-Marie, ou, si je ne puis, neuf messes en l'honneur de la
sainte Vierge et de ces grands saints, en actions de grâces... — Je
méditerai chaque jour de ce mois sur la croix.
7 mai. — Neuvaine en l'honneur de Notre-Dame de la Salette ^
— Lotions avec l'eau de la fontaine. Chaque jour : neuf Souvenez-
vous^ Venij Sancte Spiritus^ Yeni^ Creator ^ la sainte Messe à la
montagne, trois Pater.
Si je guéris, le pèlerinage d'Orléans jusqu'à la montagne, à pied.
Demander : l"* la guérison complète; — 2*" le meilleur emploi
possible de la vue recouvrée.
Le 9 mai, j'allai m'établir à La Chapelle. Ce séjour fut d'une
grande douceur et secours de Dieu : cette impression dure encore.
Agréments de cette maison, de ma grande chambre... C'était la
première fois que j'étûs chez moi à la campagne. Les premiers
jours, je fis de grandes promenades avec Am. de Nanteuil. Cela me
remit peu à peu. Je fis la lettre aux professeurs du Petit Séminaire.
Ce travail commença à me remonter, puis me donna le courage
d'entreprendre le 1*' volume^. Ce travail fut une grande conso-
* Pour obtenir la guérison de ses yeux.
* Sans doute, le i*» vol. de YBducatim.
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LE mmu. mm u m» w»m/m ii
l^ion, éle?a him Ame, et la dégagea des trislesses et des misères
tamafaieB. J'y tnm?ai une grande deooear.
Le samedi 18 mai, je commence la nrayaine.
La grande conditioii, la grande affaire^ c'est de bien comprendre
qu'une pardlle grâce devrait fttre le signal d'âne yie absolamœt
sanctiiée, osnsacrèe, dôffiée à Dien. La grâce extérieore, nnraoa-
leose ne sera penl-ètre pas accordée : il Eaot au m<mis que j'ob-
tienne U grâce intérieure ; il faut que, pendant ces neuf jours, ma
fidéilé â la vie q[iîritnelle soit entière. Cest d'ailleurs une sainte
semaine; j'û toujonre ^eu grande dévotion â l'Esprit-Saint et â la
semûne de la Pentecôte. L'ordre dans ma vie, dans mes paiera,
est umjoars mon premier devoir.
19 mai, fète de la Pentecôte. — Ta\ officié pour la première fois
â la cathédrale. Alliance consommée en un jour convenable. A
l'éiévation, vraie grâce de Dieu.
25 mai. — Il y a, par la vertu de l'EspritSaint dans l'Eglise,
çraita curationum^ la grâce des guérisons miraculeuses... Je ne
i^K»ds p93 du tout que ce ne soit pas un miracle qui m'ait jusqu'à
ce jour conservé l'œil bon... Bt tant de prières charitables faites
pMf mm par toutes ces âmes...
31 mai. — Fête du mois de Marie. Le Grand Sénûnsdre est venu.
Sèa&ce académiqoe. Bonne espérance.
29 juin. Saint Pierre. — Cest une de mes résolutions les {Ans
importantes de méditer sur les grandeurs et l'autorité du prince
des i^>ôtres. C'est une grande et sidnte étude. Elle doit être faite
en esprit d'oraison, sur un cahier â part.
En 8eptemt)re, ftetrahes ecclésiastiques données par H. Pétetot ;
il y en eut deux, où je parlai beaucoup. Gela réussit d'abord :
Esaultani in luce. le ne m'irritai pas et tâchai d'encourager.
Novembre. — Travail extraordinaire dès trois heures du matin.
Forces poussées â bout; il ne faut plus rien faire de la sorte. Je ne
sais si jamais il y a une volonté de Dieu â travailler avec cette
vielenoe. OfaI que cela est contraire au bien de mon âme..., et au
bira, â bi perfection de ce que je fais I Rien n'est pire. — J'écris
ceci en pûx, â La Ghapelle, le 2A juin 1851, iète de saint Jean-
Bapliste. Bien résolu avec l'mde de Dieu de tendre plus que jamais
au repos sacré, et de ne plus travailler ainsi.
Le 2 décembre, départ plein de joie pour Rome .
1851.
Revenu de Rome le 20 février. — Je n'ai pas bien profité du
repoB de ce voyage.
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\t LB JOURRAL INTIMI DK HT DUPARLOUP
Bonne retraite du mois. Inspiration du repos sacré et vue des
croix. — A la fin de l'année, grâce de sainte Thérèse. — Voilà les
deux grands biens de 4851.
Le mal a été : printemps et été sans repos, sans trayùl de
cabinet, sans lumière.
h mars. — Le bon Dieu m'a fait une grande gr&ce. En lisant la
*^e de D. Barthélemy-des-Hartyrs, j'û découvert comment je
pouyûs désirer la mort sans témérité... et avec une confiance
simple et profonde, sans crainte. Dans cette pensée, je l'ai désirée
du fond du cœur, et j'ai dit avec joie : Desiderium habens disselvi
et esse cum Christo,
Je la désire afin de sortir de ce monde, de moi-même, du péché. . . ,
afin d'en voir la fin..., afin de ne plus courir le risque de pécher et
d'offenser Dieu.
Il y a dans ce désir et dans son metif quelque chose de cer-
tainement bon : 1* le sacrifice de sa vie; — 2"" la charité qui
l'inspire.
Désirer la mort pour être délivré des peines de la vie et trouver
enfin le repos, serait déjà permis et bon.
Mais désirer la mort pour être délivré du péché et trouver enfin
la sainteté; la désirer, comme la fin du péché et de la concupis-
cence, comme le commencement d'une vie, d'une justice et d'une
charité étemelles, est incomparablement meilleur.
Sans doute, il y a toujours la crainte du jugement de Dieu ; mus
le motif de ce désir doit bien diminuer cette crainte... Et, quant
au Purgatoire, je l'accepte et je le dé^re comme un feu purifiant
et par conséquent bienfaisant. En un mot, c'est la hsdne du péché
et l'amour de Dieu qui m'inspirent ce sacrifice de la vie et ce désir
de la mort. Quoi de meilleur? Il faut bénir Dieu de me l'avoir
inspiré hier, et lui demander de le nourrir dans mon cœur (ce
ô mars, mercredi des Gendres).
18 mars. — J'ai fini hier l'admirable histoire de D. Barthélémy-
des-Martyrs. Cette histoire m'a donné de douces et graves consola-
tions depuis quelques mois. Rien n'est plus élevé, plus riche en
citations de Pères, surtout de saint Grégoire le Grand. Je dois lire
et relire ces fortes et ssdntes choses. Je vais commencer ce matin
la Vie de saint Charles, le grand modèle de l'action et du gouver-
nement ecclésiastique. Il faut mettre sous sa protection mon
retour en mon diocèse et ce que je vais essayer d'y faire. La force
et la douceur, voilà les deux points importants et décisifs. — Ce
27 mars. Il faut que j'y ajoute la patience et longanimiias. Si dans
vingt ans il y a des fruits, ce sera beaucoup. Oui, mais sans
oublier que la pusillanimité n'est pas la patience; qu'elle laisse
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U JOURNAL IlfTm ùt U" DUPiHLOOP 13
tout périr; que je suis chargé d'inspirer le moaYement et la vie, et
qu'il 11*7 ^ P^ ^° moment à perdre.
ih avril. — Il faut qae je commence cette petite retraite. La
Semaône sainte y est très favorable. Ce ne sera pas quelque chose
d'une grande perfection; mais ce sera quelque chose d'utile, où,
avec la grâce de Dieu, je ferai de mon mieux et reposerai mon ftme.
Cette retraite sera très paisible. Repasser tous mes souvenirs,
toute ma vie devant Dieu... Tous mes cahiers... Goûter le repos
avec Dieu.
Hardi 15 avril. — Tristesse des dérangements de l'après-midi
d'hier. Ohl que le repos de Dieu est meilleur! II faut mieux me
défendre aujourd'hui. En tout cas, avoir an moins ma matinée
parfaite. Le silence, le repos même de la pensée : Requiescere. La
quiétude, voilà le grand besoin de mon âme, le grand besoin
même des affaires, et des livres que j'ai à cœur d'achever.
Il faut que cette machine cesse enfin d'être en activité perpé-
tuelle, de s'user par ce frottement incessant et si violent. — Il
faut, pour en jouir : 1* Bien accomplir les résolutions de mon
voyage et de mon retour. — 2** Eloigner les visites inutiles. —
3* Diminuer le nombre des affaires.
Je sens que, le repos est tout pour moi en ce moment. — Mon
esprit ne s'est jamais élevé, mon âme n'a jamais été forte et féconde
que dans mes voyages : parce que c'était le seul temps de repos
dans ma vie, le temps oii je suis délivré de tout. Je ne puis trouver,
r^rouver la force, la lumière dont j'ai besoin, que dans ce repos.
C'est l'admirable mot de Notre-Seigoeur : Veniie in deserttim locum
et requieseite. — Quand on n'y prend garde, pour certaines natures,
l'acdvité devient une maladie, une espèce d'entraînement irrésis-
tible, pur conséquent un désordre... et bientôt un épuisement...
Je viens de relire la divine parole : Sciens Jésus quia venit hora
ejuSf ut transeat ex hoc mundo ad Patrem. — Ce bienheureux
passage est pour moi celui de l'agitation de mes actions, de mes
paroles, de mes pensées au repos sacré... — Mon heure est venue.
C'est évidemment ce que le bon Dieu me demande; ce que me
demande mon âme, ma nature épuisée, mon âge.
l"" Le repos et la consécration du matin. Jamais un journal, ni
une nouvelle, ni une lettre avant midi, au moins avant dix heures.
— Une heure et demie de prière; puis le bréviaire, une demi-heure.
— Trois heures de travail reposé, au moins. — 2** Le repos et la
consécration du soir. — De cinq heures ou même de quatre heures
à sept heures et demie, exercices de piété compris. — Après souper,
conversations paisibles, amicales, pieuses, cordiales, jamais agitées.
— Oraison bien prévue. — 3^* Le repos du dimanche. — Les
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14 LE JOURNAL INTIME DE M*" DUPàNLOOP
offices, la promenade. — 4* Le repos d'une semaine, d'une retraite,,
chaque année.
Mercredi 16 avril. — Méditer en écrivant ou en soulignant, ou
en notant. Prier de même. J'ai observé que c'est pour moi le seul
inoyen de faire au moins quelque petite chose, en fait de méditation.
Autrement, je ne fais rien. Quand j'y reviens, le lendemain ou
longtemps après, je m'étonne des lumières vives, réelles, pratiques,
que j'y trouve.
Redoubler d'attention aux prières vocales, à la sainte messe et au
bréviaire.
Quant à l'action de grâces, la faire toujours avec les psaumes et
mon bréviaire du jour, quand il s'y prête. Me souvenant toujours de
Jésus- Christ présent, et lui adressant ma méditation ou ma prière.
<x Ecrivez lentement; pariez à Dieu que vous savez présent;
écrivez ce que vous lui dites; priez-le de vous inspirer, de vous
dicter ses volontés; de vous mouvoir de ces mouvements intérieurs,
purs, délicats et simples, qui sont sa touche, qui sont sa voix. »
Sans prétendre si haut, j'ai éprouvé que c'est pour moi la seule
manière de penser quelque chose. Autrement, toute ma méditation
est un néant.
17 avril. Jeudi saint. — Tout prêtre est et doit être, comme
Jésus- Christ, prêtre et victime.
Plus le prêtre souffre, plus il est victime, mieux il est prêtre,
meilleur prêtre. Il ne fait le bien qu'en proportion de ce qu'il
souffre. Que tout cela est important à se dire, au moins pour se
consoler fortement et se soutenir au milieu de ses peines! Voyez
saint Charles. Quel grand pontife! mais aussi quelle grande vic-
time! Et saint Paul : Quotidie morior.
Tout chrétien doit être une victime : Eosliam viventem. Mais le
prêire, le pontif j doit être victime par excellence.
Voilà ce dont je dois me souvenir, toutes les fois que j'ai une
peine, que je rencontre une croix... Il faut aller au fait et se dire la
vérité. 11 faut s'attendre à des imbécillités, à des grossièretés. Com-
bien Noire-Seigneur n'en a-t-il pas souffert! Il y aura un Pilale, un
Hérode, des bourreaux, une populace, un Calvaire, une croix, un
crucifiement... On ne sauvera quelque chose qu'à cette condition.
24. — Avec M. deMontalembert. La Cour-Dieu K Quelle étrange
barbarie! Faire une carrière de pierres des monuments religieux
les plus beaux! En faire des cahutes, des écuries, des chemins
vièinaux! C'est absolument comme si on faisait, des plus beaux,
tableaux de Raphaël, des couleurs pour badigeonner un cabaret.
< Ancierne^abbaye du diocèse d'Orléans.
ii*^ ... r.
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U ODWU. IBTUUE DK M*' PUPUUMV t(
25. Saint -Benott^ une des plos grandes métropoles inteOec*
•toelles du moyen âge, pendant cinq âècles, *^ Dooceor profoode
de la prière et de la présence de Dieu an fond de ces allées» sons ce
ciel, dans cette verdnre...
Hardi 6 mai. — Quelle triste chose qne Paris I Quel monvement!
Qoelbniit! Quelle grâce Diea m*a faite en m'éloignant de Paris!
Toot, de nony^u, dans ma vie, doit tendre, avee plus de fermeté
que jamais rers le rep(M3. C'est 1& le grand besoin de mon âme, le
saint repos. Et, dans ce repos sacré, il faut me retremper dans la
méditation de l'incarnation et de la Rédemption de Notre-Seigneur,
et dans son amour. Dernière grâce de ma vie.
Il faut que je ne m'occupe plus que de Notre-Seigneur Jésns-
Christ pe rsonnifié dans les grands^évèqnes, dans les grands apôtres;
mais surtout de sa personne sacrée, de lui-même, de son incarna^
ti on, de sa rédemption, de son sacrifice, de l'Eucharistie, de sa vie
étemelle, temporelle, cachée, publique, souffrante, glorieuse. Il faut
que ma vie soit cachée et reposée en Dieu avec Jésus-Christ.
Parti d'Orléans le 9, pour ma visite pastorale qui ne dura que
onze jours. Je me suis reposé quelques heures chez M. Berryer
avec MM. de Fallonx, de Sèze et de Kerdrel. Retour avec M. de
Falloux par Fontainebleau.
Je reviens ici accablé de fatigue. Il faut m'y cantonner dans un
certain repos, dans une certaine vie intérieure. — Le repos sacré :
DecHnare a turba^ requiescere^ tacere^ expeciare^ sedere. Surtout
me tûre : écouter, bdsser parler. Sedere in altiiudine^ et circum"
speetare : Episcopcs.
29 jeudi. Ascension. — Quelle belle fin de U vie mortelle de
Notre- Seigneur Jésus-Christ! Quelle belle conclusion de la
BédemptionI
Qu'est-ce que le christianisme? C'est une rédemption. Quel est
le moyen de cette rédemption? Un sacrifice : un sacrifié, une
victime. Quel est l'agent de.ce sacrifice? Un pontife, un médiateur,
nn pont jeté sur un abîme entre deux puissances, deux extrémités
contraires. Ce sera encore ainsi dans l'éternité : Poniifex factus
inxtemum. Dieu et l'homme auront un médiateur éternel, Jésus -
Christ.
Samedi 7 juin. Veille de la Pentecôte. — Depuis l'Ascension,
j'ai médité avec quelque consolation ce grand et beau mystère.
L c bréviaire y aide beaucoup.
Voici U Pentecôte! Quelle révélation! Une nouvelle, une autre
persrane de la Trinité se montre, vient à nous; quel événement!
* Autre abbaye^célèbre de TOrléanaU.
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16 LE JOURNAL UITllIE DE M" OCPARLOOP
Et c'est l'amour, la bonté, la consoIatioD» la douceur, la lumière,
la force : rectum^ bonum^ sanctum.
21 juin. Saint Louis de Gonzague. — Me voici de retour. Quel
bonheur d'être seuil 11 faut y demeurer le plus possible; éloigner
les visites; jouir de cette paix, de ce silence, de cette solitude. Il
faut me retremper dans la vie intérieure ; refaire mes forces de toute
façon; me fortifier paisiblement par les épreuves qui m'attendent,
pour la perte de mes yeux, pour les grands renversements ^
Ma visite au saint Sacrement tous les jours ; plutôt deux fois
qu'une. Au moins une fois avec récitation : Psaumes en actions
de grâces.
2A. — Après-midi bien prise. Mais en paix, sans humeur. Il n'y a
que cela de raisonnable. S'irriter n'avancerait à rien ni pour l'âme
ni pour la tète.
25. — Il faut bien et prudemment employer mon temps. Mais rien
de pressé, de violent, de fixé. Il faut en ce travail beaucoup d'ordre
et de sérénité, des vues calmes et élevées. Relire Bossue t et
Fénelon...
M'élever, m'élever! Me dégager; me tenir haut dans la sérénité
et dans la lumière; et redescendre de là avec des clartés simples,
vives, profondes, paisibles.
11 août. — Les fêtes de la Croix et de la sainte Couronne me
laissent entrevoir et pressentir les magnificences de la rédemption
et de la vie de Notre-Seigneur. Il y aurait là la plus grande, la
plus admirable étude i faire. La sainte Couronne d'épines... La
royauté de Notre-Seigneur est une chose bien extraordinûre...
Dans la vie de Jésus-Christ, un chapitre intitulé : La destinée
cCun RoU du Roi des rois.
J'ai médité ces jours-ci avec grande clarté, simpUcitéde vues
et quelque douceur mes notes sur la sainte volonté de Dieu.
Ce matin, ma résolution, à 5 heures un quart, c'est ^la paix,
l'indifl'érence à bien des choses, le repos de l'âme et du corps, la
fuite des occupations et des fatigues qui ne sont pas de devoir^
l'ordre immédiat dans mes papiers et dans les afi*aires du diocèse.
Puis le travail, autant qu'il plaira à Dieu. Sa sainte volonté.
Je ne saurais trop m'y exercer afin d'en pénétrer mon âme,[et
que ce soit ma nourriture et ma joie. Tout est si triste que, sans la
vue de la volooté de Dieu, rien ne serait tenable. ^
Dès que j'ai fait ce que j'ai pu, TindilTérence, l'indifférence.
Le bon Dieu ne me demande pas de faire, de finir tout cela, mais
d'y travailler paisiblement et constamment. Il faut m'y .mettre.
* Sans doute, les renversements politiques.
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"V^-"-
U J0UR9AL nTlMI M ET DDPàlILOOP 17
Prendre les moyens qni dépendent de moi pour donner à moo
esprit la sérénité, la lumière, la fraîcheur, la force; et at)andonner
le tout à Dieu. Le fait est que je me sens bien plus indifférent à
ces publications que par le passé. Je ferû plus par raison, par
devoir, que par entraînement, par goût.
A la Chapelle. — J*y ai fait un bon et heureux séjour, très doux
parfois, très paiâble. C'est alors que j'ai commencé la Bauie
éducation^ et fût de loin les deux volumes, sans le vouloir ni le
supputer.
Le temps y a été charmant... L'automne et ses teintes... Le
coucher du soleil quelquefois si beau, si pur, si riche et si
tranquille vers le fond de la grande allée... Ses dernières clarté»
sur la Loire, à travers les arbres à demi dépouillés, sur les feuilles
jaunissantes et dorées. C'était délicieux...
La vie de sainte Thérèse m'y a charmé; c'est une grande grâce
do bon Dieu. C'a été un vrai charme, une douceur, je dirais presque
une dévotion profonde. J'ai rarement reçu, dans ma vie, un&
bénédiction, une impression de grâce plus simple et plus pro-
fonde. Ce qui me frappe le plus dans cette vie, c'est de voir
jusqu'où peut aller l'amour de tendresse de Dieu pour les âmes.
C'est un amour vraiment extraordinaire. Jaimirais que Dieu
puisse se complaire à entrer dans un commerce si intime et sir
tendre avec une pauvre petite créature, y mettre ses délices, car
sainte Thérèse n'est ni une grande ni une petite sainte. C'est une
pauvre créature en qui il a plu a Dieu de faire des choses merveil-
leuses. Ce qui me frappe encore, c'est à quel point on sent que
tout cela est vrai, certain. Quel sensl... Sens divio, sublime, et
cependant si simple. Quelle grâce Dieu a faite â son Eglise, ea
lui faisant révéler ces merveilles de son amour et de son infioier
bonté pour sainte Thérèse! C'est aussi une bien grande grâce que
Dieu aie fait, que le goût de cette belle et sainte lecture. Après
le bonheur et la grâce d'éprouver ces choses, bien loin après,
sans doute, vient la grâce d'en goûter le récit, d'en comprendre
quelque chose, de connaître de loin et d'admirer de si divine»
merveilles.
6 décembre. — Retour de Paris. Rentrer dans mon repos.
Eloigner absolument tous les bruits. Vivre comme dans la Thé-
baîle. C'est une admirable grâce de Dieu de pouvoir vivre en paix^
pour Dieu et pour mes livres, pendant ces agitations ^ C'est le seuh
parti favorable â mon travail, â mon âme, à ma santé. Tout le
reste, préoccupation inutile et dangereuse. Là un lait délicieux,.
* Les agitations qui suivirent le coup d'£tat du 2 décembre 18&L
iO JANVIER 1902. 2
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1$ u mMki mm oi m^ ddpahloqp
un fruit sublime, frucim dulcis; un vin fort. Sainte Thérèse m'est
toujours un grand secours de vie intérieure.
En finissant cette année, je dois bien bénir Dieu... Elle a été
bonne. Il y a eu bien à fedre; mais enfin le bon Dieu m'a aidé...
Le seul excès de fotigue a été la visite pastorale; il faudra y
prendre garde... Depuis le 15 octobre, un des meilleurs temps de
ma vie... Te Deum laudamus.
1852.
1" janvier, 5 heures du matin. — Je bénis Dieu de nouveau des
biens qu'il m'a faits l'année dernière. Ils ont été très grands.
Pour cette année, je lui demande avant tout : — l'' La suite,
l'esprit de suite; — S"" la modération, la paix en toutes choses...
Le lundi 26, départ pour Paris. Le mercredi, prêcher à la Made-
leine. — Le dimanche 1*' février, sermon à Saint- Roch. — Comme
j'ai senti en ces deux prédications, surtout à la Madeleine, la joie
et la lumière du surnaturel I Quelle différence I Comme il y faut
vite revenir! J'ai éprouvé cela cent fois. On nage, on est porté
comme dans l'Océan.
Quant à mon diocèse : — l"" Quatre compagnies de mission-
naires aux quatre coins. Tout est là pour le présent d'ici à vingt
ans... La conversion des peuples; l'excitation des bons prêtres. —
2* Le Grand et le Petit Séminaire pour former d'ici à vingt ans
une nouvelle et nombreuse génération de prêtres capables. —
3*" Les catéchismes de la cathédrale d'Orléans pour former les
catéchistes des villes et des gros bourgs.
10 février. Sainte Scholastique. — Vue très claire de ce que
Dieu me demande ici- bas. — 1* les Petits Séminaires; — 2* les
Catéchismes.
Je dois tout sacrifier à ces travaux-là, à ces règlements; c'est
l'œuvre de toute ma vie. Depuis la petite communauté et les caté-
chismes de Saint-Sulpice, je n'ai pas fait autre chose... Le bon
Dieu m'a fait évêque, pour achever, consommer ces deux œuvres,
pro meis viribus.
Mars. — Grande retraite en silence.
Juillet et août, voyage dans le Midi... — Mardi 10 août. Course
magnifique par le Martinet. Ces hauteurs... Sur le Mavancer,
le Malarit, les Ballons, les Aveniens, les Granger, jusqu'au fond de
ces montagnes... Le Pré du Fourneau... Il y a eu sur les bords de
ce torrent des paysages incomparables, un surtout... Le charme ne
peut aller plus loin. Gomme Dieu est présent en ces beaux lieux I
Quelle consolation de le sentir si près*, et soi si loin du monde I.,.
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a JOUftHU. iRTttl I« ■" WPiMMP 19
Et, au retour, délioeuse marche soKtûre aox derniers rayons da
soMl... Qael bel ordre dans cette grande naturel Quelle snbfiine
harmonie résulte de tontes ces créatures jetées çà et li en désordre
apparent et qm, toutefois, forment un tablean si parfait! Cet
arbres, ces bosquets, ce torrent, ces ruisseaux de toutes parts,
jusqu'au fond de la vallée, ces troupeaux paissant au penchant des
grands coteaux verdoyants, ce beau ciel, le sonflle des vents, les
rayons du soleil à travers tout cela, pub les neiges éteroelles aux
derniers sommets... Et nous errant solitaires, et la présence de
Dieu si sensible I
Mercredi 11. — Bréviûre et chapelet au sommet des coteaux,
dans cette allée sublime et tranquille. Douce et sainte prière. Joie
et confiance. Long regard sur cette grande vallée des misères
hamaines.
Jeudi 12. — Course à Laval. Cest ce que j'ai vu de jlnB beau
dans ces montagnes. Route à travers les cb&taigniers; feu ai été
ravi. Torrent superbe... C'est un village des andens jours, bien
bâti. Ce sont deux châteaux d'un caractère noble, simple e^
agreste à ht fois. L'égUse et le pred[)ytère entre les deux routes
Ces maisons au mitieu des arbres et des vergers verdoyants. Du
coteau opposé, l'effet est délicieux. Le retour surtout a été admi^
rable. Bon curé nous conduit... Tout rompu, âne recule. Montée à
travers les vergers, les ruisseaux., )es arbres. Puis ce magnifique
bois de sapins au sommet...
Mardi 27. — Course à Saint- Jean... Délicieuse découverte de
cette petite église du douzième siècle, dans ce creux de vallée, au
milieu de ces ombrages; si retirée, si cachée;... et de ces chau^
mières, de ces braves gens... Ou ressent dans ces lieux l'impres-
sion d'une paix profonde. Dd là, on s'étonne de l'agitation de la
terre... Je me représentais tant de familles béoies de Dieu qui
avaient vécu li tranquilles.
Besançon. — Cardinal de Rohan. Souvenirs de la Roche- Guyon,
id pleins de douceur, de noblesse, de pureté, de grâce de Dieu;
pois de Courcelles... Douceur inexprimable de repasser ces chers
souvenirs, près de ce visage si digne et si tendre... Annecy. Mon
lac, puis SaintSalpice et ma première communion, puis la petite
communauté... Et le duc de Rohan venant m'élever, m'ennoblir,
ouvrir à mon cœur de si doux, de si nobles horizons... Ces émo-
tions, ces pensées ne se définissent pas. Que Dieu fut bon pour
moi en m'envoyant cet homme excellent dont la bonté fut pour moi
la sienne! Première entrevue, à la première communion; puis au
Petit Séminaire; puis aux vacances de troisième... Puis M. Bor-
deries... En présence de ces deux souvenirs, que tout ceci n'est
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âO LE J0UR9AL lATIMB DE M" DDPÀNLOOP
den I Quand on a reçu de Dieu tant de biens, on peut bien recevoir
quelque mal des hommes... Il y a m6me une grande douceur à
recevoir le tout en silence... Je ne pouvais pas m'éloigner de ce
marbre. La foudre éclatait. 11 me semblait que j'aurûs été trop
heureux de mourir dans ce doux et profond sentiment de recon-
naissance envers Dieu.
28. Saint Augustin. — C'est le temps des méditations profondes,
meditatio cordiSj et des fortes vertus. Puis, ces visites officielles.. .
Tristes relations, importantes, pour éviter les mauvaises affaires et
attirer un peu à la religion ces gens- là.
J'ai fût le chemin de la Croix... Cela a des vertus étonnantes...
Cela met dans la Rédemption plus que toutes les lectures ou ser-
mons lus ou prêches... Cela unit réellement à Notre-Seigneur et à
sa Passion.
8 septembre. Nativité de la Sainte Vierge. — Regard en arrière
s sur Saint-Félix, sur Annecy et la Puya en 1848. — Confiance,
confiance en la bonté de Dieu, qui a toujours été prodigieuse pour
enoi. — Regard sur la mort de ma mère et du Jesum de Maria
natum. Donc, confiance, confiance et courage. Pas do tristesse.
Chaque jour de son mieux; et recourir comme autrefois à la Sainte
Vierge : AuxiUum christianorum ; et surtout : Auxilium épis-
coporum.
1** Quant au Père commun et frère ainé^ l'éclairer est un devoir
là où il peut ignorer, se méprendre, être surpris... Ne faireque cela...
2*" Quant à l'ami, s'en servir uniquement contre les insensés.
S"" Me tenir en dehors autant que possible : Simplex ut columba,
pnidens ut serpens.
h"" Reprendre les œuvres de mon diocèse avec suite, sans aucune
entreprise nouvelle.
5*» Mes livres, sans désemparer un jour : Utplacitum fuerit Deo,
18 octobre. Saint Luc. — Vidébam Satanam sicut fulgur de
^^ , cxlo cadentem. Quelle chute ' 1 C'est celle de l'orgueil I Rien n'est
f ^ plus périlleux pour moi que ces pensées de vanité, de complaisance
«n moi-même ou dans mes œuvres. C'en serait la ruine, prompte
comme la foudre et bien méritée. La pensée orgueilleuse provoque
"immédiatement la foudre. Le châtiment vient sans retard. Demander
à ce bon Dieu qu'il daigne me préserver de la vanité et de
l'ostentation.
25 octobre. — Coup de vent d'automne; les feuilles tombent; les
tieaux jours s'en vont. Ils ont été admirables : je n'ai jamais si
Men vu les beautés de l'automne, ses splendeurs. C'est ravissant;
* Peut-être M. Renan.
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U JOOUU. IITUtt DE M** DOFÀHLOOP 2\
le printonps n'est pas plus beaa : uEsiaiem et ver^ iu plasmasti
ea... La hme^ à dnq beares et demie, tandb que le solml coacbant
mamiiiût encore les grands arbres. Ces deox lumières, de la
longue allée d'en baut, inexprimables... Le soleil à neuf benres et
denûe du matin, dans la petite allée, illuminant toutes ces teintes...
Que IHea est bon et grandi
h Doyembre. — Pour mon Tolume, ne pas négliger... mais ne pas
me presser : m altitudine mentis. Il faut l'exercice un peu violent
et fréquent; la paix du soir, le repos sacré ayant tout. Supprimer
cette tension violente et perpétuelle qui tourne à la manie, à la
maladie. Toutes les fois que je m'aperçois que mon action devient
impétueuse, il faut m'arrèter doucement, tout court, et la sus-
pendre. Rien n'en ira plus mal; tout au contndre en ira mieux et
{dus vite.
8 novembre. — Pauvreté, misère de l'bommel Les coups de vent
qui abattent toute une nation. Tous les bommes les plus considéra-
bles d'an pays, tous les caractères fiécbissent... Le oui et le non
en deux ansi Aux pieds d'un Ledru-Rollin t M. de Lamartine était
le sauveur. On baisut ses msdns, ses babits... La peur était telle!
Depuis quelque temps, vue claire de la misère, de la fûblesse
huoiaine en cbaque bomme; dans les plus éminents et les plus
saints : Quid est homo?VL. T., H. 6., M« Y. Je ne sais pas si les
saints étaient mieux qne ceux-ci. Nous ne les voyons que de loin;
et, de loin, on ne sait rien comme il faut. Voyez les gens qui
m'estiment et qui peut-être feront sur moi une notice après ma
mort... Qu'y aura-t-il de plus faux? De loin, on ne sait pas le
fond, ni les détails. On sait quelques traits qui ont sailli sans
raison et qui ne sont pas le vrai d'un bomme.
Et les gens comme moi qui croient être sages, prudents, qui le
sont peut-être un peu, naturellement, bumainement... mais qui
sont bumains, naturels, personnels. Dieu n'en veut pas : c'est
peut-être par des saints de cette faÛ)lesse apparente d'esprit que
Dieu a &it les plus grandes cboses.
L'homme n'est quelque cbose que du côté de Dieu; il arrive, de
ce côté-là, à la grandeur, c'est une grandeur divine...
Et tout cela, c'est ce qu'il y a de mieux I Mais la multitude, toute
une nation, un peuple : qu'est-ce que c'est?
Et les bommes les plus éoûnents rassemblés! Quelles faiblesses,
quelles folies, quelle mobilité, quelles violences I
Et les courants qui entratoent tout... Et les réactions... Et le oui
et le non sur les dioses les plus graves presque en même temps!
Vous appelex coup dEtat ce qui réussit; attentat^ ce qui ne
réussit pas. Le succès, le succès, voilà ce qui décide de tout...
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Je 49ois obligé, pour ne pas nie laisser aller à un mépris excessif
pour Tbomme et pour rbooiaiDité, de me souvenir de riucaraatiou
et Notre- Seigneur et de la Sainte Vierge. Cela m'arrête tout court.
21 décembre. — Notre- Seigneur se compare a«[ cboses les plus
douces et les plus gracieuses de la nature : quasi diluculum. Ce
premier rayon du jour après la nuit, si beau à voir... Ravissant I...
Cette première lueur pourprée du matin : quasi imber nobis iem-
poraneus. Cette rosée du soir qui vient raftaîchir et désaltérer hi
terre... Nous en avions bien besoin.
Une seule messe comme celle du IV* dimancbe de l'Ayent; cela
su£St..., c'est la divinité d'une reli^on. Ce langage, cet accord,
cette harmonie de l'histoire, de la prophétie^ des plus saintes
eihortations, des plus miséricordieuses promesses... Gda n'est
nulle part... Incomparable Epltre; jamais rien de pareil... Puis ces
dates évangéliques; ce fait qm se rattache à tout dans l'empire
et le monde... Ce fait de Jean-Baptiste, cette prédication de la
pénitence. Puis ces douces exhortations des prophètes. Pais ces
Oremus.
Toute la divinité de la religion est dans ces paroles : Anno
qumtodecimo imperii Tiberii Cœsaris^ etc.
Amsi, tandis qu'un Tibère régnût à Caprée sur le monde entier,
et que le sacerdoce était tombé jusqu'à un Cafphe, la parole, le
Verbe de Dieu vient sur Jean dans le désert, et il prëdie la péni-
tence, pour la rémission des péchés. Puis, les admirables paroles
d'Isaïe : Rectos faciie semitas ejus. Omnis mons et colhs humi-
itabitur... Toutes ces grandeurs hautaines seront abaissées; les
humiliés seront relevés, la rectitude se retrouvera partout.
Uû Tibère est impossible aujourd'hui. Il y a, dms la sodété
chrétienne, une force qui ne le permet pas. Dans quel état, dans
quelles mains était l'autorité, à la tienne de Notre-SeigneurI Tous
ces noms si exactement écrits sont abominables... Les hommes
étaient dignes de tels maîtres.
Les hommes ne savent qu'abuser : insolents ou lâches... Lors-
qu'il leur est permis de donner un conseil, c'est de l'opposition
qu'ils font. L'opposition I mais le nom même est mauvais. C'est
déclarer Tautorité coupable ou dangereuse. Le conseil est bon;
mais l'opposition I C'est l'autorité constituée devenue suspecte.
25 décembre. Noël. — Grâce de douceur et de paix : In man-
suetudine opei^a perficere. — Tourner les avertissements et les
réformes, non en reproches : non arguere; mais en démonstrations,
en enseignements du bien : doeere^ exhortari. Ne pas dire : Vous
avez mal fait; mais : Voici ce qu'il faut faire. U ne faut arguere
que eos qui contradicunt.
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u louiiu nTim m k^ dopahloop ta
185S.
3 ]an?ier. — Grand jonrt Tons les bienfûts de Dieu : jour de
son élection I Qui abseondilus est cordis hamo in mcorrupiiAiUiiUe
qtiietis et modesii sfnrùus. L'homme inlériear, caché, doux,
paîfflhie, ferme et inébranlable, homme de cgsot.
Donc, la piété, mes yisites an sùnt Sacranent. — La fermeté
et la doocenr; la suite calme, paisible, constante. — Chaque chose
en paix. Tune après Taatre, avec tranquillité et même avec joie.
Dira Teot la paix. Dieu yeut la joie et il les donne. — Voilà mes
deux grandes grâces de ce jour : Gaudens gaudebo in Domino.
— La pûx et la joie font la force.
Depuis le 3 janvier jusqu'au 7 février, jours bien réguliers.
Le 27 janvier, course à Paris. — J'ai horreur de ce bruit, de celte
agitation, et reviens le plus vite possible.
Puis à La Chapelle, à pied. Gela met l'esprit en haut et au large.
Charme et douceur de voir tontes ces violettes épanouies au milieu
des herbes.
La paix, la prière, le travail dans la sérénité de l'esprit. Eloigner
tons les dérangements.
Les pedts séminaires et les batécbismesl II est évident que je
n'ai que cela à faire, à Gnir sur la terre. Tout le reste est beaucoup
moins mon œuvre. Si Dieu me demande quelque chose en ce
monde, s'il veut qu'il y reste quelque chose de moi, quelque
lumière, c'est cela. Pour ce double objet, je dois tout suspendre.
Je le vois avec évidence, toutes les fois que mon esprit est hors de
l'entraînement. Donc y tout sacrifier, y tout subordonner.
10 mai. — A six heures et demie du matin, course ravissante à
Sûnt-Ay. Cet éclat I cette fraîcheur du matin I ce beau soleil I
cette verdure si tendre et si vivel cet air si puri ce ciel si bleu!
cette belle Loire! ces sentiers fleuris au sommet des falaises, le
long des haies d'aubépine et d'érable I Puis le délicieux village de
Saint- Ay. Ces maisons tournées vers le fleuve, vers les prés et les
arbres tout en fleur; séparées si heureusement du monde, si tran-
quilles... J'ai vu rarement rien d'aussi charmant... Souvent j'ai
redit là : Que, Dieu est bon et qu'il est grandi
19 mai. — Tristesse de ma pauvre tète et de mon pénible et
infructueux travail. C'est un tort. Il ne faut pas vouloir tout
emporter d'assaut et agir comme si je pouvais tout, comme si je
n'avais qu'à décider. Ce n'est pas sur ma volonté, sur mes déci-
sions souveraines, qu'il faut mesurer mon action, mes œuvres,
mus sur la sûnte volonté de Dieu et sur ses décidons.
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24 LE JOUBRAL INTIMB DE M^' DUPANLOUF
Il faut me résigner à ne pas faire ces trois volumes, à n'en pas
faire deux, et même à n'en pas fsdre un seul.
M''* Acarie avant tout; ce sera la bénédiction du restée
11 faut aller doucement» bien doucement, au jour le jour, prenant,
mon parti de ce que je ne puis faire. L'indifférence, la sage et
chrétienne indifférence. La paix et la joie in Spiritu sancio. La
tristesse ne fait qu'empirer le mal. 11 faut aimer cette mainte volonté
de Dieu.
10 juin. — Bien que je ne me sente aucune force ni courage»
je dois avoir confiance en Dieu et me mettre à mes besognes :
1** ce livre; 2* le Petit Séminaire; 3** le diocèse. Au contraire de
ma faiblesse, il faut que j'agisse avec force et fermeté Le moment
en est venu, je le crois. Mais, pour cela : Deus^ in adjutorium
meum intende \ Domine, ad adjuvandum me festina.
13 juillet Séjour à Saint- Félix. — Promenade à la Puya. Déli-
cieux coucher de soleil. Petit chemin où j'ai adoré Dieu. — Grande
tiistesse d'âme; j'ai dit mon rosaire et beaucoup prié et gémi. La
résignation, si nécessaire, n raisonnable, la raison, la nécessité ne
la donnent pas. Dieu seul la donne, comme l'humilité. Il donne
tout; il faut tout lui demander. Il est évident que je n'existe pas à
condition de n'être jamais malade et de faire toujours ma volonté.
J'ai trouvé de la consolation à donner quelque argent à des
enfants qui gardaient 1& leurs troupeaux, & les rendre contents
dans ces lieux où j'avais été si content, & leur âge, et où je me
retrouvais si triste. Cueilli quelques fleurs, dernier souvenir de ces
lieux. Vraie joie de prier seul en gravissant ces montagnes. Les
Psaumes sont un admirable sujet de méditation. Le cœur y trouve
grand appui.
28. — J'ai résolu de renoncer à cette volonté si décilée de me
guérir; résolu de retourner tout de suite dans mon diocèse pour y
faire ma charge, et de laisser là mes livres, tant qu'il plaira à Dieu,
et toujours, s'il lui plaît.
2 octobre. Dimanche. — Vœu plein de consolation et d'e-^pé-
rance pour l'œuvre des lampes devant le saint Sacrement. Œuvre
nécessaire pour réveiller la foi de ces pauvres gens. Rien n'est
plus évident pour eux, plus sensible... A chaque heure du jour et
de la nuit... Vœu de faire en sorte que pas une église ne soit sans
cette sainte lumière, par moi ou par d'autres, pendant mon épis-
copat, durant ma vie, après ma mort. Cette œuvre me plaît. Il
faut donner à mes yeux cette consolation, fouler cela à jamais,
* Mgr Dupaoloup travaillait alors à une Vie de M°^* Âcarie (la Bieahea-*
reuse Marie de rincuruation.)
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U JOlMkl miU ùt U^ DUPiMUKIP 15
'y rien épargner... Si je perds la yue oa si je mears, je sendB
eurenz d'arcHr fait cela.
1*' DOTembre. La Toossaint. — Admirable office. Cette immeose
i paisible assemblée, ce chœor rempli des louanges de Diea,
étût bien très vivement l'image da ciel. Ce qui rendût ce spec-
kcle bien beau et bien touchant, c'était la pensée que tous ces
ommes se purifiaient, pensaient au ciel, célébraient les saints,
-avûllaieat à les rejoindre et à retrouver Dieu, le Père commun,
ans le del.
27. Temps de l'Aven t. — Temps admirable; je vais essayer de
) méditer. Mais préparer, au moins prévoir, chaque soir, la médi-
itîon. — Quelles prières I quels accents! quelle force d'instance!
oiJi comment Dieu veut qu'on lui parle. — Résolution pour
ivent : la douceur dans la fermeté. La bien demander à Dieu. —
fane bien me tenir sous la main de Dieu.
25 décembre. Noël. -* Grand-messe. L'impression est indicible.
tabulum non respuis. Ce qui est prodigieux, ce qui est iooul,
vin, c'est cette chute des magnificences, des grandeurs, des
:x>messes, à cette étable, à cette paille. Mais un Dieu venant sur
terre ne devait venir que comme cela. Pour lui, il n'y avait que
tia de grand et de possible.
Jamais Noël ne m'a paru ainsi. — L'humilité et la douceur...
3i\k les deux vertus, et la force au fond. Elle est absolue, grani-
{ne : silicem^ adamantem.
185&.
1*' janvier. — La sûnte volonté de Dieu! Ma vie, par la
ice de ma vocation, y est ordonnée et même réglée dans tous
3 détails. Il faut plus : il ne fant pas s'attacher et par là sub-
itner sa volonté à celle de Dieu; ne pas s'attacher même à
ravrage, à l'œuvre de Dieu. Il faut faire ces œuvres avec zèlot
>porter à chacune d'elles un zèle entier. Miis être prêt à la
litter au premier signal de la volonté divine, au premier moment
1 Diea dit : Ce n'est plus ce que je veux...
Comme un soldat à l'exercice : ad nuium^ ad momentum. Si
1 soldat s'obstinsdt à continuer un mouvement, quand on lui
i commande un autre, quel désordre! quel ridicule!
Comme nn serviteur. Que fait un bon serviteur? A chaque
tstant, la volonté de son maître. Il ne s'attache pas à l'ouvrage,
>ur l'ouvrage même, mais parce que c'est la volonté du maître. Quel
dicule désordre, s'il s'obstinait à Caire ce que celui-ci ne veut plus!
Mon copbte n'a pas à me dire : Cela m'intéressût. Je lui dis :
) n'en yeox plus; je n'en lu plus besoin.
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26 LE JOURHAL INtIMI Di V DnPlHUmP
C'est donc à chaque henre, à cbaqae minute qu'il £aut être prêt.
29 juin. Einsiedeln. — J'ai retrouvé les doucenrs d'ESnsiedeln.
Cet accent de la prière incomparable. Cette snblindté de la foi
dans les hauteurs resplendissantes, sous ces voûtes... C'est vrai-
ment le ciel; on y touche.
J'éprouvais une grande consolation à jeter mon âme an miliea
de ces âmes et de ces prières qui montrent vers Dieu. J'ai
retrouvé ces beaux amen^ accents de la Jérusalem céleste, oa
plutôt des âmes militantes, gémissantes et conGantes. C'est un
cri admirable I J'ai vu les paroisses <»thoUques de Claris venir :
ex voto datant de trois siècles, en action de grâces... Belle
procession de tout le couvent au-devant d'eux , entourant la sainte
chapelle délicieusement. Les Sahe^ Reginal beaux dans leur
gravité si pldne et si forte... Les cloches si solennelles... Vale^
0 valde décora^ et pro nobis Christum exora.
J'ai &it avec joie l'office du Sacré-Cœur. Tout est dans l'amour;
tout le bonheur est là; toute la force. J'ai demandé an bon Diea,
par Narie, la grâce de l'amour; et, dans cet amour de Notre-
Seigneur, l'amour du prochsdn, l'amour affectueux, compatissant
des ennemis. J'en su senti de loin la douceur...
J'ai vu ces aimables enfants. Que la jeunesse est ùmablel Rien
n'y est comparable. Tbî ordonné quatre jeunes gens... Un saint
diacre si pieux, si pur, si distingué!
25 juillet. — Retour à La Chapelle. L'œuvre des catéchismes,
pendant ces dernières heures, m'est apparue de nouveau. Ohl
que j'y suis obligé et que j'y trouverai de douceuri Comme j'ad
vu et senti tout cela en ces dernières heures. •• Quels souvenirs!
Comme il faut redire tout cela, avant que mon cœur ne s'éteigne t
Et aussi l'œuvre des Petits Séminaires. II faut tenir mon âme
libre et pour les hauteurs. Dire la vérité â chacun avec charité;
mds éloigner les détails. Fcdre chaque chose l'une après l'autre,
sans trouble. Faire travailler chacun selon son aptitude, et con-
server la paix, la douceur avec tous et avec moi-même, et la
confiance en Dieu.
Du 19 août au 19 septembre. — Discours à l'Académie. —
Pèlerinage de Cléry. Obi avec des hommes, ce qu'on ferait I —
.Course à Angers. Trop parlé au Bourgd'lré *.
20 septembre. — La sobriété, la modération, la douceur en
tout. Voilà ce qui me manque et dont le défaut me nuit le plus.
Ce défaut nuit à la raison, à l'autorité, à la dignité, aux œuvres
que je fais, aux conseils que je donne, aux avertissements, aux
^ Résidence de M. le comte de Palloux»
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u jcffmv mm n w wmMum v
i^rimaadeft. Cest la grande grâce à demander à Ndre-Sdgnaor.
Q fiuit 7 pneer emataoMMnt, m'y eiercer en tosie cireonsianoe.
La smtB et la fermeté ne manquent pas. La doaoenr, le calme,
le san^-froid, imli ce qui me donneia la to^ctm Ticiorieme. Voyei
sûnt François de Sales... Cela n'éteini pas, n'aflUblit pas, cela
fertîfie^ fût la trûe force. Rien n'est pins fiûbk que ce qni se
répand. Un rèfonnatenr sans donceor est impossible. En diaire
mÊme tÀ aiUenrSt dans la parole anfanée, cette sëve coatenoe se
loorae en force profonde et pénétrante. Il fant oommencer anjonr-
d'hoî atee la grftce de IKen, et y employer dix ans, si Diea me
les donne. Snrtoat pendant ces six semaines où j*m tant i faire,
ponr le Petit et le Grand Séminaire, pour tont le diocèse et
pour mon enionrage admimstratif.
1855.
18 février. — Retour de Rome. Bonne messe, en arrivant. Quelle
paisible et profonde consolation il y a dans cette messe redite
tons 1^ jours, même dans les circonstances matérielles les mcnns
favorables! Ces circonstances sont les meilleures conditions. L*âme
est bien, quand le corps est mal. Le bon Dieu alors se fait
sentir; c'est quelque cbose de la Joie parfaite. — Bonne assistance,
k la cathédrale.
19. — Ce voyage a été une interruption regrettable de cette
bonne vie intérieure que je goûtais. U y faut revenir ab intégra^
comme si nulle interruption. Revenir surtout à mes bonnes visites,
et ce s<Hr, au salut, à la dévotion envers Notre- Seigneur. Le bon
Dien sCTible m'en &ire la gr&ce.
Petite retraite, ces trois jours. — U faut que, pendant tout le
Carême, je fasse par la grâce de IMeu une heure d'oraison, une
demî-henre de lecture spirituelle, le chemin de la Croix.
20. — Le soir, hier, infidUe. Il faut tout sacrifier aux exer^
cices de piété, et, quand manques, les reprendre et les refûre
le lendemain matin.
29. Premier dimanche du Carême. — Infidèle. Je pouvsûs l»en
mieBX. 11 tant, avec la grâce de Dieu, réparer.
19 mars. Fête de saint Joseph. — Assez fidèle jusqu'à ce jour
anz trois résolutions. — Bon saint Joseph. Douceur de con-
templer ce saint avec Notre-Seignenr et la sainte Vierge dans
sa pttovre maison*
La fidélité i la vie intérienre* au repos sacré est U seole
doQcenr de ma vie... avec les beautés de la nature.
22. -r- La Chapelle. Venu le soir à pied, par la pluie. -*-
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28 LE JOURHâL UTIIU DE M"' DUPARLOOP
Notre- Seigneur et saint Joseph eurent des temps pareils. A leur
retour, quels soins de Marie I Elle faisait sécher leurs vêtements,
elle les réchauffait eux-mêmes. Puis quels doux repas I Quelle
joie d'être ensemble seuls avec Luil Quelle admirable chose que
cette yie^cachée pendant trente ans I
19 juin. — La Chapelle. Représentation de Philoctète. — Il faut
bien bénir Dieu de ce succès; sa bonté seule en donne de pardls.
3 juillet. — Cavete ab hominibus. Par cela seul qu'ils sont
hommes : ab hominibus. Fussent-ils des saints, ils sont hommes.
La faiblesse de leur esprit et de leur caractère suffit à les
entraîner à des actes insensés et coupables. Toutes les sectes
ont montré cela. Ce qui éclaire les hommes, ce qui leur rend le
bon sens, c'est l'autorité, c'est l'exercice de l'autorité calme,
juste et froide; c'est un acte légitime, quoique sévère, de l'auto-
rité, avec calme et douceur.
15 août. — Voyage à Lacombe et en Savoie... Belle course à
la Grange, puis aux cascades de BouUon. C'est la solitude et
le silence avec Dieu qu'il faut chercher dans ces lieux si gran-
dioses. Ces sentiers suspendus au penchant des abîmes, à travers
les forêts de sapins, sont admirables. Toujours un très doux retour
par Saint-Mourys.
k septembre. — Paisible départ à âne sur les coteaux, puis
charmant village. Les pauvres maisons éparses sous les noyers
sont si tranquilles I Puis, à travers les sapins, montée longue
et rude, mais très belle. Enfin, au col et au premier chalet,
rafraîchissement près d'un ruisseau, dans un bassin verdoyant.
Jolis troupeaux sur les gazons. Nous continuons à monter dou-
cement; puis, entre les rochers, charmant col prolongé sur Men-
thon. Nous descendons vers le second chalet; puis, par des
pentes de gazon, le long d'abîmes à pic, nous gravissons jusqu'au
sommet. Là, vue incomparable. Le lac bleu, brillant à travers
les brouillards... Toutes les montagnes à nos pieds, avec des
ombres et des illuminations. Cela ne peut se décrire. Nous ne
pouvions nous décider à descendre; l'âme est si bien sur ces
hauteurs I C'est un bien-être extraordinaire. Enfin, rapide des-
cente, presque toujours sur des gazons, de chalet en chalet... Ren-
contre de charmantes chèvres qui nous suivent toutes en bondissant,
puis s'échappent et gravissent la montagne à travers les sapins...
6 jeudi. — Bonne messe donnée à Saint-François de Sales. De
là, bonne course à la Puya. Vue du lac. Montée par le château,
charmant... Je n'étais pas pressé; je goûtais chaque chose en
grande paix... On voudrait ne jamais quitter ces solitudes si pai-
sibles, ces hauteurs si pures avec des vues si belles... Mais :
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U JODRHiL Umn M M** DUPARLOUP S»
Descende laborare. U faat retourner avec les hommes et travailler. . .
Le bon Diea m'a donné là, pendant ces quinze jours, de bien doux
moments et un cher repos.
1*^ norembre. — Bon séjour à Orléans. Bons exercices de jMétét
grâce à sainte Thérèse, dont Dieu me fait, plus que jamais, sentir
la vertu et la douceur. Bon travail ob Dieu m'aide sensiblement de
jour en jour.
Visite à Cléry. Adodrable, miraculeux; en û peu de temps, quelle
action I J*ai vu, j*û entendu des âmes. Et ce recueillement, et ce
chant unanime!... Comme cela montre ce qu'on peut partout, avec
des prêtres, des pasteurs, des apôtres.
Au Petit Séoùnaire, séance acadéndque très agréable.
18S6.
8, 9, 10, 11 janvier, à Paris. — Triste vie; impossible; il la faut
régler, ordonner, pacifier. Et alors, elle pourrait être très utile k
de grands intérêts; avoir quelque charme pour les âmes, quelque
utilité pour moi-même, pour mes horizons.
T^l vu HM. Thiers, de Rémusat, de Lourdoueix, LAurenUe,
Corcelles, Mallac, Gochin, Nicolas, Lambert, Nadûllac.
2 février. — Les jours précédents assez bons par le travûl, par
le goût et de douces lumières sur le mystère de rincamation... Le
bon Dieu, depuis Noël, a daigné tourner mon cœur vers ces sainte»
et consolantes pensées. S'il lui plaît, il faudra achever ou du moins
suivre un travail là-dessus et sur la Rédemption.
Aujourd'hui : Deus mem volui et legem tuam in medio cordts met.
— Pensée de quitter l'épiscopat pour fonder cette congrégation..,
10 mars. — Carême. — Epreuves de santé. — Le travail de
mon second volume me surpasse. Je tâche de le prendre siciu labo-
rem pœnitenliœ... in mdore vultm. — Méditations sur la Rédemp*
tîon, sur la victime, bien imparfaites.
IL faut avertir chacun. L'avertissement est le premier de me»
devoirs. Cela coûte, mais c'est le devoir. Pour le bien remplir, il faut
se faire bien des violences, se rapetisser, se contnûndre, se propor-
tionner, s'exposer à des froissements. Rien n'est quelquefois plus^
pénible; mais U le faut; on prévient par là les plus grands maux.
Avertir^ réprimander y réprimer^ corriger^ mais, avant tout, avertir.
8 avril. — Depuis quelque temps, triste santé. Le travail..., la
fatigue de tête, me tiennent bien abattu. J'ai eu recours à saint
Joseph et à la sainte Vierge. Neuvaine de prières, puis méditations*
Saint Lignori m'éclaire avec austérité; sûnt Joseph me soutient,
me console... Les violettes, les primevères, les pervenches, le»
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3ft U iOSmhl 'ïïtm DK H*' BQPiacU)UP
bomona d'or, cee, saoaables créatures de Die« m'ont charmé. Tout
y est pur et sans mécompte*
9, mercredi. — Départ pour Paris. Gonversatioa avec M. Thiers«
10. •«« Election. Lutte eatre le bien et le mal ; moment terrible I
Qm luiy IlontaJembert et moi, soyoos là : c'est un miracle. Dtner
elles M. de Salvandy. S(irée d'bonnètes gras, d'esprits éclairés...
12. — Il faut faire à Dieu mes sacrifices, retarder ces publica-
tiofis^ cbercber des bommes* supporter, ne fûre que selon la
sainte volenté de Dieu.
18 juin. — La Chapelle. En arrivant, j'entrevois «n peu de paii.
19. — Orùson dans le parc. Je demande à Dieu la grâce : l"* de
la vie intérieure; grande fidélité; -^ 2* de la modération. Eviter
toute conversation animée, tout entraînement. — S"" Oh I qui me
donnera la sainte indifférence, la paix.
1*' juillet. — La Chapelle. Bonnes méditations sur mes retraites
sur la douceur et le bon ordre. Il me semble que la grâce
de Dieu s'y trouve un peu et qu'il y a quelque petit progrès. Ce
sont mes deux grands Sujets de méditation depuis longtemps.
21. — Il se prépare à La Chapelle une bien plus grande œuvre
qu'à Saint-Nicolas, car les difficultés et les peines y sont bien plus
grandes : Cuique prâsclaro operi di/ficuliaiem.
31 août. — Bonnes méditations du bréviaire... La prière, le
jeune. Je ne puis guère le jeûne corporel, mais le jeûne spirituel^
les mortifications intérieures, quotidiennes, je les puis, je les dois.
Puis les bonnes œuvres bien nécessaires, quand on s'occupe de
grandes affaires, quand on veut fsûre de grands biens.
1" septembre. — Il faut mettre à cette fin de volume tout le
soin, tout le temps nécessaires. C'est indispensable, en abandon-
nant le succès à la sainte volonté de Dieu. Relire Esther^ Athake^
Télémaque^ Oraisons funèbres de Bossuet, Sermons^ Politique
sacrée^ Lettres de Féneton; c'est un vrai devoir. Ne pas me presser,,
m'appliquer à écrire; achever ce volume dans la sérénité, avec
loisir; donnant à mon pauvre esprit le temps de s'élever, de
s'éclaùrer, de s'échauffer. Février et mars me suffiront. Bien Csdre,
cela est très important dans ma vie, comme développement et
affermissement de mon esprit, comme conduite, comme bien sûr e(;
grande comme autorité.
15 novembre. — Depuis la Toussidnt, la méditation du del m'a
consolé. Tous ces passages de l'Ecriture dans le bréviaire sont
admirables. Il y a là une lumière, une hauteur, une vérité, une^
vertu cachée qui saisit l'âme dans une foi pleine d'espérance. Oq,
sent que Dieu infiniment bon, infiniment grand, nous traitera de la^
sorte que nous deviendrons un avec lui. C'est la destinée des élus*
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Ll KHJRHAL lHTm Dl IT DOPiHLOOP M
30 novembre. 1*' dimanche de TAvent. — Xai jeté un dernier
regard vers ces belles lomiëres de la TooHsaint, vers ces belles et
saintes figores des bienbenreux qoi, par la mortification et l'anéan-
tissement, ont mérité d'être transformés.
Tout cela est incomparable et doit donner patience ponr les
misères el les contradictions d'ici -bas...
Et pnis j'ai toarné mes regards vers celui qui vient nous cher**
cher pour nous ramener au del et m'oflKr le nK>dèle du dévoue^
ment an travail des âmes. Et je suis entré avec Jde dans l'Avent.
25 décembre. — Tout ce temps de l'Avent a été bien bon« sur-
tout la première semaine. Les méditations do bréviaire... J'ai eu la
tristesse de ne pas dire mes trois bonnes messes de Noél.
Le mal de cette année, c'est l'absence de retraite à la Semaine
sainte, à cause de ma santé alors, et au 8 septembre à cause de
mon grand travail pour le second volume. Mais, mauvaises raisons
et omission très f&cheuse.
1857.
h janvier. — Mon esprit et mon cœur sont ramenés au caté-*
cbisme. Grande douceur de cela. Vœu d'y travailler. Le bon Dieu,
le fond de ses plus grands bienfaits et ma vocation me demandent
ce travail.
5 avril. — Il me faut, Dieu ûdant, deux retraites cette année,
l'année dernière n'en ayant guère ou pas eu. Celle-ci de mon mieux ,
tranquillement et en paix, reprenant tout le passé et le résumant,
ne ffldsant que ce qui est possible. — Pois en décembre, avant
l'anniversaire de mon sacre. — Il s'agit simplement de résumer, au
point de vue de la vie intérieure et de la vie pastorale, les résolu-
tions pratiques de mes retraites passées.
9 octobre. — J*ai surtout à me défier d'une certaine tristesse et
abattement de cœur, de courage, au milieu des déceptions, des
trahisons, des difficultés, des croix et de la nullité de la vie. — 11
y a un triste moment dans la vie : c'est celui ob on en découvre le
terme et où on voit qu'on n'a rien fait et qu'on ne fera rien de
sérieux.
9 décembre. — Huitième anniversaire de mon sacre. Bonne
méditation dans Isaîe. Admirables paroles. La pensée du petit
nombre des élus se présente à md avec grande consolation.
11 déceoibre. — Il y a aujourd'fatd huit années que je suis arrivé
id. Je d<Âs renouveler mon dévouement à ce diocèse : Pier infa-
mimn et bonam famam^ per valtiudinem et invaietndmem.
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Zl LE JOURNAL IIITIME DE M*' DUPANLOOP
1858.
ai janvier. — Je n'ai rien écrit jusqu'à ce jour. — J'ai été au
jour le jour : assez bien« quoique avec médiocre résultat apparent,
soit pour mes arides travaux administratifs, soit pour la préparation
trop écourtée des instructions du Carême. — Il y a eu une certsdne
fidélité assez constante à mes résolutions de retraite. J'y reviens
ce matin avec joie. — La grande résolution à' au Jour le jour^
chaque chose tune après fautre^ est toujours la meilleure, la plus
consolante. Je suis sûr par là de faire ce que le bon Dieu me
demande et, par conséquent, je dois être content.
J'ai relu avec lumière et consolation, ces jours-d, ma dernière
retraite : c'est capital. J'aurais dû y revenir depuis un mois. C'est
se retremper dans la grâce de Dieu même, se fortifier, se consoler.
Le petit séminaire m'a fort occupé. Il faut marcher dans cette
yoie de fermeté, de justice et d'équité, dans une bonté réelle.
Visite à Issy. Profonde et bien douce émotion; que de souvenirs
bénis! quelle paixl quels bons visages I quelle présence de Dieu
partout et si douce I Une petite retraite de trois jours là m'irait bien
au printemps, avec mes cahiers de ce temps-là... Ce bon M. Gos-
selinl Quel travail, quelle persévérance I
17 février. Mercredi des Cendres. — J'entre dans ce Carême
avec joie. Vraie grâce de Dieu. C'est surtout la perspective de
r<Buvre des âmes, de l'œuvre surnaturelle, qui me réjouit et me
fortifie. Cela me fait un peu l'eiïet de l'ancien catéchisme de
semaine. Que Dieu m'y assiste! Ce qui me détermine, malgré ma
santé, c'est la pensée de donner l'exemple à HM. les Curés
d'Orléans et du diocèse pour le soin et le salut des hommes.
Et puis, les réflexions et résolutions de ma retraite sur le
surnaturel.
6 avril. Mardi de Pâques. — Par la grâce de Dieu, le bien inté-
rieur a continué avec le bien extérieur. Les conférences à Saint-
Pierre, les sermons à la cathédrale, ont été bénis de Dieu. Pais la
retraite de la Semaine sainte, au delà de toute prévision. —
J'aurais pu facilement, pendant cette retraite, conserver en entier
la vie intérieure. Le temps y était, et tout en eût été bien mieux. Il
faut m'y remettre tout de suite.
La conclusion de ce qui vient de se passer, c'est qu'il faut toujours
aller en avant en fait de zèle et de bonnes œuvres. — Le surnaturel
donc plus que jamais. Voilà où Dieu m'appelle et me soutiendra.
1& mai. — Je relis ce qui précède et j'ajoute que la vie intérieure
peut et doit toujours être conservée, même en visite pastorale. Seule-
ment il faut un bon livre de lecture attirant le cœur, et Yadoration
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ÎÂ JOURHAL QITIiS Dl M'' OOPiHLOOf 39
du saùii Sacrement. C'est à lûen préroir poor ane antre année. II
est déplorable que cette œuvre si excellente des visites pastorales
se fiaisse sans vie intérieure... Combien mon Carême y a gagné I
3 juin. Jeudi de la Fête-Dieu. — Le bon Dieu m*a inspiré hier
soir la pensée, de méditer, pendant cette octave, sur le ministère
de la première communion que j'ai rempli si longtemps. Il est sûr
que ç*a été la plus grande grâce de ma vie. C'est ce qui m'a fait
ûmer Notre-Sdgneur et la sainte Vierge; c'est ce qui a pris mon
âme. Ces enfants m'ont attaché à Jésus-Christ; leur souvenir est
ineffaçable. J'ai fait faire tant d'admirables premières communions I
angéliques, pénitentes 1 C'est mon bon souvenir; celui par lequel je
me confie le plus volontiers dans la miséricorde de Dieu...
21, lundi. Eu Savoie. — Très belle course de montagne. 11 y a
eu deux aspects magnifiques. L'un sur le lac. Annecy, les Beauges
et le Jura, do haut du col au-dessus de Saint-Germain. L'autre, au
sortir du bassin de fleurs où nous avons dloé sur ces rochers ai
ardus, au-dessus des précipices... L'horizon des montagnes était
immense et admirable, avec des variétés charmantes ou sublimes.
Je n'ai jamais rien vu de plus grand et de plus beau. Le chemin
avait été difficile à trouver et â suivre. Puis descentes sur les cha-
lets par des pentes de gazon, â travers les fleurs. Longue, mais
charmante descente par cette magnifique vallée, une des plus belles
qui se puissent voir. Charmantes maisons, troupeaux de chèvres
bondissantes. Jolis torrents. Rochers de la Tournette...
Le 16 octobre, je m'établis ici, â la Chapelle. — Depuis le
dimanche des Rameaux, vie intérieure toujours médiocre el très
souvent, très longuement interrompue par les courses pastorales,
les voyages, les retndtes ecclésiastiques...
26 octobre. La Chapelle. — Je refis avec profit ma retraite û
utile de Tan dernier... Je reprends sainte Thérèse avec un goût
nouveau et vraiment miséricordieux.
Les vues sur le ciel, uniquement avec les saintes Ecritures, font
quelque chose d'admirable. Bien suivre cette grâce avec respect,
reconnaissance, humilité.
La douceur a ftubli avec ce bon M. H. ^.. Bien prendre garde.
Grâce â la bonne vie intérieure, j'ai pu mieux me résigner à la
sainte volonté de Dieu pour mes maux de tête.
i8 décembre. — Ces trois semaines ont été assez l)onne8.
— Douceur a manqué souvent, bien qu'il y ait quelques efforts,
mais cela ne suffit pas du tout.
Etude â fond des œuvres d'hommes.
« M. Hetsch.
10 JANYism 1902. 3
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34 Ll JOURNAL INTCME DB W' DUPANLOUP
Mes résolutions de 1857 avec les indications de 185i sont excel-
lentes et m'ont déjà bien servi. Je n'ai qn'à les renouveler, qu'à les
relire souvent et à les pratiquer sans interruption. C'est un résumé
net, précis, complet, perfectionné, de toutes mes résolutions des
retraites précédentes. C'est à cela qu'il faut sans cesse revenir. Pour
cela, je viens de ranger tous les cahiers d'oraison et de la vie surna-
turelle dans un ordre plus simple, sous ma main, avec la résolution
pratique. J'y joins uniquement ce qui y manquait. C'est la réso-
lution parfaitement exprimée et détaillée, relative aux interruptions i.
22 décembre. — J'ai consacré ma méditation, ce matin, à la
douceur, et non sans besoin. J'ai relu les pages de 1855 et les
autres; j'ajoute ceci.
l"" Il faut un dossier spécial fût bien tranquillement. — Chaque
semaine après Noël, une ou deux méditations écrites. La concor-
dance et l'Ecriture ssdnte d'abord; puis les passages de saint Fran-
çois de Sales et autres sednts. Copier les plus persuasifs, les plus
adoucissants. — Le dossier fût, le méditer, selon la résolution de
1855, une fois par semaine, au moins pendant mes séjours aa
milieu des affaires.
2* La prévoyance des occasions. — La préparation des paroles
et des conversations. — L'élévation de cœur à Dieu et la prière an
moment. — Le silence, quand cela se peut. — L'ordre en toutes
choses. — Voilà les moyens efficaces.
3* Une mesure d'ordre, de paix et de douceur, c'est ma porte
fermée aux laïques à douze heures et demie, ouverte à quatre
heures et demie. Toujours ouverte à midi, pour le déjeuner, aux
ecclésiastiques... Nul ne peut s'en plaindre. J'évite par là l'encom-
brement qui leur est pénible, qui leur laisse peu de temps avec moi
et m'irrite. Vraie mesure d'ordre et de paix.
V A La Chapelle c'est impossible. L'omnibus décide... Hais le
lieu ûde; on peut recevoir en se promenant.
1859.
11 janvier. — Ces premiers Jours, assez bien sauvé la vie inté-
rieure. — 11 faut bien se résigner quelquefois à des dérangements
d'heure; mais c'est un inconvénient. Faire dès le matin les exerdces
de l'après-midi est une bonne prévoyance; mais l'après-midi en
* Mgr Dupanloup se fait ici un règlement de vie intérieure très détaillé,
très miautieux et à la fois très rigoureux. Il y prévoit tout ce qu'il devra
faire pour que cette « vie intérieure » ne soit interrompue ni par ses visites
pastorales, ni par les voyages, ni même par les retraites ecclésiastiques de
son diocèse.
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U JOOiiâL IMTMf M iriMffilUKir »
souffrira. Chaque partie de la joorDée a besoio de sa naane*
Jaofier asseï fidèle : maU grande fatigue, trarail impossible.
Je fais ces méditations sur le del très prolongées. -^ Je faia la
kttre sur ma première eemmonion '. — Le 15 on le 16« je vaâe
visiter à Paris les csavree d'apprentis. — Je bus à Orléans mai
cinq conférences sur le catécbiî«e. — Lé 6 février, je vais prêcher
i Paris ponr les apprentis.
i8 mars. La Chapelle. — Xai fait des réflexions bien sa||^ sor
moi, sor ma vie et sur la fin de ma vie : Notum /ac mM^ Domitèe^
finem meum et numerum dierum meorum guis est^ tU sciam guid
desii mihi. — C'est bien là ce qae j'ai à demander à Diea ; c'est la
fin de ma TÎe qu'il s'agit de régler, les années de ma vieillesse, si je
dms en avdr. Je puis encore, s'il plaît à Dieu, avcHr dii ans i
employer au service des âmes et rendre utiles tous les travaux
passés. Telle est bien la volonté de Dieu. Mais à condition que j'éta-
blinu ma vie et que je passera ces années dans la paix et la sérénité.
Je n'û plus a inventer, mais à consolider, à résumer, à faire
pradqner, sans violence, avec fermeté et douceur.
11 bkut aussi prendre les gens comme ils sont, sauf l'essentiel.
Tirer d'eux paisiblement le meilleur parti possible, sans prétendre
leur donner ce qu'ils n'ont pas. Bien me souvenir du bon évèque de
Bhxs; me conseiller moi-même comme lui... Rien ne me presse,
nul ne me pousse, ne m'oblige. On sera plus content de moi, plus
heoreux autour et mm, si j'établis ma vie dans la sérénité.
Bien choisir mes occupations. Préférer le général. Elaguer les
détails. Faire travailler chacun. Achever ce qui est commencé, ne
rioi faire de nouveau.
Mais, en première Bgne, que tout soit matériellemenl dans
l'ordre. C'est le seul moyen de voir clair, et d*èire dans la sérénité,
pour Caire chaque chose selon Dieu.
Toujours la sérénité, les hauteurs, la paix de Dieu et Tordre.
Pois, la douceur paisible, gracieuse et silencieuse avec chacun.
L'indifférence chrétienne, je ne puis me conserver que par là '.
J'ai assez bien résolu le repos sacré; mais il faut plus que cela;
il faut le repos naturel, la paix, la douceur, la sérénité dans le tra-
vail et les afTwes. Autrement, je me brûle, je me consume et à peu
près en vsdn. SiuUo labore cormtmeris^ comme disait Jéthro à
Moïse. En vain^ surtout pour l'avenir. Je n'aurai rien achevé, rien
omsommé, rien résumé : ni catéchisme, ni petii séminaire, ni
prédications, ni ordre social. Les années rendent cela bien néces-
* Publiée à la fin de VŒuvre par txctlUnce.
^ Le journal coniient ici une belle méditaiioa sur le repos sacré et sur
V indifférence.
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ie LE JOURNAL MTJME DE M*' DUPâNLOUP
saire. S'il n'en est pas ûnsi, je tomberai et finirai tout à coup et
tristement. Tandis que, dans la paix et la sérénité, il y aurait la
grâce de Dieu, une miséricorde abondante, peut-être la plénitude
des biens auxquels j'ai été employé, et la lumière vraie pour
chaque chose. Hais, pour cela, l'ordre matériel en tout est capital.
Sans chercher au loin le repos, je puis le trouver ici, dans l'équi-
libre de la sagesse et de la paix ; me gouvernant et gouvernant les
choses de haut : In mensura et numéro. C'est, soit à la ville, soit
à la campagne, le meilleur séjour avec les soins, la nourriture et le
sommeil convenables.
Outre le repos sacré qui est, pour l'âme et aussi pour la santé;
il faut, pour la santé, et ce sera aussi pour l'âme, Vindifférence
àhrétienne en toutes choses et Vindifférence naturelle à bien des
choses. Je m'intéresse trop vivement, trop naturellement, trop
humainement à mille choses qui me consument. Il faut Vindiffé-
rence chrétienne en tout. Faire de mon mieux, en paix, et remettre
le bon succès à la sainte volonté de Dieu, â sa divine Providence.
Jamais le bon Dieu ne me demande de me troubler, de m'agiter :
Sollicita es et turbaris erga plurima. Gomme c'est dit pour moi I
Il faut l'indifférence à ce que je ne puis faire, ni faire faire, ni
empêcher. Ce n'est pas la négligence; c'est la sagesse et la soumis-
sion à la volonté de Dieu. Je ne dois pas vouloir tout embrasser,
tout sauver, tout faire à la fois. L'orgueil y est pour beaucoup;
c'est affecter la toute- puissance. Il faut s'en tenir à son petit bien,
qui est dans l'ordre de Dieu et dans la mesure de ses moyens.
Pour cela, laisser aller et fonctionner les choses établies, selon
leur train naturel. Laisser venir les affaires, ne pas courir après.
Continuer, achever tout ce que j'ai fait dans ce diocèse jusqu'à pré-
sent. Faire pratiquer en paix, avec suite, sérénité et dans l'ordre.
22 avril. Vendredi saint. — Bien triste Carême. Course à
Nantes, etc., tristesse me suit. Je n'ai trouvé quelque consolation
et une vraie lumière que dans les trois leçons de Jérémie pour le
vendredi saint. C'est divin, car cela manifeste le plus douloureux
état de l'âme : Effo vir videns paupertatem meam.,. Et toute la
suite, applicable à mon âme mot pour mot. — Les trois leçons du
jeudi saint sont bien la détresse de l'Eglise et de mon diocèse.
27 juin. — Voyage en Savoie et en Dauphiné. — Cantiques
jusqu'à Alby. Grande douceur de ces cantiques chantés le long de
la route, et surtout du dernier couplet du cantique : Les deux ins-
truisent la terre :
Et ma gloire fera connaître
Que le Dieu qui m'a fait naître
Est le Dieu qui m'a sauvé.
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LK JOUBHiL Umm DK M" DUPiNLOOP 37
Je ne poavsôs me Usser de redire ces paroles le loog de la route.
Ce fat une grande bonté de Dien de me fûre sentir cela ainsi. J'ai
bien éproavé, dans ces cantiques chantés ainsi le long de cette route,
que le chant, c'est Tamour. Quelle grâce y est attachée pour moil
Qaelle puissance, quelle douceur de ces souvenirs I Comme je me
retrouve présent dans les lieux bénis, et avec les enfants de béné-
diction que j'ai tant aimés en ces temps-là, soit à Saint- Sulpice,
soit à la chapelle Saint- Hyacinthe, soit à la Roche- Guyoo, soit au
Petit Sémioaire, soit & Gourcellesl
Le chant a cette puissance. Il fait renaître, revivre dans le fond
de Tàme toutes les impressions les plus vives, les plus douces des
temps passés, tous les sentiments les plus grands, les plus géné-
reux. Je ne sache rien qui rajeunisse à ce degré, qui fasse retrouver
à ce point la fraîcheur des impressions de la jeunesse. Je ne pus
cesser de redire ces chants sublimes jusqu'à Annecy, jusqu'à
Menthon même,
5 juillet. Retour. — Bons cantiques encore le long de la route.
Je retrouve ceux de l'Avent : Venez^ divin Messie. Je crois y être
encore. Et Salut^ aimable et cher asile. C'est par ces cantiques que
je puis renouveler les jeunes impressions d'un temps déjà hi ancien.
12. Mardi. — Bonne oraison au fond du parc. Deux bons senti-
ments. — Laisser tout cela, s'il y a un péché véniel. — Par consé-
quent, la joie du cœur et le courage, puisque je veux servir Dieu
uniquement dans l'ordre dé sa Providence.
De ce jour au 11 août, assez bon travail, assez bonne vie inté-
rieure à La Chapelle.
20 octobre. — A Bourbilly, en deux petites voitures, avec le
prince de Broglie, M. et M""* de Montalembert et M. de Meaux.
Le château subsiste : grandes pièces, grandes cheminées, grandes
crcHsées. Chapelle sert de grange Le lieu est en admirable har-
monie avec ce qui s'est passé là, avec cette sainte et grande âme.
Cette vallée est si retirée, si recueillie I... Et cependant rien de
rétréci. Elle inspire le dévouement, le détachement, la séparation
du monde... vers le ciel, seul asile... On comprend, on sent très
iHen comment de là cette âme s'est élevée.
On voit, on traverse le petit bois oii son mari fut tué; où elle
allait pleurer et fit vœu de chasteté; — cette chapelle oii elle pria
tant; — cette cour où. elle recevait les pauvres. On éprouve aujour-
d'hui encore, comme autrefois, une grande douceur intérieure à
voir ces lieux si bénis, et maintenant si abandonnés.
Sainte Chantai y passa huit ans, mariée. Elle y eut six enfants et
accoucha de sa dernière fille, quinze jours avant la mort de son mari.
Puis, un an de veuvage dans la douleur et la plus grande grâce
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3S Ll JOURNAL INTIME Dl M*' DOPANLOUP
de Dieu. Pais y revint chaque année pour les vendanges; sartoat
cette année où elle y servit les pauvres et faillit mourir. Uais« pen-
dant les neuf ans de son veuvage, elle habita surtout Uonthelon,
près d'Autun, chez son beau-père.
J'ai quitté ce lieu avec grand regret. J'aurais voulu y demeurer
plus longtemps, plus seul.
Quel événement fut cette mort I Que d'âmes sublimes sont venues
de 1&; que de jt;unes âmes sauvées!
Et que cette mort fut belle, héroïque, chrétienne dans toute la
force du motl Et toutes les grâces de la suite sont vernies de là...
de cette vallée..., de cette première année de veuvage.
Tout cela fait plaisir â voir après Thorens. M""* de Sevigné, fille de
son fils, naquit là, y fut souvent. Que de lettres datées de Bourbilly I
Dans la Mère de Chaugy, quel touchant rédt de la mort du père
de M""* de Sévignél Tous ces hommes si emportés au duel avaient
des âmes étonnantes pour Dieu, une foi et des retours admirables.
Le baron de Chantai avait eu dix-huit duels avant son mariage. Son
fils, fils de la sainte, servait sans cesse de second. Le marquis de
Sévigné, son gendre, y mourut. C'était aOreux.
17 décembre. — Bon anniversaire de mon ordination; le 18,
anniversaire de ma première messe. Assez bon travail jusqu'au 2&
où le bon Dieu me pousse à répondre à cette brochure ^ L'impor-
tance de la^réponse me vint, à la grand-messe de Nuël... Au crajon,
dans mon bréviaire. L'utilité a été très réelle; il faut en bénir
Dieu.
1860.
Année considérable dans ma vie par de grands travaux imprévus
et toux de Providence; de grandes bénédictions de Dieu au dedans
et au dehors; par une grave expérience des âmes; et enfin par une
bonne retraite pour le présent et aussi pour l'avenir.
Protestation du 30 septembre précédent : Tu es Pelrus... La
vue de foi me décide â quitter tous mes travaux pour détendre le
Saint-Siège Puis le voltime sur la Souveraineté pontificale^ com-
mencé et continué à travers les visites pastorales, les brochures et
le procès, en six mois, fut un terrible travail. Je me levais à quatre
heures et disais ma messe, à quatre heures et demie. Puis, à six
heures, à l'ouvrage jusqu'à dix heures. A dix heures, petit
déjeuner, puis oraison dans la grande salle, clauso ostio, et petites
Heures. Bon et doux repos. Lectures spirituelles en Moines^. Très
douces; lu et relu.
< Le Pape et le Congrès.
* Les Moines d Occident, par M, de Montalembert.
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U JOUUUL lATlMI 01 M*' DUPillLOnP 3»
Samedi 2 juin. — Après ces dix mois d'an si grand travail pour
l'Eglise, après cette pieuse ordination de prêtres voués à la
chasteté et & la sainteté sacerdotale, je partis pour Paris. Je fus
étonné du goût que je trouvai i me remettre i la prière; je regarda
cela comme une grâce et une récompense pour mes labeurs. La
vérité est que jamab je n'ai passé ce long temps de repos dans
une vie plus intérieure, plus surnaturelle, plus appliquée &_la
prière, plus occupée de Dieu, dans le divin, dans l'intérêt élevé... t
sans ennui, sans atonie, sans lectures et curiosités vûnes.
Jeudi 1&. — Le matin, et souvent ainsi depuis dii jours, bonne
méditation sur la sainte Trinité et l'Eucharistie rapprochées. Le
bréviaire est admirable. C'est très beau, saisissant, divin, pour
détacher, désintéresser humainement.
13 juillet. — Admirable journée de bonne volonté, de joie, de
courage, d'espérance. Je n'ai encore jamais mieux senti mon cœur
s'épanouir.
18. Départ pour Menthon. — Je pars et je bénis Dieu. Vue
daire de son œuvre et de ce qui reste à faire, et de la manière de
le £adre. Délicieuse matinée de grâce et de lumière. Je n'oublierai
jamais mon bréviaire de saint Thomas d'Aquin ^ Je l'ai bien sou-
ligné. Ni ma bonne messe. L'après-midi, cantiques sur le Sacré-
C(Bur et l'Eucharistie. Blaintenant encore, quand je chante ces
cantiques et que je me représente tel ou tel enfant, les larmes me
viennent aux yeux. Toutes les fois que je voyais ces enfants fidèles
à Dieu et â la prière, l'amour de Dieu se faisait sentir â mon âme
plus que jamais. La peine de cœur ne venait que quand résistance
ou infidélité. Je ne puis oublier le bonheur, dont j'étais étonné
moi-même, avec lequel je chantsûs, seul dans la montagne, le
cantique du Sacré-Cœur que M. Borderies m'avait appris à aimer,
il y a trente ans, y revenant toujours, le préférant â tous mes
autres cantiques et autres souvenirs, sentant que c'était là l'œuvre
même de cette âme..., ce que je devais sentir, penser et chanter.
Impossible de ne pas voir le bien que cela a fait â mon âme
depuis quatre mois. Jamais quatre mois pareils. Ce cantique
d'adieux, avec quel sentiment, avec quel souvenir vrai, profond de
tout le passé, je le chantai â P. et à l'abbé X, sur cette pelouse,
ce dimanche... La joie de mon âme sur eux et le bien qui se
fadsait en eux me rendait tous les sentiments les plus profonds et
les plus tendres que j'eusse jamais éprouvés autrefois.
II est certûn que l'amour du prochain, l'amour des âmes exdte
* A^ant le retour à la liturgie romaine, la fête de saint Thomas se
célébrait le 18 juillet à Paris et à Orléans.
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40 LE JOURHAL INTIME DE M*' DOPANLOOP
Tamour de Diea, reoflamme. Voici comment cela se fait. Oq a un
fond tranquille, tiède, d'amour de Dieu. Ce fond tout à coup excite
Tamour d'une âme, d'une belle âme égarée, malheureuse, péris-
sante. Cet amour, à son tour, a le désir de la sauver, l'amour de sa
perfection inspire l'amour de Dieu, et en même temps la foi la plus
vive, la plus spontanée, la prière, le zèle ardent, la compassion
tendre. Cela fait l'amour de Dieu le plus éclairé, le plus intelligent
et le plus confiant. C'est ce que produisaient en moi mes caté-
chismes de semaine, mes rentrées au Petit Séminaire, mes retraites,
mes prédications à Saint-Roch, et surtout à Orléans.
Août. — Quelle foi vivel Jamais plus vive, plus simple, plus
spontanée, plus sûre d'elle-même, de ses vœux, de ses conseils;
jamais allant plus droit au but. Qaelle prière I Quelle ferveur!
Quelle assiduité I Quelle confiance I Quelle familiarité avec Notre-
Seîgneur présent à l'autel! Quel entretien os ad osl Quelle parole
entendue! Quel amour de Dieu! Quel réveil inattendu, profond,
entier, de l'amour et de la confiance au cœur de Jésus-Christ!
Quelle dévotion envers la très sainte Vierge! Quel retour immédiat
de tous les sentiments les plus tendres et les plus forts, de la piété
la plus affective! Quel dégoût simple, absolu de toutes choses!
Quelle horreur du mal!
C'est extraordinaire comme mon âme fut relevée par là ; et cela,
sans transition, sans effort, par la seule vertu de l'œuvre qui
s'accomplissait. Ce fut, je suis bien porté à le croire, une manifes-
tation de la grâce.
10. Jeudi. — Ce que j'éprouve, ce que j'ai éprouvé, est inexpli-
cable. Hier, jusqu'à quatre heures, la paix, la joie, la lumière
claire du bien, de l'œuvre admirable, providentielle que Dieu
m'avait lui-mèpie fait faire. La paix pour l'avenir. Cette journée a
été une des plus douces de ma vie, accompagnée des meilleures
résolutions personnelles, des plus grandes depuis dix ans. Et puis,
fatigue. Avaisje trop occupé mon cœur même de Dieu, trop
chanté ces délicieux cantiques? Le serrement de cœur se laisse de
nouveau pressentir.
1861.
Février. — J*ai devant moi neuf semaines pour le travail, le
soin pastoral, l'ordre en toutes choses. En bien profiter; ne plus
me laisser traverser par rien. Et aussi pour la bonne vie intérieure
et l'étude de Notre- Seigneur.
16. Samedi. — Bonne oraison. Je ne dois pas céder aux répu-
gnances et aux obstacles, et tenir ferme, pour faire, la plume à la
main, mon oraison sur Notre- Seigneur et sa bonté... Coûte que
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LP JOUBHAL Umn DE M" MIPÀlfLOOP 4t
coûte; sèchement, s'il le faut. Ce matin me proave qne la grâce de
Dien n'en est pas absente.
25 février. — J'ai passé ces cinq jours dans un grand travail.
Ces tristes réfutations du mal me coûtent beaucoup. La paix de la
vie intérieure est bien meilleure, je vus tâcher de la reprendre.
28. — Mgr de Poitiers au Conseil d'Etat, et projet du C. Leg...
n fant regarder Dieu.
10 mars. — J'ai visité hier les Petites-Sœurs des pauvres. Le
soin de ces infirmes, de ces vieillards est quelque chose de divin.
On sent Dieu entre soi et ces pauvres gens. C'est la vnde charité
qui est là et qui révèle Dieu.
Du 19 an 29. — Préparation du discours sur l'Irlande. Je le
prêche le 29. Grande fatigue..., mal préparé... Retour immédiat.
15 avril au 10 mai. — Départ pour grande visite pastorale
jusqn'an 7 maL J'ai été assez fidèle à la vie intérieure, tout ce
temps, avec les trois volumes de sainte Thérèse. — Préparation du
discours pour le comice agricole. Grand mouvement de nos fêtes...
— Tous ces discours et ces afiaires publiques nuisent bien à la vie
intérieure... C'est comme une arrière- pensée. Je suis assez fidèle
à mes exercices, mais il y a comme un fond troublé..., la manne
n'est plus sentie. — Ja m'occnpe beaucoup de réaliser mes études
diocésaines. Mon oraison là-dessus : pour desiderata diœcesana.
Juillet — J'ai été presque toujours souffrant, très souffrant de
la tète; Sainte Chantai m'a soutenu. Exercices assez fidèles. Au
fond, tristesse; pas assez de résignation.
Rien ne me presse plus. Il n'est vraiment plus question pour
moi qne de fdre chaque jour ce que veut le bon Dieu, au jour le
jour, très fidèlement. Mais sans m'attrister, quand je ne le puis
faire. Tâcher de finir opm meum en tout; comme je l'ai admira-
blement réglé l'an dernier, mais sans y tenir.
Dieu a fsdt pour moi plus que je ne méritais. Il m'a employé
bien au delà mille fois de mes possibilités. Il m'a rendu tout à coup
des forces inconcevables. Il faut donc avoir confiance et être dans
une indifférence d'abandon à la sainte volonté.
31 octobre. — La Chapelle. Mettre l'ordre avant tout dans mes
papiers, dans les affaires et dans le diocèse. — Faire une bonne
retraite, où : l'amour de Dieu le matin, et l'ordre l'après-midi; pen-
dant dix jours. Accomplir de plus en plus toutes ces grandes et
excellentes résolutions de l'année dernière; en un mot, travailler
humblement à finir ma vie.
La fin prochainement.
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LES
L'
L'AFFAIRE MOMMSEN-SPABN
11 y a quelques mois M. Varrentrappt professeur d'histoire
moderne à^runiversité de Strasbourg, quitta le pays d'Alsace poar
aller occuper une chaire analogue à Tuoiversité de Marboarg. En
vertu de^son droit de présentation qu'elle exerçait depuis l'origine,
la ^ faculté^ de philosophie proposa au gouvernement la liste des
quatre noms^ suivants : Marcks, Scbâfer, Meinecke, Bachfahl. C'est
parnû ces candidats que le Statthalter du Reichsland devait choisir
le^ successeur de M. Varrentrapp : sdnsi le voulait la tradition. Or
vers la fin des vacances une nouvelle imprévue ^iot surprendre les
autorités universitaires de Strasbourg. Le gouvernement nommait,
il est vrai, M. Meinecke, qui est protestant; mais il créait en même
temps une seconde chûre d'histoire moderne et celle-ci fut confiée
au docteur Spahn, qui est catholique. La nomination de Spahn
irrita vivement les professeurs de l'université alsacienne. Etait-ce
parce qu'ils sont tous protestants, — sauf un, — dans une pro-
vince où les A/5 de la population pro ressent le catholicisme? La
présence de cet intrus constituait-elle une menace à leurs yeux?
Toujours*est-il qu'ils étaient résolus à se défendre énergiquement
envers et contre tous. Croyant ou feignant de croire que les
nunistres seuls étaient responsables de ce crime de lèse-université,
ils portèrent directement leurs doléances au pied du trône impérial.
L'empereur avait le droit et le devoir de réparer les fautes de ses
représentants.
La réponse de Guillaume Il'ne se fit guère attendre. Tandis que
les professeurs strasbourgeois se flattaient de la douce espérance
d'une prochaine victoire, le gouverneur d'Alsace-Lorraine recevait
une dépèche ainsi conçue : «^J'ai signé aujourd'hui les lettres
patentes du docteur Spahn. Ce sera certainement un excellent
professeur pour l'université. Je me réjouis de pouvoir ainsi réaliser
les vœux de mes Alsaciens-Lorrains et leur prouver, à eux et &
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L-iFFilU MOIMSEll-SPiHA U
toos mes sajets catholiques, qae les capacités scieotiCqaes, quand
elles sont basées sar le patriotisme et la fidélité k l'empire, seront
toojonrs otilisées par moi pour le bien et la prospérité de la patrie n .
Uq coap de fondre en un del serein n'aurait pas produit pins
d'effet I Non seulement l'empereur étût d'accord arec l'administra-
ûoo, il insistait encore sur les motifs qui avaient inspiré sa con-
doite et se faisait un litre de gloire de la nomination du docteur
Spabn. Quelle déception et quel écrasement I PouTait-on rester sous
le coup d'une pareille défaite? L^emperear aurait-il le dernier mot et
les catholiques jouiraient-ils paisiblement des faveors du souTerain?
Certes, non. La science allemande, qu'on traite avec cette désin-
Tolture, fera entendre des protestations qui étonneront l'univers.
Dans les pages qui vont suivre on tâchera de retracer les péri-
péties de cette campagne homérique menée contre Guillaume IL
1
La nomination du docteur Spahn et la dépèche explicative de
l'empereur provoquèrent dans le monde des universités une colère
sourde qui n'attendait qu'un moment favorable pour faire explosion.
Blessés dans leur orgueil, furieux de leur échec, les professeurs ne
respiraient que haine et vengeance. Mais quelle forme donner à
leurs sentiments? Gomment atteindre le grand coupable sans
s'exposer à des représailles? Qui surtout oserait attacher le
grelot? On a beau avoir entassé brochures sur volumes, pénétré
tous les arcanes de la nature, en un mot, être un savant, on n'est
pas pour cela un héros.
Le héros cependant se trouva : ce fut le professeur Momoisen, de
l'université de Berlin.
Mommsen passe à juste titre pour l'un des plus grands historiens
allemands du dii-neuvième siècle. Son Histoire romaine^ son
Corpus inscriptionum Laitnarum^ son édition du Liber pontifi-
calis^ sont des monuments durables admirés par toute l'Europe. A
ces titres scientifiques s'ajoutent l'auréole des cheveux blaucs —
il est dans sa quatre-vingt-unièoie année, — et le prestige d'une
longue carrière pédagogique glorieusement remplie. Le nom de
Mommsen est devenu synonyme de science.
Célèbre par ses travaux d'érudition, l'historien de Rome l'est
presque autant par sa prodigieuse aptitude k mettre partout les
pieds dans le plat, si j'ose ainsi m'exprimer. Un de ses confrères,
H. Houston Stewart Chamberlain, écrivait ces jours derniers :
c Mommsen réussit k rendre mauvaise la meilleure des causes. Ses
articles de jonroanx sont la terreur de tous les hommes de bon
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41 LES UNIVERSITÉS ALLEMANDES GONTRB L'EMPEREUR
sens... Sourd, raide, têtu, comprenant tout de travers, le vénéré
vieillard ne peut toucher à une question politique sans tout
bouleverser et tout gâter. » Portrait peu flatteur sans doute, nuds
M. Chamberlain prouve qu'il n'est que trop fidèle!
Ce savant si brouillon s'irrite avec une extrême facilité et quand
il croit apercevoir un ennemi, il fonce droit sur lui, perdant toute
mesure, oubliant toute convenance, se moquant de toute sagesse.
Il y^a une vingtaine d'années, il s'attira un procès retentissant
parce qu'ir avait injurié le prince de Bismarck dans une réunion
populaire. Devant ses juges, il se défendit avec cette déclaration
êtonnante^qu'il n'avait point visé le chancelier. Le tribunal sourit
de tant'de naïve inconsdence et prononça l'acquittement. Vers la
ijième époque, Mommsen se trouvait un jour à la bibliothèque vati-
cane avec plusieurs autres étrangers. Tout à coup, Léon XllI fait
son apparition dans la salle de travûl. Gomme de juste, on se lève
pour saluer et honorer l'auguste vieillard; Mommsen seul reste
assis, au mépris de la plus élémentaire politesse. L'incident causa
une rumeur assez vive dans les journaux de Rome. Mommsen s'ex-
cusa après coup en disant qu'il ne s'était pas aperçu de la présence
du^Pape. Au Vatican on sourit et on se déclara satisfait.
C'était bien l'homme qu'il fallait pour se mettre à la tète d'un
mouvement dirigé contre l'empereur. Lui seul avait assez d'audace
et assez d'autorité 'pour tenter l'entreprise. Lorsque les aigrefins,
qui voulaient organiser le coup sans se compromettre eux-mêmes,
lui proposèrent le rôle bruyant de sonnailler, il accepta avec un
juvénile empressement. De ce style emphatique qu'il a emprunté
à son ennemi] personnel, Cicéron, il écrivit un ronflant manifeste
destiné à sauver la science et à effrayer le gouvernement. « Dans
'3S milieux universitaires, dit-il, on a le sentiment que nous subis-
sons une dégradation. Notre force, c'est la recherche libre et
désintéressée, une recherche qui ne se laisse pas tenir en lisière
par le parti-pris et les préjugés, et qui ne s'abaisse pas à des
complaisances politiques, mais accepte en toute sincérité les con-
clusions de la logique et de l'histoire, — en un mot, la véracité.
— C'est de l'amour de la vérité que s'autorise notre estime de
nous-mème, notre honneur professionnel, notre influence sur la
jeunesse. C'est de lui que procède la science allemande, qui a con-
tribué si noblement à la grandeur et à la puissance du peuple
allemand. Celui qui y touche met la hache à la racine de l'arbre
géant, sous l'ombre protectrice duquel nous vivons, et qui offre
ses fruits à l'admiration de l'univers.
<c Ce coup de hache, c'est la nomination de tout professeur d'uni-
versité dont le libre examen est étroitement limité. Le parti-pris
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L*APPÀ1II MOMMSIR-SPàHI 4S
reli^eux est le plus mortel eDnemi des universités. Choisir un
professeur d'histoire, de philosophie, qui doit être catholique ou
protestait, qui doii rendre des services k sa confession, qn'est-ce
faire, en yérité? C'est imposer au nouveau maître l'obligation
d'arrêter son activité scientifique là où les conséquences cesseraient
de s'accorder avec un dogme religieux; c'est interdire i ThistcNrien
protestant de mettre en pleine lumière la prodigieuse œuvre intd-
lectuelle de la Papauté comme k l'historien catholique d'apprécier
à leur juste valeur les profondes pensées, la portée immense de
l'héréâe et du protestantisme. Cruel témoignage de misère que
les confessions se rendent k elles-mêmes lorsqu'elles défendent i
leurs fidèles de s'instruire chez un professeur d'une autre religion,
l(Nrsqu'elles leur enjoignent, comme unique moyen de salut, de se
boudier les oreilles. Il y a là un danger qui menace les universités
et la nation. Au début, le chancre peut être extirpé; plus tard, le
mal est inguérissable.
« Puisse le jeune homme qu'une vocation universitaire amène sur
ce ternûn difiScile, se souvenir toujours que la première condition
d'un réel succès est le courage de la véracité I Qu'on le sache, le
fanatique incapable de saisir le vrai n'a rien k faire à l'université,
et encore moins le savant dont la religion est essentiellement
ministérielle. Sans doute, ses travaux scientifiques peuvent être
très remarquables; mus il doit se résigner i être honteux de lui-
même. Il n'inspirera aucune estime à ses collègues ni k des jeunes
gens fort sensibles à la beauté morale.
<f Pour éviter toute méprise, ajoutons qu'ici nous n'envisageons
que la question des principes : est-il juste de disposer des chaires
d'université (en dehors des facultés de théologie) d'après des
considérations religieuses et en violant la liberté de conscience?
Quelle est, dans chaque cas particulier, l'attitude du nouveau
professeur vis-à-vis de sa religion, dans quelle mesure il veui^ doii
ou peui être catholique ou protestant, ces problèmes n'ont pas à
être soulevés. L'atteinte portée à l'indépendance des universités
reste la même : peu importe que, dans la pratique, elle vise l'une
ou lautre confession, l'une ou l'autre tendance.
« Puissent ceux qui sont appelés à décider de la nomination des
professeurs demeurer convaincus que la recherche désintéressée,
c'est-à-dire la droiture et la véracité du savant, constituent le
palladium de l'enseignement universitaire! Puissent- ils se garder
de cette défaillance, qui ne saurait être pardonnée, du péché contre
je Sahit- Esprit I... »
Cette page, qu'il a fallu citer tout entière, n'est pas d'un style très
lumineux ; mais elle est claire tout de même, si claire que la presse
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46 LES ONlVERamtS M.Lnii]a>KS GMITBI L'EMPEREUR
de Berlin De se soudait point de la publier. Ce fut un journal de
Munich — les Neuesten Nachrichten^ — qui laoça la protestation
du vieil historien. I^'il est dangereux de critiquer les actes de
Temperenr dans le voisinage du palais impérial, on peut impu*
nément se donner ce luxe dans la capitale des Wittelsbach. La
prose solennelle de Moinmsen n'eut rien & crûndre dans les
colonnes du Neuesten Nachriehten.
La lettre parut vers le milieu du mois de novembre. Ce fut
aussitôt du délire dans les milieux savants de Munich. Dès le
16 novembre, quatre-vingt-cinq professeurs ordinaires de l'uni-
versité, — à peu près tous, — envoyèrent une adresse de félici-
tations à Mommsen.
« Au soir d'une vie glorieuse, dirent-ils, d'une vie vouée au cuite
de la science, vous faites une déclaration vive, franche, audadense,
comme toute votre œuvre, si grande devant l'nnîvers. Quel est le
legs précieux de nos nobles ancêtres, le principe dont vit la sdence
et qui fait la supériorité des universités allemandes sur celles du
monde entier? L'impartialité des recherches scientiGques. Vous
exprimez le vœu que cette impartialité ne reçoive aucune atteinte
de nos successeurs. Convaincus que nous avons le devoir de veiller
jalousement sur un tel héritage, nous vous disons de tout cœur :
MerdI »
Ce merci, dont ils étaient exclus, empêcha de dormir les pro-
fesseurs extraordinaires et les Privat-docenten de l'université
munichoise. Le 27, ceux-ci écrivirent de leur côté au « Nestor des
universités allemandes » pour lui témoigner leur enthousiaste
gratitude. Voici leur dépêche, dont le style manque peut-être un
peu de simplicité :
«c Des considérations étrangères k la sdence ne doivent pas
influer sur le choix des professeurs : ce prindpe, vous l'avez^
proclamé avec la grande autorité qui s'attache & votre nom. Vous
nous invitez à sauvegarder l'indépendance de nos recherches et
de notre enseignement comme le palladium de notre vie intellec-
tuelle. Cet appel a retenti dans tous les milieux où l'amour de la
vérité préside aux travaux scientifiques. La vaillante parole que
vous avez prononcée pour la défense de la liberté scientifique
nous a tous fait vibrer. Puisse notre reconnaissance vous en fournir
la preuve I »
Le branle était donné; les deux autres universités de la Bavière
suivirent l'exemple de Muoich. Le 23 novembre, les 31 profes-
seurs de celle d'Erlaogen annoncèrent à Moounsen que «c ses
paroles courageuses avaient trouvé un puissant écho parmi eux ».
La veille, 33 professeurs de Wurzbourg lui avaient adressé leur
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L'aFFàUI MOmUIM'SPiBff 47
chalenreiifie adhésion et prolesté étoqnemment contre « la dépen-
dance confessionnelle qui menaçait les universités ».
Après la Bafière, ce fut le tour de la Saxe. &9 professeurs de
l'uniTersité de Leipaig déclarèrent que « la liberté de la science
n'adn^ttait aucune barrière », qu'on « repoussait l'ingérence du
dehors, d'où qu'elle vint ». — a Dans la lutte pour la liberté de la
sdence, nous serons avec vous. »
Ainsi parlaient également &0 professeurs de l'université de
Giessen, dans le grand-duché de Hesse-Darmstadt. Partout la
même phraséologie creuse sur les recherches libres, sur le palla-
dium de la science» sur l'intervention abusive de la confessionalité.
Dans le grand- duché de Bade, il y a deux universités : Hei-
delberg et Fribourg. Heidelb^g, avec ses 58 professeurs, fut une
des premières à louer « la jeunesse pleine de verve, le courage
intrépide » avec lesquels Mommsen est entré dans la lice quand il
s'est agi de défendre les droits de la science allemande »I
A lëna, dans le duché de Saxe-Weimar, 34 professeurs des
diverses facultés, « effrayés du danger que court la science »,
annoncent à Hommsen qu'ils combattront courageusement à ses
côtés pour défendre l'idéal de la liberté »I
L'enthousiasme n'exclut pas la prudence. Les universités prus-
siennes, — trop rapprochées de l'empereur, — laissèrent d'abord
les Bavarois, les Saxons, les Badois, les Weimariens, les Hessois,
jeter toutes leurs flammes et attendirent les premiers résultats
de la Fronde sdentiiique. Qu'est-ce qui allût SS; passer i Berlin?
Gomment Guillaume II prendrait-il ces taquineries de professeurs
colériques? On l'ignorait et on s'imposait une sage réserve dans
« le royaume de la crainte de Dieu ». Contre toute attente, le
souversûn assista avec une tranquillité méprisante k cette tempête
qui agitait la mare pédagogique. Il n'y eut point de martyrs de
la science.
La certitude de ne courir aucun péril, — on pourrait dire
l'espoir de l'impunité, — entraîna & leur tour les universités
prussiennes dans la révolte ouverte. L'extrême Nord ^donna le
signal du dégel. Les 55 professeurs de l'université de Kiel protes-
tèrent avec Mommsen contre « une nomination qui constitue un
danger pour le principe de la libre recherche ». — « Point de
chaires nouvelles, s'écrièrent- ils, si elles doivent revenir j& une
confession déterminée. »
L'université de Breslau fournit également son contingent à
l'armée des protestataires. 36 professeurs sur 6& élèvent la voix
en &veur « (te la libre recherche qui écarte les idées préconçues ».
dette adresse a cela de piquant qu'elle est dgnée par plusieurs
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48 LIS UmViRSlTÉS ÂLLBIIAIIDIS GCWTRE L'UfPIBEUR
professeurs de théologie. Etrange théologie, celle qui n'a point
de base dogmatique I
A l'université de Kœnigsberg, on hésita quelque temps avant de
prendre un parti. Finalement, &7 professeurs ordinaires, extraordi-
naires et Privât' docenten se décidèrent à envoyer des félicitations
et des promesses à Mommsen.
Plus difficile encore fut l'entente à l'université de Bonn. Com-
ment attaquer, — même indirectement, — un acte de l'empereur
dans une ville où le kronprinz fait ses études? Même si les profes-
seurs partageaient la manière de voir de Mommsen, le sentiment
des convenances les empêchait de rédiger ou de signer une adresse
frondeuse. Ainsi en jugeaient la plupart d'entre eux, et ils prirent
la résolution de s'abstenir. Il n'y en eut que 33, — sur 100, —
qui passèrent outre et se rangèrent autour de Mommsen.
Gœttingue et Marbourg complétèrent la série des universités
prussiennes qui prirent part & ce qu'on a appelé le « Mommsen-
Rummel ».
A l'université de Strasbourg revenait naturellement une place
privilégiée dans la grande bataille. N'étaient-ce pas son honneur
et sa liberté qu'on défendait contre les empiétements de l'empe-
reur? N'était-ce pas pour elle que Mommsen avait pris la plume,
j'allais dire l'épée de combat? Les professeurs de Strasbourg
aorûent donc dû être les premiers & se mettre aux ordres du
généralissime de la science libre. Pourquoi préférèrent-ils jouer le
rôle du fameux Landsturm de Krmhwinkel? L'explication est très
simple, ils l'ont fournie eux-mêmes. On se battait pour eux, ils
trouvaient inutile de s'en mêler. A la fin de novembre, ils écri-
virent à Mommsen : « Votre manifeste en faveur de la liberté
exprimait si bien nos sentiments que nous avons d'abord jugé
inutile de rien ajouter à vos paroles retentissantes. Depuis, vos
courageuses déclarations ont trouvé un écho enthousiaste dans la
plupart des milieux universitaires; mais, ailleurs, on les a mal
interprétées et on les a combattues. Ces drconstances nous obligent
k vous dire que nous vous avons bien compris. Soyez-en assuré,
vos paroles et l'adhésion que leur ont donnée nos universités ont
fortifié notre courage et éclairé notre conscience. Nous lutterons
sans défaillance pour l'idéal de la recherche libre, étrangère à tout
parti-pris. Puissions- nous conserver longtemps encore le guide
précieux qui montre le chemin de l'honneur à tous les maîtres des
universités allemandes ! »
Cette démarche un peu tardive des Strasbourgeois causa un
plaisir très vif à M. Mommsen. C'était comme s'il avait retrouvé un
corps d'armée disparu sur lequel il n'osait plus compter. La
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Vkftmi HQIflIBBhSPilR »
harangue qa'il lear enToya le 1*' décembre déborda d'espérance,
de tendresse, non sans une fine pointe de mélancolie.
« Votre nniTersité, leur écrit- il de Charlottenbourg, a qn deroir
particuliërement diflScile k remplir, elle qui méritait plus de bien-
Teillance qae tonte antre. De cruelles épreuves tous sont imposées;
il faut les supporter avec patience. Pour votre consolation, songez i
tous ceux qui, hors d'Alsace, sont de tout cœur avec vous, à ceux qui
parlent, comme & ceux, plus nombreux, qui gardent le silence. »
Le silence I Voilà ce que M. Monmisen supporte le moins,. et
comme il a donné le signal et le ton des explications, il y a,
depuis deux mois, un déloge de paroles professorales i travers
tonte TAUemagne. On ne peut ouvrir ni un journal ni une revue
sans y tronver quelque long et lourd article consacré k la science
libre on à l'ingérence cléricale. Avec les chefs-d'œuvre épars de
cette prose aussi docte qu'indignée, on remplirait de gros in-folios.
Je n'essaierai pas de résumer ces polémiques universitaires, où
la crainte du Seigneur se mêle dans une si heureuse proportion à
la sainte liberté des enhnts de Y Aima Mater. Le lecteur ne me
saurait aucun gré de ce travail fastidieux. Qu'il me suffise de citer
l'un on l'autre article qui aura une valeur en quelque sorte repré-
s^tative, ou qui sera conçu en termes moins savamment et moins
systématiquement obscurs.
Un des plus étranges est sans contredit celui que le professeur
Michaelis, de Strasbourg, a publié dans le Lotse de Hambourg.
Doyen de la faculté de philosophie, M. Michaelis a pour domaine
ordinaire l'archéologie où il excelle, s'il faut en croire les juges
compétents. Il vivait tranquillement dans le passé et ne songeait
pas à mal quand est survenu l'événement lamentable qui a mis
l'Allemagne en émoi.
C'était dans la douceur d'une paisible nuit; M. Michaelis se
trouvât en vacances comme tons ses collègues et jouissait de
l'agréable fraîcheur des montagnes. « Tout à coup, — c'est presque
le songe d'Athalie, — le curateur de l'université de Strasbourg
nous surprit par l'annonce de la nomination simultanée de deux
professeurs d'histoire, M. Meioecke et M. Spahn. Rien ne justifiait
ce dédoublement de la chaire d'histoire moderne. Un seul pro-
fesseur suffisait et nous avions proposé une liste de candidats qui
ofiraîent toutes les garanties que l'on pouvait souhaiter. » Hélas 1
on n'en a pas tenu compte. La violence est donc évidente et la
faute très grave. On a rompu avec les glorieuses traditions de
l'univeraité de Strasbourg qui, jusqu'à présent, choisissait libre-
10 JAHVIER 1902. 4
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£0 LES UNlVERSntS ALLEMANDES GOIfTRB L'£MPEREIJR
ment ses proresseurs. A qui la responsabilité de cette rupture?
M. Blichaelis n'hésite pas : le coupable est à. Berlin. « C'est le
régime prussien qu'on a introduit dans notre université. La per-
sonnalité dirigeante de l'instruction publique en Prusse a collaboré
à cette innovation, bien que le ministère prussien n'ait officielle-
ment rien à faire avec le Reichsland. » M. Micbaelis trace d'une
plume émue le tableau des ravages terribles que ce bureaucrate
prussien a déjà causé dans les universités. Gela fait frémir. «... Le
droit de présentation est devenu illusoire; la tyrannie ministérielle
gouverne les hautes écoles; les moyens dont on use sont la
grossièreté, les intimidations, les menaces, les reverses qui limitent
la liberté des professeurs. Plus de confiance réciproque, rien que
la force matérielle. Vestigia terrent... Qui donc oserait reprocher
aux professeurs de Strasbourg d'envisager avec inquiétude celte
ingérence prussienne {Einwirkungen von drùben)1 » — « A
Berlin, on ne se contente pas de supprimer les privilèges des
universités, on y introduit, en outre, la politique confessionnelle
en nommant à la fois un professeur protestant et un professeur
catholique. Et dans quel but? Nul doute; on a voulu donner
satisfaction aux exigences ultramontaines, au centre catholique,
qui est le parti le plus important des Chambres... Nous avons tenu
à dénoncer l'immense péril que créait cette condescendance, et
nous nous sommes adressé directement à l'empereur. » — « Ce
qui est en cause, c'est la liberté même de la science. L'historien
catholique n'est pas libre et ne peut pas l'être; il ne saurait donc
avoir les mêmes droits à l'université I »
En terminant, M. Micbaelis s'écrie d'un ton pathétique : « L'uni-
veràté de Strasbourg, cette fière création de notre premier empe-
reur, est devenue une denrée commerciale avec laquelle on achète
le centre et le clergé catholique d'Alsace- Lorraine. Oix allons-nous? »
Cette mercuriale, dont nous avons à peine effleuré le contenu, a
été reproduite et commentée par toute la presse allemande; ce qui
prouve que l'oppression prussienne n'est pas aussi forte que
H. Blichaelis le prétend.
Le collaborateur strasbourgeois du Lotse cultive le genre véhé-
ment, comme on vient de le voir. Dans la Zeit^ le pasteur protes-
tant Naumann essaie de manier l'ironie et, plus courageux que
M. Blichaelis, il prend pour cible la personne même de l'empereur.
« Uempereur fait tout^ dit-il. Il donne à l'université le docteur
Spahn, il donne au Friedrichshain un projet de fontaine monu-
mentale; il n'est pas seulement généralissime des armées de terre
et de mer, chef suprême de la politique extérieure, protecteur
suprême de l'industrie, du commerce et de l'agriculture, évêquo
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L'AFFittl MOmnU-SPBil 51
sapiAoïe de TEgliae éviiBgéfiqoe; non, il est do plus directeur
avpième des arts et des sdences. A ses pieds soot prostomés Ares,
Athénée, Poràdon, Apollon et tontes les Muses. Il a du tomps
pour toutes choses, et ses ministres sont rédnits an rang de simples
maiMBuyres. Do fond des siècles remonte le mot célèbre : « L'Etat
c'est moi... » Cette activité universelle présente un danger énoroie.
Craies, on ne me soupçonnera pas d'être trop peu impérialiste. Jecon*
sidère l'époque de Guillaume II comme une nécessité, mais il ne faut
pas que cette époque voie périr tonte énergie gonvernementale
cbe2 le penple allemand. L'empereur représente l'ensemble de la
nation au dehors. A cet effet, on lui reoiet hommes et argent entre
les mains. Mais quand il s'agit des universités on du budget d'une
ville, l'argent ne lui est pas confié pour que toute autre volonté
qoe la sienne soit supprimée dans le pays. A supposer même qu'il
eût raison dans l'affaire Spabn, — cela est possible, mab nullement
certain* — l'autorité impériale ne peat que perdre en s'attacbant à
de petites choses. »
Il était imprudent de s'attaqnerau directeur ministériel, M. Althof,
comme l'a fait le professeur Michadis; il était dangereux de prendre
à parde l'empereur Guillaume, comme l'a fait le pasteur Naumann.
Le professeur de théologie Nippold, de l'université d'Iëna, trouva
un terrain plus sûr et plus propice; il tourna ses armes contre
FEglise caiboUque. Quand on peut choisir ses adversaires, il vaut
mieux se ruer sur ceux qui ne disposent pas du bras séculier.
Le procédé n'est peut-être pas très héroïque, mais l'avantage est
mdénîable. Sous le titre : BUioriem mfailUbilistei ou catholiques^
le théologien protestant Nippold publia, dans les Neuesten Nach-
riehien de Munich (5 décembre), un article plein de fiel, plein de
flmuvaise foi aussi. Quelques petits fragments de cette étudo édifie-
ront le lecteur sur les visées et les tendances du professeur d'Iéna.
* A Dieu ne plaise que M. Nippold condamne l'Eglise catholique
en général on qu'il la considère comme l'ennemie du progrès I II
fut un temps où les savants catholiques avaient leur place marquée
au soleil de la science allemande. C'était avant le conôle du
Vatican. Mais le dogme de l'infaillibilité a tout changé, tout
anéanti I « Ceux qu'avant le condie on nommait les grands histo-
n&ùB catholiques, ont joué dans l'Université un rôle très important
^ très original. Il suffit de rappeler les noms de Cornélius et de
Kampfschulte. Ces deux professeurs de la faculté de philosophie
figurent tout naturellement à côté des admirables historiens de
l'Eglise : Dœllinger, Reusch, Langen, Friedrich, Baltzer, Reinkens,
Weber, et tant d'autres théologiens qui seront dans l'avenir la
gloire de l'Eglise catholique. Il faut leur adjoindre maint historien
I
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11 LIS U191V£RS1TÉS ALLEMANDES GOUTRE L*BMPBRIOR
qui n'a pas appartenu k rUniveraité, par exemple, Zwimgiebl et
Stumpf. Et peut- on oublier l'historien du droit canonique, M. de
Schulte? Tous ces hommes ont été des historiens catholiques
fidèles à leurs convictions. »
La tendresse de M. Nippold pour tous ces savants catholiques
vous étonne peut-être. En effet, on n'est pas habitué à entendre
les théologiens protestants parler sur ce ton attendri de nos histo^
riens catholiques. L'explication de la largeur d'esprit de M. de
Nippold est très simple. Tous les noms qu'il vient de citer sont
des noms d'apostats. M. Nippold les aurait41 également élevés
jusqu'aux nues s'ils étaient restés fidèles à l'Eglise?
Citons encore un court passage de son article : <c Nous l'oublions
trop facilement aujourd'hui, le concile du Vatican a proclamé quel-
ques dogooies nouveaux. Leurs conséquences apparaissent chaque
jour plus clairement, surtout depuis l'encyclique de Léon Xlll sur
saint Thomas. Ou bien dites-moi quelle est la situation des histo-
riens catholiques actuels qui ne veulent pas laisser les Monsignori
de rindex donner une tournure orthodoxe à leurs œuvres et qui ne
savent pas se soumettre avec toute l'humilité désirable? Est-il besoin
de rappeler comment on a traité le professeur Schell, de Wurzbourg,
le professeur Funck, de Tubingue, et (malgré son hymne en l'hon-
neur de l'Inquisition) le professeur Schrôrs, de Bonn? h
Est-ce assez clair? Schell, Funck, Schrôrs (auxquels il joint
Kraus, de Fribourg), sont les seuls savants catholiques qui trouvent
gr&ce aux yeux de Nippold. Contre les autres, l'ostracisme de
Mommsen est parfaitement justifié. Pourquoi M. Nippold accorde-
t-il une situation privilégiée à ces quelques savants catholiques?
Leur fait-il l'injure d'espérer qu'ils ressembleront un jour à la
génération précédente qui marchait sous la bannière de Dœllinger?
Rien ne l'autorise, — pas même les conflits avec l'Index, — k
penser si bassement de ces philosophes ou de ces historiens.
Il est superflu de citer d'autres échantillons des articles violents
ou sournois dirigés contre l'empereur, le gouvernement, la science
catholique, à propos de la nomination de Spahn et de la lettre
de Mommsen. Tout ce qu'on a écrit à ce sujet se rattache à l'un des
trois genres personnifiés par Michaelis, Naumann et Nippold. Avec
des dosages un peu différents, ce sont partout les mêmes argu*
ments quand ce ne sont pas les mêmes injures ou les mêmes
perfidies,
II
- Le pronuîiciamiento universitaire dont nous venons d'esquisser
les principaux actes visait à la fois le gouvernement et les savants
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L'JirFAlRfi lOnSBR-SPABN 53
catholiques. On en Toalait an ministre, — on plutôt k Tempereiur,
— d'a?<nr nommé le docteur Spabn* et k la sdence catholique
d'avoir triomphé dans la personne du jeune professeur. Avec quelle
àpreté le combat fut mené* nous Favons vu dans les pages qui
précèdent.
Les savants catholiques ne pouvaient rester sous le coup des
imputations odieuses dont ils étaient l'objet. La nécessité de se
défendre s'imposait. Ce fut le baron de Hertling qui ouvrit le feu.
Membre du Sénat bavarois, député au Reichstag allemand, prési-
dent de la Société Gœrres, philosophe de profession, diplomate au
besoin, écrivain habile et orateur toujours écouté, M. le baron
de Hertling était le champion désigné pour relever le gant jeté i la
faice des catholiques par l'illustre historien de Berlin. Il le fit avec
toute la distinction d'un grand seigneur et toute la supériorité d'un
vrai savant.
Quoique Hommsen soit professeur à Berlin, l'assaut livré au
catholidsme était parti de Munich. M. de Hertling descendit dans
Tarëne qu'avaient choisie ses adversaires, et sa lettre de protestar-
tion parut dans les Neuesten Nachrichten. Il l'adressa au recteur
de l'université, le célèbre économiste Lujo Brentano. Le hasard le
servit à merveille. En effet, on sut dans la suite que le « cdusin »
Lujo avait été l'&me du complot implacable ourdi contre les savants
uUramontains. Comme le disait le Berliner Local- Anzeiger en son
langage pittoresque : « Lujo ist der Mâcher von'sJanze ».
D'où vient à M. Brentano, qui est né dans la religion catholique,
cette antipathie profonde pour le catholicisme? Subit-il l'influence
de son frère l'apostat, qui est sorti de l'Eglise avec tant d'osten-
tation? On ssdt que celui-ci a la haine de ses anciens coreligion-
naires et que
... SOQ impiété
Voudrait anéantir le Dieu qu'il a quitté.
Si ce prêtre marié avsdt la main dans l'affaire, tout s'explique-
mt et l'attitude de l'éminent recteur de l'université munichoise
n'aurait plus rien d'énigmatique. •
M. de Hertling, — je n'ai pas besoin de le faire remarquer, —
ne s'occupe pas de ces détails personnels. Sa lettre, que nous
allons reproduire, entre immédiatement au cœur de la question.
« Mon cher Lujo, tu m'as très aimablement envoyé la déclaration
de llommsen et l'adresse préparée par nos collègues d'ici : merd
de tout cœur. J'ai vu dans cette démarche une preuve de ta loyauté,
car tu n'as certes pas espéré obtenir mon adhésion ni celle du pro-
fesseur Grauert.
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LES UfiiVEBSUiS ALLSMàKDES COliTRE L'EMP£RRUR
« Sar la question si grave qui a été posée, permets-moi de dire
mon sentiment. En lisant la déclaration de Mommsen, je sois
cboqné dès l'abord par la phrase qui a trait à la recherche impar-
tiale. Il sufiSt d'avoir étudié la théorie de la connaissance et la
méthodologie pour savoir que cette Yoraussetzungslosigkeit n'est
pas possible : toute science est fondée sur nombre didées précon-
çues. Sans doute, quelques lignes plus loin, l'impartialité est iden-
tifiée avec la véracité, mais l'équivoque n'est point dissipée; suivant
Mommsen, cette véracité s'oppose au mépris de la vérité chez ceux
qui ont une autre conviction que la sienne : accusation que je
repousse avec énergie.
«Mommsen s'élève contre la nomination d'un professeur d'his-
tdre ou de philosophie qui doit être catholique. On le sait, les sta-
tuts des universités de Bonn et de Breslau l'exigent depuis près de
cent ans pour une chaire spéciale de philosophie; voilà cinquante
ans qu'une chaire d'histoire catholique existe dans les mêmes uni-
versités (Ordonnances de Raumer). Peut-on dire qu'il s'agisse
d'une nouveauté? Et pourquoi se mettre tout à coup à dénigrer
publiquement un système qui fonctionne depuis de si longues
années, sans avoir été jamais attaqué? Mommsen commente ainsi
la nominaUon d'un professeur catholique. « Le nouveau maître a
l^obligation d'arrêter son activité scientifique là où les conséquences
cesseraient de s'accorder avec un dogme religieux. » Je proteste
contre une telle assertion au nom de tous nos collègues qui parta-
gent nos croyances. Je m'y crois d'autant plus autorisé que, par
la parole et par la plume, j'ai toujours défendu l'indépendance de
la science catholique. Lorsque nous avons à établir des faits, nous
ne nous préoccupons que des lois de la science. Personne ne .«^onge
à demander qu'à un chimiste protestant on adjoigne un collègue
catholique. Mais les philosophes et les historiens n'ont pas seule-
ment à établir des faits. Tout le monde sait qu'ici la personne du
savant et du professeur joue un rôle; quelle importance n'ont pas
ses principes métaphysiques et ses idées religieuses? Nous deman-
dons qu'à cdté de plusieurs collègues protestants un professeur
catholique puisse enseigner l'hi^stoire et la philosophie. Est-ce
désirer autre choto, 8iiton qu'on accorde une place aux idées catho-
liques dans les sciences où elles ont l'occasion de s'affirmer? Lors-
qu'on fait droit à notre requête, on ne porte aucune atteinte à la
dignité des universités allemandes. L'amour de la vérité n'aurait à
souffrir que s'il existait des savants capables d'accepter une chaire
catholique, sans être sincèrement et profondément attachés à leur
religion.
<c Telles sont les réflexions que me suggère la déclaration de
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L'ÂFFilRB MOMMÂIH-SPAHII 55
Mommseii. Mes amis et moi nous aurons i décider s'il convient d*y
répondre par nne adresse publique. Je le regretterais, car j'ai
toujours cherché à éviter les manifestations qui peuvent troubler
Funion entre collègues, mus je ne sais s'il nous^ sera possible
d'accepter en silence les aflBrmations de Mommsen.
« Merd encore pour ta communication amicale et bien i toi. »
La manifestation collective dont parle M. de Hertling ne fut pas
jagée nécessûre. Les professeurs catholiques se contentèrent de
jmbfier individuellement des articles et des lettres de protestation.
Deux universités de la monarchie austro-hongroise, Vienne et
Innsbruck, s'étaient solidarisées avec les universités allemandes
et avaient envoyé leurs félicitations i M. Mommsen. Il était tout
naturel qu'un catholique autrichien rompit une lance contre le
Nestor de la science allemande. Le docteur Otto Wilhnann, de
l'université de Prague, prit en mun la cause de ses collègues
catholiques. Il envoya à la Germania de Berlin un article intitdé :
Audiatur et altéra pars, qui combat éloquemment les théories et
les accusations de Mommsen.
M. Willmann est philosophe comme le baron de Hertling; sans
avoir la grande notoriété de son collègue de Munich, c'est un
professeur très connu et très estimé dans le monde des lettres.
Avec une ironie cinglante, M. Willmann réfute les prétentions
mjustifiées de la science libre et montre tout ce qui se colporte de
marchandises frelatées sous le pavillon de Mommsen.
ff On a repoussé la philosophie chrétienne, dit-il, parce qu'en
réalité on en a peur. Il y a longtemps que nosj ennemis ont
proclamé sa mort : elle vit cependant et c'est ce qui les tour-
mente. Qu'arriverait-il, en effet, si par hasard elle avût plus de
vitalité qu'on ne suppose? Si un brillant avenir lui était 'réservé?
Vite, fermons-lui la porte des universités pendant qu'il en est
temps encore. Nous ne pouvons l'oublier, les universités sont
l'œuvre de cette philosophie chrétienne qui est notre mortelle
ennenoie. Sans doute elles sont aujourd'hui transformées, refa-
çonnées, désinfectées; mais il faut se défier quand même, les
souvenirs de jeunesse pourraient se réveiller en elles. Voili
pourquoi l'Etat a l'obligation d'intervenir, d'écarter l'ennemi.
L'Etat libéral n'est-il pas l'un des corollaires de la sdence libre?
Malheureusement les hommes d'Etat l'oublient parfois] et alors ils
condamnent les universités à subir le sentiment de la dégradation...
« En excluant presque toujours les catholiques |des chaires de
I^ilosophie, les professeurs d'université ne se préoccupent pas unir;
quement des libres recherches ou de l'amour de la vérité. Ils ont k
leur tour des idées préconçues qui déterminent leur^ostracisme. ^
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S6 LIS UNIVERSITÉS ALLEMANDES CONTRE L'EMPEREUR
Tons les systèmes philosophiques ont obtenu droit de cité dans
les universités allemandes. « Un seul est proscrit ou toléré avec
peine, comme le dit très bien M. Willmann, c'est la philosophie
chrétienne. » Au fond, on n'en veut qu'au christianisme. Cette
proscription est souverainement injuste. On reproche aux catho*
liques d'avoir des conceptions aprioristiqneSt qui empêchent la
vérité de se manifester. Mais quel est le savant auquel on ne puisse,
dans une certaine mesure, adresser le même reproche?
C'est la question qu'examine M. Grauert, de Munich, dans une
lettre spirituelle et savante qu'il adresse à son collègue M. de
Heigel. Personne n'étsdt plus autorisé que M. Grauert à prendre
la parole dans ce débat. Professeur à l'université de Munich depuis
dix- sept ans, il y a acquis un juste renom par ses travaux scienti-
fiques, et une légitime popularité par le dévouement inlassable qu'il
a voué aux étudiants. Son visage souriant, où se reflète une âme
admirablement équilibrée, son éloquence persuasive et entraînante,
l'enthousiasme avec lequel il sait ressusciter le passé, l'étendue
et la solidité de ses recherches, ses vues si larges et si fécondes,
son idéalisme juvénile, tout concourt à fiEure de lui un des maîtres
les plus aimés de l'université de Munich. Il avait le droit de jus-
tifier la présence des historiens catholiques dans les universités
allemandes. Son plaidoyer est trop long pour être traduit intégra-
lement. Du moins on nous permettra d'en donner une des pages
les plus piquantes et les plus caractéristiques.
« ... Dans maint domaine de la science, surtout dans les ques-
tions de métaphysique ou d'histoire, le système philosophique
{Weltauschauung) du professeur n'est pas indifférent; de toute
nécessité il influe sur ses travaux et son enseignement. Si, par
exemple, un philosophe ou un historien procède de Nietzsche, les
idées du maître marqueront de leur empreinte toute l'œuvre du
disciple... Houston Stewart Chamberlain a eu beau rappeler dans
sa prose magnifique cette vocation des Germains qui a sauvé le
monde^ beaucoup d'entre nous restent fascinés par les théories
historiques de Nietzsche. Suivant le maître, les Germains appar-
tiennent aux tardigrades qui ont voulu renverser de fond en
comble l'incomparable empire romain, bâti sub specie œ terni,..
Nietzsche blâme sévèrement les historiens allemands qui font passer
Rome pour le siège du despotisme, les Germains pour les restau-
rateurs de la liberté. « Il n'y a aucune différence, s'écrie- 1- il,
entre cette assertion et un mensonge. »
^ Que penserait Mommsen de professeurs allemands qui seraient
les adeptes et les propagateurs de telles doctrines? L'historien de
Rome serait bien obligé de protester, si nos professeurs voyaient,
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L*ÂFrAlII MOMMSIH-SPiHll ^
eoaune NietzscbOt dans l'Eg&ae chrétienne « un abîme de corrap-
ûon », dans le chrisdanisme « le grand blasphème, la dépravation
consommée, l'inspiratrice de tontes les cruelles vengeances, qoi
ne trouve aucun moyen assez venimeux, perfide, lâche, bas », et
d'on mot « la souillure ineffaçable de l'humanité »7
Que dîndt Mommsen si des professeurs allemands empruntaient
k Nietzsche ses jugements sur la Renaissance? César Borgia^ p^^pe^
le prophète moderne s'est pris à contempler cette figure fantastique
qui lui paraissait d'une beauté surhumaine, d'une perversion
exquisement raflSnée, « d'une magie à la fols diabolique et divine ».
Luther, par contre, est pour lui « le moine pétri de haine, le
prêtre qui a eu des déboires, le premier impie qui se soit insurgé
contre la Rome de la Renaissance. »
« Ah I ces Allemands, s'écrie pathétiquement notre prophète,
ce qu'ils nous ont déjà coûté I »... « Oui, ce sont mes ennemis
mortels : je méprise l'impureté de leurs pensées et de leurs
actions; ce sont dos l&ches qui ne savent jamais dire oui ou non.'
Voilà bientôt mille ans qu'ils corrompent tout ce qu'ils touchent.
Us ont sur la conscience une forme de christianisme plus mons-
trueuse que les autres. »
Des insultes pareilles, le peuple allemand ne pourrait les tolérer
sur les lèvres do ses maîtres que s'il renonçait au christianisme et à
loi-même. Heureusement nous n'en sommes pas là. Mommsen lui-
même et mes quatre-vingt-six collègues de Munich s'efforceraient
de lutter contre un tel enseignement et demanderaient l'érection de
nouvelles chaires destinées à des savants d'idées moins radicales.
Pourquoi ai-je cité ces audacieuses affiroiations de Nietzsche?
C'est pour donner une idée de la variété des systèmes philoso-
phiques qui sollicitent l'adhésion du savant moderne. Qu'est-ce
que le Christ et qu'est-ce que son Eglise? Question qui passionne
les peuples d'Europe et d'Amérique, l'humanité tout entière!
problème angoissant que se posent tous les hommes au fond de
leur cœuri Aujourd'hui comme jadis il divise les esprits; il ne peut
pas laisser la science indifférente. L'histoire et la philosophie
surtout ont à s'en préoccuper. A cdté de sa valeur scientifique,
la personne du philosophe ou de l'historien, son caractère, ses
principes métaphysiques, ont donc leur très réelle importance.
Dans nos Etats si divisés religieusement, le gouvernement a
d'excellentes raisons pour vouloir que l'Université fasse leur part
à toutes les opinions religieuses. S'agit-il d'un p>iys en majorité
catholique comme la Bavière? Llntolérance nuirait gravement aux
intérêts universitaires. »
D'autres savants catholiques ont fait entendre leurs protestations
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58 LES UAIVIRSlTfiS ALLIMANOES CONTRE L'EMPEREUR
après MM. Grauert et de Hertling; tel, par esemple* leur coUëgae
de MuDicht M. de Mayr, ancien soas-secrétsdre d'Etat en Alsace-
Lorraine. Hais comme ils n'ont apporté aucun point de vue
nouveau dans le débat, ce sersdt s'exposer à des redites oiseuses
que d'analyser leurs lettres ou de reproduire leurs arguments.
Mieux vaut donner audience à des professeurs protestants, dont
la parole aura d'autant plus de poids qu'ils sont moins suspects
de cléricalisme. Au milieu de l'ébullition générale, quelques-uns
d'entre eux ont gardé leur sang-froid et ils ont eu le courage
d'envisager la question avec toute l'objectivité qu'on a le droit
d'attendre d'un esprit scientifique. Leur témoiguage vaut la peine
d'être enregistré.
Le docteur Rade, de Marbourg, qui dirige la Christliche Welt^
part de l'existence des facultés de théologie pour montrer que
M. Mommsen se meut dans le domaine chimérique du rêve. « La
parenthèse de Mommsen, dit-il, en dehors des facultés de
ihéologiej parenthèse sur laquelle le lecteur est prié de glisser
aussi rapidement, que l'écrivain, en dit plus long que des volumes.
L'existence mècne de ces facultés de théologie, — protestantes
et catholiques, — prouve combien la situation de nos universités
actuelles est complexe; combien il est impossible de parler de
« science sans idées préconçues ». Notez que je ne fais même
pas mention des deux universités de Rostock et de Halle qui sont
régies par des constitutions strictement luthériennes... Par ces
mots, « en dehors des facultés de théologie », Mommsen a détruit
sa propre thèse, rendu vaine et illusoire toute son argumentation...
Une fois de plus, il a été victime de ses phrases sonores » .
Le plus grand des théologiens protestants d'Allemagne, le
professeur Harnack, de l'université de Berlin, n'est pas moins
sévère pour Mommsen que le docteur Rade.
« Il y a du bon, dit-il, dans la lettre de Mommsen, mais je
lui oppose la thèse suivante : un historien ria jamais assez
cTidées préconçues. Pour que ses jugements aient une autorité
réelle, il faut que son expérience soit riche et solide, son système
philosophique souple et large, fait de convictions profondes, d'ar-
dente et généreuse passion... Voudriez- vous que l'esprit de l'his-
torien ressemblât à une feuille de papier blanc? Mais ce serait
la stérilité absolue! L'impartialité n'est une vertu que dans ce
sens très particulier : soyons toujours prêts à modifier nos juge-
ments! A part cela, ayons le plus possible d'idées préconçues! »
Ces réflexions si fines sont dictées par la raison même et on ne
saurait réfuter plus spirituellement les théories et les prétentions
du professeur Mommsen.
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L'imni loiDisiir-sfiiHi 59
Harnack n'avait parlé que de la question de la Vonxussetzungs-
Umgkeit. Son collègue de Tiinifersité de Berlin, le célèbre philo-
sophe Paulsen, prend Teosemble de la lettre Mominsen et la soamet
i une critique très jodicienf^e.
11 distingue le côté principiel et le côté politique dans le pro-
nunciamiento uniTersitaire. Au point de Tue des principps il déclare
catégoriquement que Tbistorien de Rome a suscité une mauvaise
querelle d'Allemands. « Je ne veux, dit -il, ni louer ni défendre la
création d'une seconde chaire d'histoire à l'université de Stras-
bourg; mais il m'est impossible d'y voir un « attentat à la liberté
de la science ». On sait qu^aux univer^sités de Brenlau et de Bonn il
existe depuis longtemps deux Cbiûres de philosophie : une pour les
catholiques, Tautre pour les protestants. Le même dédoublement
y a été adopté en 1853 pour l'enseigoement de l'histoire. Gomme il
est dit dans le décret de fondation de la chaire de Brealao, on a
voulu par cette concession « tranquilliser les sujets catholiques... »
Le goavemement aura fût le raisonnement qui suit : Les catho-
liques de la Prusse ont en quelque sorte un droit naturel, — du
moins dans les universités des provinces où ils sont en majorité,
— de trouver des profe^^seurs d'histoire et de philosophie qui
appaniennent au catholicisme par leur naissaqce et leur éducation
et chez lesquels on puisse supposer la conniûssance exacte des
choses catholiques. Je ne vois pas non plus en quoi la création de
la nouvelle chaire d'histoire de l'université do Strasbourg a violé les
dnnts de la faculté, comme l'aflBrme Mommsen. La faculté de philo-
sophie n'a qu'un droit de présentation; aucune université ne
nomme ses professeurs. La situation est la même quand il s'agît
de créer et de pourvoir de nouvelles chaires. C'est le gou-
vernement qui décide de tout; il peut consulter préalablement les
universttés, mais il n'y est nullement tenu, et par conséquent, il
ne peut y avoir de violation d'un droit quelconque. »
Ainsi, de Tavis de ces trois écrivains protestants, — l'autorité
de Panisen et de Haroack vaut bien celle de Mommsen, — la
Vorausseizungslosigkeit absolue n'est ni posbible ni nécessaire, et
par le fait même, les philosophes et les hi^ttorienâ catholiques
peuvent occuper une chaire d'université au même titre que les
protestants et les libres penseurs, si, par ailleurs, ils ont les capa-
cités requises. Le pathos de M. Mommsen et le mouvement de
protestation qu'a provoqué sa lettre ne sont donc jostifiés par rien.
Le directeur ministériel, M. Althoff, a non seulement exercé un
drmt strict; il a pour ainsi dire accompli un devoir en nommant
M. Spahn à l'université de Strasbourg. La Norddeutsch Allg.
Zeitung s'est donné la peine de réfuter les accubadons qu'avait
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60 LES UNIVERSITÉS ALLEMANDES CONTRE L^EMPEREUR
portées contre lui le professeur Michaelis* Cette apologie étsùt tout
à fait superflue. C'est l'avis des protestants sensés qui ne se sont
pas laissé emballer par les grands mots de M. Mommsen : c'est
l'avis également de l'empereur.
A l'occasion des fêtes de Noël, Guillaume II a envoyé son portrsdt
à M. Althoff avec ce proverbe significatif ^ « Ce ne sont pas les
plus mauvais, les fruits auxquels s'attaquent les guêpes I » Le
compliment est délicat et la critique spirituelle. La chronique
rapporte que l'aiguillon des guêpes universitaires s'est terriblement
agité à la lecture de cette dédicace impériale!
III
Dans la lutte des universités contre les savants catholiques,
l'empereur a pris généreusement le parti du plus faible. Les beati
possidentes de l'enseignement supérieur affectent d'ignorer ou de
mépriser les candidats ultramontains qui briguent une chaire
d'université. Guillaume II a voulu frapper un grand coup en nom-
mant d'oflice le professeur Spahn, que la faculté de philosophie
de Strasbourg n'avait point présenté. On a vu l'orage qu'a soulevé
en Allemagne cet acte de haute justice. Pour diminuer le mérite de
l'initiative impériale,' les mécontents attribuent au pouvoir des
arrière-pensées de marchandage. Si on les pressait un peu, ils
prononceraient le mot fatidique de Kuhhandel. A en croire les
uns, OQ a foulé aux pieds les droits de l'université dans un but
politique, pour complaire au Centre dont les votes sont indispen-
sables au gouvernement. D'autres prétendent que l'empereur a agi
de la sorte pour faire des avances au Vatican : il veut, dit- on,
amener le Pape à consentir à la suppression du séminaire de
Strasbourg. Tous ces raisonnements sont bien subtils. Pourquoi
ne pas admettre tout simplement que Guillaume II a voulu réparer
les injustices de l'exclusivisme universitaire et donner une légitime
satisfaction au peuple catholique? On lui reconnaît une nature
droite, chevaleresque, éprise d'idéal. Pourquoi n'aurait-il pas été
touché des protestations toujours renaissantes de ses vingt millions
de sujets catholiques?
Elles sont anciennes, les plaintes des catholiques relatives à
leur exclusion systématique de l'enseignement universitaire. Il y a
quelques années, le cri d'alarme fut poussé par un publiciste du
Centre dans une brochure très documentée qui portait le titre :
Parité en Prusse. « L'image qu'offrent les universités, concluait
l'auteur, est bien affligeante pour nous. »
Ces mêmes gémissements se firent entendre au Reichstag, au
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L'AFFAIBE lOMMSKR-SPAaiC
Landtag prasûen, dans les réanioos pabliqoeSt et la presse en
porta l'écho jusque dans les villages les plos reculés de la Bavière
et de la Westphalie.
A ceux qui pouvûent être tentés de regarder cette situation
douloureuse cooune inhérente à la seule période du Kultnrkampf,
les journalistes catholiques enlevèrent toute illusion en réitérant et
en renforçant leurs plaintes. Une seconde édition du volume
signalé plus haut parut en 1899, et on n'y avait rien retranché ni
rien atténué. D'autre part* les Bistorisch-polùische BlœUer^ la
plus importante revue catliolique d'Allemagne, publia sous le titre :
La parité aux universités allemandes ^ une étude où les revendi-
cations catholiques étûent appuyées sur des chiffres éloquents. Le
doute ne semblait donc pas possible, « il y avût quelque chose de
poorri dans l'Etat de Danemark ».
Mais comme il est difficile d'écrire l'histoire contemporaine! Voici
un autre publiciste catholique qui arrive à des conclusions diffé-
rentes de celles que nous venons d'indiquer. M. Lossen, professeur
de chimie à l'université de Kœnigsberg, a soigneusemeot compulsé
toutes les statistiques que le ministère des cultes a mises à sa dis-
position. Le résultat de ses recherches, il l'a consigné dans le
volume : Der Anteil der Katholiken am academischen Lehramte
in Preussen, et ce résultat est presque favorable aux catholiques.
Dans l'un des 71 tableaux comparatifs qui accompagnent le texte,
on voit que, durant l'année scolaire 1896 97, les 11 universités
prussiennes comptaient 12 professeurs de droit, AO de médecine,
8Â de philosophie, — liO sur 1163, — appartenant à la religion
catholique. Comme de ce nombre il faut défalquer 8 professeurs
vieux- catholiques, il reste le chiffre respectable de 132. Sans
doute, ce n'est pas encore l'égalité telle que la rêve le Centre;
malgré son optimisme, le livre de M. Lossen reconnaît que sur
9 professeurs d'université, un seul appartient à la religion romaine
tandis que les catholiques forment plus du tiers de la population
totale de la Prusse. A s'en tenir aux données minutieuses de
M. Lossen, le progrès n'en est pas moins très réel. Au ministère
de l'instruction publique de Berlin, la justice diatributive est mieux
observée que par le passé; le professeur de Kœnlgsberg pouvait
s'en prévaloûr contre ceux de ses coreligionnaires qui persistent
dans leurs critiques et leurs revendications.
La cause est-elle vraiment jugée sans appel? L'auteur de la
Parité en Prusse est-il réduit au silence? M. Lossen ne tarda pas
à s'apercevoir que ses nombreux graphiques et ses arguments
péremptMres n'en imposaient pas à ses contradicteurs. Au congrès
international des savants catholiques réunis en 1900 dans la capi^
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62 LES DNIYSBSITÉS ALlKMàNDES GORTU L'IMPERKUR
taie de la Bavière, le député Porsch, Tan des oratears les plus
distingués da Centre, lui demanda des explications et formula des
objections qui le mirent dans un cruel embarras.
« Vous repoussez nos statistiques, disût-on à M. Lossen; toutes
spécieuses qu'elles soient, les vôtres sont Icnn d'être aussi inatta-
quables que vous le supposez. Vos chiffres sont exacts matérielle-
ment, je le veux bien ; mais ils n'ont qu'une valeur très relative
parce que l'épiibëte de caiholiques a besoin d'être expliquée. Il 7
a fagot et fagot; de mèa>e, il y a catholiques et catholiques. Que
sont les 132 professeurs catholiques que nous voyons figurer dans
vos colonnes? Sont- ils pratiquants? Sont-ils soumis aux autorités
de l'Eglise? Ou bien s'agit-il simplement de savants qui n'ont de
catholique que le nom? Vous ne le dites pas; or tout est 1^. Qu'on
nomme à une université un professeur qui n'a de lien avec le catho-
licisme que le baptême, qui a rompu avec les pratiques religieuses,
qui vit en mariage mixte et fait élever ses enfants dans le protes-
tantisme, qui attaque la Papauté et les institutions ecclésiasti-
ques, etc., quel avantage en retirons- nous? Pour nos fils qui fré-
quentent l'Université, c'est plutôt un scandale qu'une force et un
appui. Mieux vaut encore un protestant sceptique et tolérant I Pour-
quoi n'avez- vous pas tenu compte de cette distinction essentielle? n
Il était difficile de répondre à de pareils arguments, et M. Lossen
se tire d'affaire en disant qu'il ne se croyait pas le droit de fran-
chir le mur de la vie privée. C'était passer à côté de l'objection et
laisser la question ouverte. Il est clair que le Centre prussien, en
demandant des professeurs catholiques, avût en vue des homoies
qui fussent des fils dévoués de l'Église. Or, s'il faut en croire les
témoins bien informés, le choix des universités ou celui du ministre
tombe trop rarement sur des candidats de ce genre. E^jt-ce pur
hasard? Est-ce sélection préméditée? Sans se prononcer sur ce
point, on peut constater que les catholiques indifférents ou hostiles
à l'Église ont plus de chance que les autres, quand il s'agit de
nominations nniverbitaires.
Prenons, par exemple, l'université de Munich, qui, pour l'année
scolaire 1901-1902, compte environ 200 professeurs ordinûres,
extraordinaires, Privat-docenten. Sur ce nombre, il en est peut-
être 40 qui ont reçu le baptême catholique (ce n'est, du reste, pas
énorme dans une ville où, sur 5,000 étudiants, il y a au mcnns
3,000 catholiques). Est-ce à dire que ce sont autant de professeurs
catholiques? HelasI c'^st à peine si 5 ou 6 méritent vrsûment ce
nom. Le baron de Hertling, M. Grauert, M. V^eymann, H. de Mayr
sont presque les seuls qui n'ûent pas signé l'adresse de ëlidta-
tions envoyée « au Nestor de la science allemande ». Je ne pense
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VknkBË MoiœiKSPjani 63
pis que Manicb constitue une exception sons ce rapport, et la
mÊme situation doit exister pins on moisxs dans les antres nnirer-
âtés alleoiandes.
La partialité des corps universitaires vis4-Tis des catholiques
ne semble pas douteuse» et les réclamations du Centre ont parlai*
tement leur raison d'être. Être catholique pratiquant constitue une
tare originelle qui met en défiance tous ceux qoi se flattent d'avoir
le monopole de la libre recherche et de la vraie science.
Ken entendu, on n'avoue pas toujours ce « préjugé » qu'on
nourrit à l'égard du savant ultramontain ; nuâs il est visible qu'il
influe le plus souvent sur le choix des nouveaux professeurs.
L'illustre Janssen n'a jamais pu obtenir une chaire d'université; et
on sait que son disciple Pastor a été obligé de se réfugier en
Antridie. On pourndt multiplier les exemples de ce genre..
Goaune les injustices trop évidentes révoltent le sentiment
poblic, les universités d'Allemagne ont soin de donner le change
en niant ou en expliquant leur exclusivisme. Elles prétendent
qu'une seule chose décide de leur choix : le mérite perâonnel, la
supériorité scientifique, le libre esprit de recherche. Qu'un vrai
savant — catholique ou non — se présente en concurrence avec
d'antres dont les tiares sont moindres, il sera nommé sans hésita-
tîoo. Ce qui est inadmissible, c'est que le gouvernement veuille
imposer on candidat pour des raisons étrangères i la science,
uniquement parce qu'il est catholique ou protestant.
Rien de plus juste que de tels principes, et les catholiques alle-
mands y applaudiraient eux-mêmes de grand cœur. Malheureuse-
ment il y a quelquefois loin de la théorie à l'application impartiale
des iNrindpes. En fait, quoi qu'en dise Mommsen, d'autres facteurs
que la sdence entrent en ligne de compte lorsqu'on pourvoit à la
vacance d'une chaire universitaire.
D'abord, la reli^on du candi iat joue un rôle considérable. Cela
est vrai surtout pour les chaires de philosophie et d'histoire, et il
&ttt ajouter qulci les sophismes spécieux et les grandes phrases
ronflantes de la science libre ont l'occasion de triompher. Le pro-
fesseur catholique qui enseigne la chimie, le droit romûn, l'arabe,
la philologie grecque, les mathématiques, etc., a le champ aussi
fibre que le plus sdeptique ou le plus athée de ses collègues. 11
peut enseigner de longues années sans que ses auditeurs se doutent
seulement de ses principes religieux. Il n'en va pas de môme du
piofissseur de philosophie ou du professeur d'histoire.
Si l'on exige que le candidat catholique soit ctegagé de toute idée
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64 LES nmVEBSITES ÂLLEMA5DIS GORTRE L'EMPKRBUR
préconçue; si Ton demande que le philosophe soit libre de toute
attache métaphysique, que l'historien fasse litière de toutes ses
convictions religieuses, il est évident que le catholicisme serait un
obstacle invincible à cette table rase de la science. II n'y aurût
pas de place pour lui dans une université allemande. Mais qui
donc a le droit ou la puissance d'imposer de pareilles conditions
au philosophe et à l'historien? Dans ce domaine, l'indépendance
absolue de l'esprit est simplement une chimère et un leurre. Pour
s'en convaincre, il suffit d'entrer dans la salle de cours d'un
philosophe ou d'un historien, peu importe l'université. Chez le
philosophe, on s'apercevra bientôt si l'on se trouve en présence
d'un positiviste, d'un catholique, d'un athée; chez l'historien qui
parlera de la Papauté, de la Réforme, des origines du christia-
nisme, etc., on fera une constatation du même genre. II y aura
des idées préconçues, des parti-pris chez les champions comme
chez les adversaires du catholicisme, avec cette différence peut-
être que les uns le reconnaîtront tandis que les autres essaieront
de le nier. Le détachement absolu est irréalisable, et les philo-
sophes comme les historiens catholiques n'ont nullement la pré-
tention de s'abstraire de leurs croyances.
Est-ce à dire que Mommsen et ses admirateurs aient de ce chef
le droit d'écarter les catholiques des chaires d'université? Un de
leurs ancêtres intellectuels, David-Frédéric Strauss a condamné
d'avance leurs théories de la Vorausseizungslosigkeit : « Les
théologiens libéraux, disait-il dans la préface de sa Nouvelle Vie
de Jésus^ ont la prétention, quand ils traitent la question des
origines du christianisme, de ne poursuivre qu'un intérêt
purement historique. Je tiens cela pour impossible, et je ne saurais
le louer, si je le croyais possible. Le christianisme est une puis-
sance tellement vivante et la question de ses origines implique de
telles conséquences pour le présent le plus immédiat, qu'il faudrait
plaindre l'imbécillité des critiques qui ne porteraient à ces questions
qu'un intérêt purement historique. » Ainsi Strauss ne croyait pas
à la possibilité d'une intelligence moderne complètement neutre en
face des grands problèmes religieux. Pour lui et pour les historiens
de son école, il revendiquait le droit d'avoir uoe idée préconçue.
Hais si les historiens et les philosophes rationalistes peuvent
occuper une chaire d'université sans que la liberté de la science en
souffre, en quoi la présence des professeurs catholiques nuirait-elle
au prestige de VAlma Mater? Pourquoi les libres recherches se-
raient-elles compromises dans un cas plutôt que dans l'autre I C'est
ce qu'on ne nous dit pas. On se contente de déclamations vagues,
d'aphorismes où l'audace tient lieu de raison.
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L'AFFAmi II01II8IN-8PÂHII 6S
En dehors de la sdence et da talent, ce qoe Ton peut exiger du
profeasear d'iûstoire, par exemple, qn'fl soit cathoUqae ou protes-
tant, c'est l'amour de la«vérité, l'esprit de jusdce, le respect de
Topinion d'antrui, en un mot, Timpartialitô. Rechercher la vérité
par-dessus toute chose, la dire tout entière, m6me quand elle vous
dëplait, même quand elle va à rencontre de vos idées et de vos
affections, ne pas craindre de signaler l'erreur là où elle se pré-
sente, mais avoir toujours des égards pour les personnes qui se
sont trompées, admettre la bonne foi chez Tadversidre et entrer
dans les idées des autres pour les apprécier avec plus d'équité,
traiter le passé avec une grande sérénité qui exclut la haine, mais
non la sympathie, c'est là un assez beau rôle pour l'historien, et un
rôle dont les universités allemandes pourraient être fiëres. Si l'il*
histre Mommsen avait voulu s'en contenter, peut-être n'atten-
drions-nous pas depuis quarante ans le quatrième volume de son
admirable histoire romsdnel
Ce rôle, les historiens catholiques dignes de ce nom le remplis-
sent aussi bien que leurs collègues appartenant à une autre con-
fession. On s'imagine quelquefois que certaines pages de l'histoire
de l'Eglbe embarrassent fort les savants catholiques, et qu'ils
n'osent pas rendre complètement témoignage à la vérité. C'est un
préjugé démenti chaque jour par les faits. Qu'on lise donc l'histoire
des Origines du pouvoir temporel, par Mgr Dachesne, ou Y Histoire
des Papes, par le professeur PastorI On verra avec quelle liberté,
avec quel amour du vrai, ces grand <i historiens ont scruté le pas3é.
Aujourd'hui, les catholiques les plus soumis à l'Eglise n'hésitent
pas & déclarer qae le procès de Galilée a été un malheur, que la
révocation de l'edit de Nantes a été, non seulement une faute poli-
tique, mais une injustice, que l'inquisition espagnole a été une
institution brutale, que Serge III, Benoit IX, Alexandre VI, étaient
des pontifes abominables. Leurs convictions religieuses ne les
gênent en aucune façon, ni dans leurs recherches, ni dans la
constatation des faits. Gomme le dit très bien M. Grauert dans sa
lettre à M. de Heigel, sur le terrsdn de l'histoire, les professeurs
catholiques ont les coudées aussi franches que leurs collègues.
Peut'&tre mène plus d'un historien libéral ou protestant pourrait-
il, soos ce rapport, aller à l'école des professeurs catholiques.
Car, il faut bien le dire, ces juges austères qui le prennent de si
haut avec les historiens croyants ne sont pas toujours à l'abri de
la critique. La Voraussetzungslosigkeit dont ils se targuent si
volontiers reçoit plus d'un accroc dans le clan qui s'agite autour de
10 jAHvisa 1902. 5
1
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S6 LES UNIVERSITÉS ALLEMANDES CONTRE L'EMPIREUR
Mommsen. Dans les nombreux articles que ce dernier a provoqué»
par sa lettre fameuse, il y a eu des révélations piquantes qui ne
laissent pas d'éclairer d'un jour cruel la phraséologie déclamatrâre
des universitaires.
Blommsen a proclamé avec emphase que le parti-pris confes--
sionnel est Tennemi mortel de rUniverslté, et des centaines de
professeurs ont protesté avec lui contre cet esclavage « dégra*
dant ». La fierté est une belle chose. Eacore faut-il qu'elle n'éclate
pas hors de propos. En parlant de dégradation, ces messieurs ont
oublié qu'ils s'infligeaient à eux-mêmes un soufflet retentissant. En
effett il y A une université en Allemagne où les candidats sont
obligéSt en quelque sorte, de présenter un billet de confession pour
Qbtenir une chaire. Qu'on n'aille pas croire qu'il est question
d'une université de Jésuites I C'est à Rostock, dans le Mecklem-
bourg, que les choses se passent ainsi. Tous les maîtres, qu'ils
enseignent les mathématiques ou l'histoire, sont tenus, avant leur
nomination, de signer une pièce par laquelle ils font profession de
foi luthérienne. Voilà donc une université qui exige expressément
que tous ses membres soient et restent de bons luthériens, par
conséquent, aient des parti-pris, des idées préconçues, des concep-
tions aprioristiques. Que devient,daQS ce cas, la liberté de penser,
puisqu'il faut penser conformément à un symbole dogmatique?
Si Mommsen avût songé à l'université de Rostock, peut-être
aurait-il cherché un autre moyen de contrecarrer les idées de.
l'empereur. Hélas I on ne soDge jamais à tout. Le Nestor de la
science allemande a également oublié que des principes analogues
régnent à l'université de Halle. « Aux universités allemandes, se
sont écriés tous les protagonistes de la libre recherche, nous ne
nous enquérons jamais de la religion d'un professeur. » Or le
paragraphe h du statut de l'université de Halle est conçu en ces
termes : a Ne pourront être nommés à l'université de Halle-
W'ittenberg que des professeurs et employés appartenant à la
confession évangéUque. » Enfin, pour terminer, rappelons qu'à
l'université de Kœnigsberg, des professeurs non protestants ne
peuvent être nommés qu'à titre exceptionnel.
En vérité, Mommsen a eu la main malheureuse en soulevant
cette question délicate et en déclarant avec tant d'aplomb que les
universités allemandes se tenaient en dehors de toute conception
religieuse. Deux, on peut même dire trois universités de l'Aile-,
magne du Nord, exigent officiellement un certificat de protestan-
tisme de la part des professeurs. ^
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L'AFFAIRE MOXllSIll-SPAH.t 67'
Et les antres? Eu ouvrant une enqaète autour de lui, à Berlin
lûème, Mommaen aurait pu découvrir des choses tout i fait ioté-
ressautes pour sa thèse. On de ses collègues, M. Max Lenz, profes-
seur d'histoire moderne, a fait, ces jours-ci, des aveux très
caractéristiques.
Dans une conférence dounée à Hambourg, le lA décembre
dernier, le savant Berlinois a parlé de son élève Spahn et raconté
ses preoûères entrevues avec le jeune historien « arrivé si vite à
une grande célébrité passive ». Il reconnaît ingénument qu'il posa
au candidat la question de conscience. Spahn, qui tenait à être reçu
privat-docent, ne joua pas précisément au confesseur de la foi.
« Spaho, raconte M. Lenz, répondit qu'il avait été élevé dans la
religion catholique, qu'il ne s'en était pas encore détaché, igno-
rant, d'ailleurs, quelle serait ultérieurement l'évolution de sa vie
religieuse. » M. Lenz ajoute : « Sur cette réponse rassurante, je le
reçus. » Pour un peu, il aurait demandé au docteur Spahn un
billet de confession anticlérical. C'est ainsi que ces fameux
mandarins entendent l'absence de parti-pris et font abstraction de
la foi religieuse des aspirants au professorat.
Mais descendons de ces hautes régions de l'idéal : lea journaux
nous ont appris, — non sans malice, — que certaines noaainations
uniTersitaires sont dues parfois à des influences qui n'ont rien à
voir avec les libres recherches. Ces influences, c'est ce qu'on a
appelé irrévérencieusement le coup de la belle-mère. Beaucoup de
professeurs ont un nombre respectable de filles à marier, et
l'histoire de cet excellent pasteur Pétermann (voir F Aînée de
Joies Lemattre) nous montre que la tâche est souvent ardue. Il
parait, — ce sont les mauvaises langues qui l'insinuent, — que les
futurs Privât docenten ne craignent pas de jeter un regard
indiscret par-dessus le mur de la vie privée et d'examiner quelle
femme de professeur désire le plus ardemment devenir belle-mère.
Cne fois qu'ils ont découvert la place forte, ils entreprennent un
siège en règle, et si la fille est lai le et le prétendant un parti
solide, la capitulation ne tarde pas à être signée. De bonnes
fiançailles aplanissent toutes les voies devant l'élu de la belle-mère
et rUniveraité lui ouvre ses portes.
Nous empruntons à la Postzeiiung d'Augsbourg Tanecdote sui-
vante, qui a fait le tour de la presse. Un jeune chimiste, qui avait
plus d'ambition que de capacité, essaya de passer son doctorat à
l'université de Munich. Il échoua piteusement. Sans se décourager,
il se présenta à une université prussienne et il eut la chance d'être
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68 LKS Umy£RSnÉ3 iLLEMAHDES COMfil L'EMPEfiEUR
reçu. Muni de 8on diplôme, il revînt & Hanich et se fiança & la fille
da professear qni Tavait refasé à l'examen. « J'espère que vous
serez meilleur mari que chimiste, » lui aurut dit ce dernier. Le
mariage fit merveille, et le très médiocre chimiste fut nommé
professeur & l'université, grâce à l'appui du beau-père I
Inutile de dire que Mommsen n'a jamais protesté contre ces
Voraussetzungen matrimoniales, et s'il l'eût fait, il est probable
que les adresses de félicitations auraient porté moins de signatures
universitaires. Car le cas du chimiste n'est pas isolé; le journal
que nous avons cité rappelle qu'aux hantes écoles de Munich il y
a de véritables dynasties de professeurs, et qu'à l'université même
on trouve un beau- père avec ses deux gendres.
La revue die Gesellschaft apporte des révélations analogues non
moins amusantes.
Enfin, la Fackel de Vienne a publié, sous la plume d'Houston
Stewart Chamberlain, un chapitre d'histoire univer^itaire qui met
dans tout son jour la comédie, — burlesque, disent d'aucuns, —
montée par le Nestor de la science allemande. Il faudrait citer en
entier cet article où les arguments sérieux alternent avec les
anecdotes les plus désopilantes. A propos du passage de la lettre
où Hommsen déclare que la nomination de Spahn équivaut au
péché contre le Saint-Esprit, M. Chamberlain écrit : « Est-ce que
les 16 juifs et les 12 protestants qui composent la faculté de philo-
sophie de Strasbourg s'imaginent réellement qu'ils ont été institués
par le Saint-Esprit? Est-ce que Mommsen est vraiment aussi naïf
qu'il veut bien le paraître? Ou bien... » Je n'ose transcrire ce
m'ajoute le terrible écrivsân, Citons pour terminer un souvenir
personnel de M. Houston Stewart Chamberlain.
«L A l'époque lointaine où je me préparais à la carrière universi-
taire, j'allai trouver un chimiste, aujourd'hui justement célèbre,
alors simple exlraordinarius. Il me tint le propos suivant :
<c Voyez- vous, mon cher ami, puisque vous êtes déjâi du métier, je
vais vous parler à cœur ouvert. Ayez du talent tant que vous vou-
drez, cela ne vous suflSra pas. Vous devez songer avant tout à
épouser la fille d'un professeur, si c'est possible, d'un conseiller
intime. » — « Trop tard! m'écriai-je, je suis déjà marié I » Mon
protecteur tressauta : « Quel dommage! Mais c'est idiot I Vous ne
savez donc pas que le mariage décide de toute la carrière univer-
sitaire? Quelle peiné j'ai eue & obtenir seulement la venia docendi!
Je piétinais sur place, je n'arrivais à rien malgré tous mes travaux
scientifiques. Eofin, je me suis résigné à épouser la fille d'un de
nos grands manitous. Au bout de trois mois, j'ai eu tout l'avance^
ment que je désirais. » Il est probable que je regardai mon interlo^
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L'iFFilU MOMMaBI-SPlfllf I»
coteor d'on air ahari : c'éudt une abominable Xantbippe qu'il a?ait
installée à son foyer. II ajouta en sonriant : « Voyez-Toos, Je passe
la jonniée entière an lalx)ratoire, et même one partie de la nnit. »
Cbanil)erlain est nn esprit très libre* étranger au catholicisme,
partant peu suspect d'hosUlité envers le monde universitaire. En
administrant une douche froide à Mommsen et à ses collègues, il a
voulu simplement leur donner une leçon de justice et d'humilité.
S'il fallait ramasser en une formule brève et originale la conclu-
âon qui découle de tous ces faits, peut-être suflSrait-il de rappeler
ce mot qu'on prête à un professeur chargé d'écondoire un candidat
catholique : « Inudie de voqs présenter, nous formons une clique I »
Le mot est dur, est-il absolument immérité? Le bruit fait autour
de la nomination inofTensive de Spahn, les grandes phrases qui
coQtrastent si étrangement avec les petitesses de la réalité, les
attaques violentes et iniques dirigées contre les croyants de toute
confessioD, les prétentions pompeuses recouvrant de mesquines
iotrignes, en un mot, la lettre de Hommsen rectifiée par les rêvé**
laiioDs de Houston Stewart Chamberlain, c'est plus qu'il n'en faut
pour dégonfler l'outre de la science indépendante et ramener à ses
fraies proportions l'impartialité universitidre.
Au moDDent où paraîtront ces pages, le professeur Hommsen
sera retourné à ses inscriptions latines, ses collègues auront la
plupart retrouvé le calme, et quelques-uns, parmi les plus jeunes,
regretteront sans doute de s'être compromis aux yeux du gouver-
oement. Tout sera rentré dan» l'ordre, et la paix règuera de
nouveau dans Varsovie. De ce tapage énorme, il ne restera que le
souvenir confus de grands coups d'épée donnés dans l'eau, et ç&
et là des rancunes vivaces, des déceptions amères, de sombres
défiances, et peut- être la crainte ou la haine du seigneur.
Ce qui restera, en outre, c'est la célébrijé du professeur Spahn.
A vingt- six 'ans, loi, le benjamin des professeurs d'Université, il
e8t ausû connu que le doyen d'âge, le Nestor vénérable de BerUn.
Eo moins de six semaines, son nom a été imprimé des millions de
fms, et s'il a recueilli la moitié seulement des articles qu'on a
puUiés sur ou contre lui, il a de quoi former une vaste biblio-
thèque. Pour d'autres, cette gloire précoce pourrût être lourde à
porter. M. Spahn a tant de vaillance qu'il ne pliera pas sous le
fardeau. 11 est à la hauteur des drconstances.
Chose étrange, pendant quelques jours, il a failli se brouiller
avec tout le monde. Repoussé par les libéraux comme un lépreux,
il trouva nn accueil plutôt réservé du cdté catholique. On apprit
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70 LES Umy£RSnÉi ALLIMUIDES GONTRB L'ItfPEREUR
en effet avec une certaine surprise qu'à Berlin il avait noué des
relations avec un ex-jésnite, l'apostat Hœnsbrœck, à Rome, avec
l'ex-dominicain, l'apostat MuUer. Au premier, il avait offert de
collaborera la Tœgliche Rundschau^ une revue très anticatholique;
il coquetait ouvertement avec le second, sans souci des conve-
nances. Ces compromissions inquiétantes, révélées coup sur coup
à l'Allemagne catholique, étaient faites pour refroidir singulière-
ment l'enthousiasme qui avait accueilli la nomination du nouveau
professeur. On eut l'idée de lire de plus près les livres de M. Spahn,
entre autres, son Cochlsus, et on y découvrit des tendances qui
ne répondaient que trop aux sentiments antinltramontains affichés
auprès de Hœnsbrœck. Ce fut presque de la consternation , et
dans l'intimité, plus d'un catholique déçu ou chagriné prononça le
mot de félonie.
Toutefois, l'émotion se calma devant l'universelle levée de bou-
cliers des corps universitaires. Peu à peu, M. Spahn retrouva la
sympathie que lui méritaient son talent, son érudition, l'honora-
bilité de sa famille. Hœnsbrœck était oublié. Hélas I une seconde
alerte vint derechef déranger l'optimisme de ceux qui avaient
compté sur un revirement radical. Dans le récent volume de
H. Spahn consacré au Grand électeur de Brandebourg^ les cri-
tiques catholiques relevèrent des- idées et des appréciations qui
rappellent trop le pénitent docile du confesseur Lenz. On en est
encore à attendre le Spahn seconde manière.
Puisse l'évolution religieuse du jeune écrivain aboutir défini-
tivement à des convictions vraiment catholiques I Puissent, dans
ses prochains volumes, son talent mûri et sa science agrandie
être débarrassés des scories qui déparent le Cochlœus et le
Grand électeur de BrandebourgI Alors le nouveau professeur
de Strasbourg méritera pleinement l'hostilité irréductible que son
nom a rencontré parmi les adversaires du catholicisme. Alors
aussi, il prendra place dans la galerie des grands historiens catho-
liques qui ont étudié le seizième et le dix-sepdème siècle, à côté
de Janssen, dont l'œuvre historique a fait époque, à côté de
Pastor qui a élevé un monument si superbe à la gloire de la
Papauté, à côté du docteur Paulus, le chercheur infatigable, pour
lequel la Réforme n'a plus de secrets. Ces maîtres éminents, —
que M. Spahn vénère, — auront trouvé un disciple digne d'eux et
digne de la cause qu'ils défendent.
A. Kannengieser.
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L^„
r
ROSSINI
D APRÈS SA œRRESPONDANCE «
Rossioi est une gloire à demi française. C'est à Paris que son
chef-d'œuvre, Guillaume Tellj écrit sar un libretto français, a été
a^plaodi pour la première fois. C'est aussi k Paris que le grand
nmaiden a passé les dernières années de sa yie, objet d'une admi-
ration et d'un culte qui toucluût au fétichisme, y savourant sans
se lasser les douceurs de la popularité et de la gloire, et dispa-
raissant enfin, comme un dieu de l'art, dans l'apothéose finale de
grandioses funérailles. De tous les grands artistes étrangers qui
sont venus chercher à Paris la consécration de leur génie, aucun
n'a été aimé et acclamé en France plus que ne le fut Rossini. Je
n'ai donc pas à m'excuser de venir ici parier de sa correspondance
qu'on vient pour la première fois de réunir et de publier en un
?olume édité par la maison Barbera. Plusieurs des lettres contenues
dans ce volume ne sont pas précisément inédites; elles ont paru,
de çà de là, dans quelques publications diverses dont la plupart
peu accessibles au public. Leur réunion a donc en somme tout le
mérite et tout l'attrait de la nouveauté. Cette correspondance jette
naturellement un nouveau jour sur la vie et la carrière de Rossini,
quoiqu'on ne puisse dire qu'elle nous fasse pénétrer dans son
intimité. Rossini, nous le verrons, aimait trop les douceurs du
far niente pour entretenir un commerce suivi et se livrer à des
ëpanchements réguliers : il n'écrivait que quand la nécessité
de ses relations et le soin de ses affaires l'y obligèrent; mais, telle
qu'elle est, en dépit de ses lacunes et de ses défectuosités, cette
correspondance n'en est pas moins intéressante à consulter. Elle
nous fournit d'ailleurs une occasion toute naturelle de reparler
de Rossini : n'eût-elle que ce mérite, qu'il serait déjà suffisant.
> Lettert di G. Rossini raccolte ed annotate per cura di G. Mazzatiûti F. et
G. Manis. Barbera editore. Firenze 1902.
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72 ROSSINI
La première lettre da recueil est datée de Romei aa printemps
de 1812. A cette date, Rossini, quoiqu'il n'eût alors que vingt ans,
étsdt déj\ l'auteur de quatre opéras très applaudis. Il allait écrire
son dnquième opéra pour le théâtre de San Mosé à Venise.
U imprésario^ comme c'était l'usage à cette époque^ lui fournit le
libretto^ intitulé la Scala di seta {CEchelle de soie)^ en disant an
jeune compositeur avec un certain dédûn : « Voici un libretto qui ne
vaut pas grand chose »; sous- entendant sans doute : « Il est bon
pour vous ». — « Gela ne fait rien, répliqua en riant Rossini, qui
pensdt déj& à sa vengeance, je vous ferai de la musique qui
vaudra encore moins. » Et le jeune maestro^ résolu de faire expier
à Vimpresario son manque d'égards, tint parole. Il s'attacha à
composer de la musique aussi détestable que possible. Dans l'ouver-
ture, il alla jusqu'à imposer aux joueurs de violon de frapper
violemment leur pupitre avec le dos de l'archet, à un nombre
déterminé de mesures. Cette nouveauté extravagante, sans parler
du reste de l'orchestration, excita naturellement les rires du public
qui siffla outrageusement l'opéra et voulut fodre un mauvais parti à
l'auteur et aux acteurs. Quand Rossini, qui se trouvait à Rome,
apprit la chose, il en fit des gorges chaudes et en éprouva la plus
vive satisfaction. Il écrivit à Vimpresario la lettre suivante :
« Mon cher,
« En me donnant & mettre en musique le libretto^ intitulé :
Y Echelle de soie^ vous m'avez traité en petit garçon; en vous
faisant faire fiasco , je vous ai rendu la monnaie de votre pièce
(pan per focaccia). Blaintenant, nous sommes quittes. »
On ne dit pas ce que Vimpresario répondit.
Cette lettre marque, dès le début, un des traits distinctifd da
tempérament de Rossini, car il y avût dans ce grand artiste deux
hommes bien différents qu'une bizarrerie de la nature avait voulu
accoupler : l'un, le poète, le musicien, le créateur de tant d'admi-
rables mélodies; l'autre, le joyeux vivant, le plnce-sans-rire, possé-
dant au plus haut degré le don de l'irrévérence, ayant un goût déter-
miné pour la plaisanterie et la farce. La façon audadeuse dont il
mystifia Vimpresario du San Mosé et le public vénitien nous
révèle à merveille ce dernier trait de sa nature. Hûs comme le £sdt
remarquer un de ses biographes ^ il fallût quand même, chez ce
* Un éminent critique italien, M. Checchi, a publié une biographie très
intéressante de Rossini, où abondent les détails inédits, et nous y avons
largement puisé.
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Bossun it
débutant, une rare confiance en soi-même et une exabéranoe de
force joTénile pour oser traiter ainsi le poblic et composer de parti
prb de manyaise mnûque, an risque de se faire prendre an sérieux^
De cette première lettre écrite en 1812, nous passons sans tran-
sition à la seconde, qui porte la date de 1817. La correspondance
de Rossini est donc muette sur une des périodes les plus intéres-
santes de sa vie, celle où il composa le Barbier de Séviile, sou
premier cbef-d'œuyre, qui fut donné pour la première fois à Rome,
au théâtre Argentina, le 6 février 1816.
Ce fut, on ne l'ignore pas, un fiasco formidable. Le public
romain était scandalisé qu'un jeune homme, un débutant, osftt
refaire l'opéra de Paisiello qui était dans tontes les mémoires, et
on organisa une cabale contre la musique de Rossini. La fatalité
aussi s'en mêla; une série d'inddents fSicheux ou grotesques
entraya le succès de la première représentation. Le ténor Garcia,
qui faisût Figaro^ chantait la sérénade du premier acte en s'accom-
pagnant de la mandoline : an beau nûlien de l'air, les cordes de
l'instrument sautèrent et le public commença à rire et à siffler.
Après, ce fut bien pis. Au moment où Basile faisait son entrée
sur la scène, il trébucha et tooiba la face contre les planches. Il
se releya le visage ensanglanté et dnt chanter l'air de la Calomnia
en s'essuyant le nez avec son mouchoir. Quand la toile tomba
sur le premier acte, ce fut dans l'auditoire un chœur assourdissant
de sifflets et de huées. — La malechance continua. Au second acte,
nn chat, traversant la scène, vint s'asseoir près du trou du
soufflenr en regardant le public. Don Bartolo s'approche de
ranimai et, pour le chasser, lui lance un formidable coup de
ped. La bète, rendue furieuse, se démène en bonds désespérés.
Rosine prend peur, s'échappe par les coulisses et reparatt de
l'autre côté en courant, toujours suivie par le chat devenu à
moitié enragé. Sur la scène, les acteurs ne savent où donner de
h tète, pendant que le public se tord. La fin de l'opéra est
saluée par une tempête formidable de sifflets. Rossini n'a pas
attendn ce moment pour quitter le théâtre et rentrer précipi-
tamment chez lui, profondément mortifié de cet échec.
liais la revanche ne fut pas longue à venir. Le lendemain, le
Barbier était donné dans des conditions normales. La cabale se
tronva démontée et la musique souleva l'enthousiasme du public.
Ros^ni, qui ne s'attendait pas à un revirement aussi subit, était
rentré chez lui de bonne heure, n'osant affronter les émotions du
spectacle. Il fallut que ses amis allassent le réveiller et le tirer du
fit pour lui faire part de son triomphe.
On sût quelle a été depuis la fortune de cet opéra improvisé.
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•^ fiOSSUU
— oa peut le dire, puisqu'il fut écrit en treize jours, — par
Tauteur qui n'avait alors que vingt-quatre ans. Les amateurs de
statistique nous assurent que c'est l'œuvre musicale qui a obtenu
en notre siècle le plus grand nombre de représentations. Ce qu'on
ne peut, dans tous les cas, contester, c'est que cet opéra ne porte
presque pas de rides : il a la marque des cbefis-d'œuvre, l'éter*
nelle jeunesse.
Après les bouleversements et les émotions tragiques de la période
orageuse que venait de fermer la chute de Napoléon, cette musique,
d'une verve et d'une gaieté endiablées, répondait bien à l'état d'âme
de l'époque : elle exprimait et respirait la joie de vivre. Dans
la société nouvelle et affùrée créée par la Révolution, elle
révdilait comme un écho de la société poudrée, brillante, polie,
voluptueuse du dix-huitième ^ècle. Tandis que, dans les opéras de
Bellini, contemporains de ceux de RoFsini, on retrouve l'inspi-
ration mélancohque et élégîaque des Méditations de Lamartine,
ce qui domine, au contraire, chez Rossini, c'est, en qudque sorte,
une allégresse triomphante; il y a dans le Barbier et dans les
opéras qui précèdent, comme une ircuption soudaine de vie et de
jeupefise. Ses contemporains ne s'y sont pas trompés.
La popularité que le compositeur a obtenue en France est inti-
mement liée au Barbier. II y avait, dirait-on, comme une harmonie
préalable entre le génie français et cette musique vive, ailée,
légère, moussant et pétillant comme du Champagne, musique aussi
spirituelle dans son genre et presque aussi française que la prose
de Beaumarchais.
Mais ce n'est point une biographie de Rossini que nous écrivons
ici, il faut nous en tenir à sa correspondance.
Après le grand succès du Barbier^ l'auteur se rend à Naples, qui
devient son séjour habituel. De 1817 à 1822, toutes ses lettres
sont datées de Naples. Jeune, beau, souriant à la vie qui lui prodi-
guait toutes les caresses et tous les triomphes, il mène une exis-
tence de plaisirs qui ne nuisait cependant pas à sa production musi-
cale. De 1816 à 1822, il compose huit opéras, parmi lesquels
VOthello (écrit la même année que le Barbier) et le Moïse. Eu
1823, la Sémiramis fit à Florence un demi-fiasco, et Rossini plein
de déi»t contre ses compatriotes, quitta l'Italie et se mit à courir
l'Europe. Nous le trouvons, en 182&, à Paris, où sa réputation
l'avait déjà précédé, et ob il fut, dès le début, entouré d'un
cortège d'admirateurs et d'amis. Le Barbier, donné pour la pre-
mière fois à Paris en 1819, lui avait conquis d'emblée les suffrages
du public. Rossini y devint l'objet d'un culte, d'une véritable
idolâtrie, qui se continua jusqu'à sa mort.
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BOfison a
A notre gnnd regret, la Correspondance 'ne nous fournit que
des détûls insignifiants sur l'opéra de Guillaume Tell^ qu'il cooh
posa à Paris et qui marqoa à la fois le couronnement et la fin de
sa carrière artistique. Nous lisons dans une lettre de 1829, sans
date prëdse :
« Mon grand opéra^ pas encore terminé, sera représenté au mds
d'octobre prochain, et c'est dans la nouvelle maison de campagne
d'Agomdo que je termiDcrai ce long et difficile travail. Si le succès
répond aux soins que je prodigue à cette musique, je serai certai-
nement empalé. »
La correspondance ne nous apprend rien sur l'accueil qui fut
fait i Guillaume Tell. Cet accueil, on le sait, fut loin, au débat, de
répondre aux espérances qu'avait légitimement conçues le maître.
Aux premières représentations, le public parisien se montra très
froid. On jugeait l'œuvre trop audacieuse, trop révolutionnaire.
Rosrâii subissait presque le sort qui fut, plus tard, réservé à
Wagner : beaucoup ne voyaient en lai qu'un novateur excentrique.
Guiîlaume Tell se traîna péniblement pendant une série assez
longue de représentations, puis, par un revirement de l'opinion, il
finit par s'imposer à l'admiration du public, et son succès alla
grandissant.
Rossini, — nous dit son biographe italien, — qui avait le tem-
pérament très susceptible, comme tous les artistes, ne put jaoïais
pardonner aux Français de n'avoir pas reconnu et applaudi
d'emblée son chef-d'œuvre, il leur en garda une secrète rancune,
et ce fut, paralt-il, l'un des mobiles qui le déterminèrent, quelques
années plus tard (en 1836), à ab^donner la France pour rentrer
en Italie. Enfant gâté de la fortune, Rossini trouvait que l'on
n'encensait pas assez son génie. C'est déjà, on se le rappelle,
llnsGCcès de Sémiramis qui lui avait fait quitter l'Italie.
Guillaume Tell marqua, nous l'avons dit, le terme de la carrière
de Rossini, puisque, en dehors du Stabat Mater (1832), et de la
Petite Messe (1863), il ne composa plus rien désormais. Fait presque
unique dans l'histoire de l'art, à l'apogée de sa gloire, en pleine
possession de ses facultés et de son génie, il disait adieu à la
musique, il se vouût à une stérilité volontaire, lui dont la fécondité
merveilleuse avait jusqu'alors étonné le monde, il n'avait alors que
trente-sept ans; c'est l'âge, il est vrai, ob mourut Raphaël. Rossini
pouvait se vanter sans doute, comme le peintre des Stanze, d'avoir
laissé des œuvres immortelles qui suffiraient à perpétuer sa gloire.
Hais ce n'en est pas moins une étrange anomalie que celle de ce
vnaicieii de génie brisant son instrument et achevant sa carrière à
l'âge où tant d'autres ne font encore que débuter*
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76 flossm
i En 18&6, i un de ses amis qui le poussait à composer, Rossini
écrivait deJlBoIogne : « Ile proposer de composer de la musique I
Ta sais bien, mon très cher, que, en 1829, j'ai quitté ma lyre à
Paris, et que, depuis, je ne l'ai plus accordée. Si mon impuissance
ne me l'empècbait, je sends heureux de faire une chose agréable
pour toi. » Et en 1852, au célèbre ténor Donzelli, il écrivait
encoreJ[: K Tu me demandes un travail musical pour ta fille.
As- tu donc oublié, mon bon ami, l'état d'impuissance mentale et
chaque jour croissant où je vis... La musique exige la fraîcheur
d'idées, et moi je vis dans une langueur perpétuelle. »
Est-il vrai que Rossini fût devenu impuissant de si bonne heure,
et que c'est pour cette unique ndson qu'il renonça à la musique?
L'explication, croyons-nous, et comme d'autres déjà l'ont fut
remarquer, est tout autre, et il faut la rechercher uniquement dans
le tempérament particulier de l'auteur du Barbier et de Guillaume
Tell. Rossini, au fond, était un épicurien et un paresseux. Jeune,
il écrivit des opéras pour vivre, et sous le coup de la nécessité. Ces
opéras, conformément à la nature de son génie, d'où les mélodies
coulaient de source, il les improvisait, il les bâclait en quelques
jours, à la dernière heure ^ Et il arrivait parfois que ces œuvres
improvisées étaient des chefè-d'œuvre. On racontait à Donizetti
que Rossini avdt composé son Barbier en treize jours. « Gela ne
m'étonne pas, répondit Donizetti, il est si paresseux. »
On peut signaler plus d'une analogie entre Rossini et La Fontaine;
tous deux étaient des indolents, des paresseux, nuds des paresseux
de génie et des paresseux féconds. Si La Fontaine produisait des
fables comme un pomoûer porte des pommes, on peut en dire autant
^ Dans une des lettres du recueil, Rossini nous fournit de curieux
détails sur la façon dont il composa quelques-uos de ses opéras. « J'ai
composé, dit-il, l'ouverture d'Othello dans une petite chambre du palais
Barbaja (à Naples), où le plus chauve et le plus féroce des directeurs
m'avait enfermé par force, sans autre chose qu'un plat de macaroni,
et avec la meuace de me laisser enfermé ma vie durant, tant que je
n'aurais pas écrit la dernière note (les impresarii connaissaient, on le voit,
la paresse de Rossini). J'ai écrit Touverture de la Gaua ladra le jour de la
première représentation, sous le toit du grenier où j*avais été emprisonné par
le directeur, surveillé par quatre machinistes qui avaient ordre de jeter
mon texte par la fenêtre, feuille par feuille, aux copistes qui attendaient en
bas pour le copier. A défaut de la musique, ils avaient ordre de me jeter
moi-même par la fenêtre. Pour le Barbier, j'ai fait mieux : je n'ai pas corn*
posé d'ouverture; j'ai pris celle d'un opéra demi-sérieux appelé Elisabeth, et
le public a été archicontcnt. J'ai composé l'ouverture du Comte Ory en
péchant à la ligne, les pieds dans l'eau, en compagnie de M. Aguado,
tandis que celui-ci me pariait des finances espagnoles. Celle de Guillaume
Tell a été écrite dans des circonstances analogues. »
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iosstn n
de Rossini. Il y arait en loi une source intarissable et toujours
fraîche de mélodies; que la nécessité le forçât à ouvrir et elles s'en
échappûent ti?es et jaillissantes. Mids c'est dans les plaiûrs du
far mente^ dans un épicuréisme voluptueux, bien plus que dans la
jde de produire et les satisfactions que procure la gloire que
Roenni, comme La Fontiûne, plaçât le bonheur de l'existence. En
1829, au moment où, selon son expression, après avoir composé
Guillaume Tell^ il déposa sa lyre, Rossini était devenu riche, bien
mdns par le produit de ses œuvres que par le résultat heureux de
spéculations financières où l'avaient engagé deux banquiers, ses
amis Agnado et Rothschild. Du jour où il se vit riche et en posses-
sion d'une gloire suffisante, Rossini, s'abandonnant à sa nature,
renonça à la musique. Il -n'avait pas en lui « le démon ».
L'aiguillon de la nécessité lui faisant défaut, il voulut goûter à sa
fantaisie les douceurs du repos et de la flânerie. Il y avait chex lui
du lazzarone napoUtiun. Admirons le génie de Rossini, mab recon-
naissons ce côté inférieur de sa nature. Il est vrai qu'un Rossini
travailleur, un Rossini s'acharnant à produire, i cultiver et à faire
fructifier ses dons naturels, n'eût plus été Rossini. Il faut le
prendre tel qu'il est, cooune Ia Fontaine; c'est un génie essentielle-
ment spontané, fait de divination et non de réflexion.
En 1836, Rossini rentra donc en Italie et se fiia à Bologne.
Presque toutes ses lettres de 1836 à 185i, sont datées de cette
ville. Il y menait la vie conforme à ses goûts, fidsant bonne
chère et jouissant des douceurs de l'amitié. En 1848, bien malgré
Id, il eut maille à partir avec la politique. Au mois d'avril,
une bande de soldats qui partaient pour la Lombardie rejoindre
l'armée de Charles -Albert, était allée jouer un air de musique
rosainienne sous les fenêtres de l'auteur de Guillaume Tell. Au
moment où il se mit à la fenêtre pour remerder, des sifflets
aigus se mêlèrent aux applaudissements et on cria : « A bas le
riche rétrograde I » Rossini furieux quitta Bologne pour aller
s'installer â Florence. Hais, quelques mois après, une lettre d'Ugo
Bassi, un moine patriote qui avait jeté le froc aux orties, et qui,
une année plus tard, devait être fusillé par les Autrichiens, vint
le solliciter de rentrer à Bologne. Rossini promit d'accéder à ce
désir dès que sa santé le lui permettrait. « Bologne, écrit-il, a tou*
jours été le centre de mes sympathies. C'est 1& que, dès ma jeu-
nesse, — et je le rappelle avec pkdsir, — j'ai appris l'art de la
musique et, qu'il me soit permis de le dire avec le poète,
// bel stile ehe nCha fatto onore.
« C'est à Bologne que, en me retirant du tumulte du monle*
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-78 . ROSSiWI
j'ai ëtabU ma demeure Iranqmlle et ma fortune, non point immensci,
comme quelqqes-uQS le croient, mais d'une médiocritë suffisante.
A Bologne, j'ai trouvé hospitalité, amllié et le plus grand de /ous
les bkns^ le repos des dernières amiées de ma vie. Bologne est
ma seconde patrie et je me glorifie d'être son enfant d'adoption. »
C'est ainsi que Rossini, adepte de la philosopliie d'Horace,
récitait à sa façon le procul jiegoliis et vantait les bienfaits du
repos,
Ce trésor si précieux
Qu'on en faisait jadis le partage des dieux.
' Rossini n'eût pas désavoué ces vers de La Fontaine, que sa.
prose ne faisait que paraphraser.
Dans cette même lettre, nous trouvons le passage suivant,
également digne de mention :
a J'apprends, écrit- il à Ugo Bassi, avec la satisfaction la plus
émue, que vous avez suggéré et que le public bolonais a adopté
l'idée de m'offrir l'occasion de reprendre l'exercice de ma profession
abandonnée en mettant en musique un hymne italien que vous
avez composé et que moi, en vrai et fervent Italien, je m'efforcerai
diadapter au chant et & l'enthousiasme de toute l'Italie, applau-
dissant, moi aussi, à notre grand, à noire magnanime soi;iverain,
le pontife Pie IX*. »
On retrouve dans cette lettre un écho de l'émotion patriotique-
intense qui agitait alors l'Italie et la prosternait aux pieds de
Pie IX. Rossini, lui aussi, sentait le besoin de se mettre à l'unisson
et se proclamait fervent patriote. Mais cet accès d'italianisme ne
fut pas de longue durée. L'épicurien, chez lui, ne tarda pas à
reprendre le dessus. L'hymne dont on lui offrait la composition
né fut même jamaifl écrir, et quelques années plus tard, en 185&,
Rossini» qui avait malgré tout la nostalgie de Paris, retournait
s'y fixer définitivement et devait y rester jusqu'à sa mort.
il aimait la France, et la France l'aimait. Cette attraction
mutuelle s'explique par une certaine conformité de tendances
que nous avons déjà notée entre l'esprit français €t le génie
rossinien. Nous sommes peu compétents pour démontrer cette
conformité au point de vue purement musical, quoique la verve
spirituelle du Barbier^ le classicisme harmonieux de Guillaume
Tell^ concordent pleinement avec les qualités qu'on se plait à
^Ro^iûLét^H né la même année guç Pie IX, en 1792.
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Rossim ta
reconnaître an génie français. Hais Rossini, qaand on l*étadie de
près, apparaît comme na esprit et an tempérament peut-être pins
fiwçsûs qultalien. Nous le comparions tout à Thoare à La Fontaine:
11 y avait également en lui dn Bëranger et dn Piron. De
Béranger, il avait les goûts bourgeois, la bonhomie narquoiset
le scepticisme légèrement bénisseur, l'épicuréisme sensuel, Tamonr'
profond, quoique dissimulé, de la popularité. Du second, l'esprit
'fbndërement irrévérencieux, la repartie prompte et la causticité
mordante. Les mots de Rossini sont célèbres. On en remplirait un
volume. Citons-en quelques-uns :
Vu jour, à Paris, le roi de Portugal, qui était atteint de la
déplorable manie de jouer du violoncelle, exécutait devant Rossini
une romance tirée d'un de ses opéras : « Que vous en semble.
Maestro? demanda le souverain-. — Mon Dieu, répondit Rossini,
pour un roi, ce n'est point trop mal. On sait, d'ailleurs, que les rois
n'ont de compte à rendre à personne. » Et, sans transition, comme
^ de rien n'était, avec une admirable désinvolture, il rappela au
^uverain la promesse qu'il lui avait faite de l'envoi d'un tonneau
de porto.
Une autre fois, le prince Poniatowski, sénateur de Tempire,
avec qui Rossini entretenait une correspondance suivie, le ren«
contra sur le boulevard. Le prince, qui se piquait, lui aussi, de
composer, le salua en ces termes : a Bonjour, collègue. — Tiens,
repartit Rossini, est-ce qu'on m'aurait nommé sénateur? »
Dans un pari avec un de ses amis, il avait gagné une dinde
troffëe. Comme l'ami tardait à tenir ses promesses : « Eh bien,
lai dit Rossini, à quand cette fameuse dinde? — Il faut attendre.
Maître*; la saison n'est pas encore propice aux truffes de bonne
qualité. — Ohl répliqua Rossini, c'est un bruit que les dindes
font courir. »
Les Italiens, certes, ont de l'esprit, mais, en général, pas de
celui-là. La repartie vive, acérée, qui excelle à égratigner légè-
rement l'épiderme, ou même, selon le cas, à enfoncer le trait,
à planter et à river le clou d'un mot, celle reparlie-là, d'essence si
authentiquement française, Rossini la possédait comme pas un.
Lw mots que nous venons de citer sentent leur Piron d'une lieue.
Une des choses qui frappent le plus dans cette correspondance
de Rossini, c'est l'importance qu'y tiennent les préoccupations
gastronomiques. Dans ses lettres il est coniinuellement question de
truffes, de macaronis, de fromages, de saucissons, d'olives, de
marsala, etc. A un de ses amis qui lui avait fait un envoi de
fromages : « Les deux gorgonzola, écrit-il sont arrivés en bon
état; je les admire avec la même ferveur avec laquelle j'ai admiré
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{0 BOSSIHI
les Anges de Raphaël et la Madone de saint Sixte quand je les ai
vos pour la première fois. » A un autre, qui lui expédiait sans
cesse des truffes études olives ; <c Mon bienfaiteur, lui écrivait-il, les
neiges qui couvrent les routes et nos toits font du mal à ma santé;
les douces émotions |que vous me donnez me maintiennent seules
en vie. » C'est ainsi que Voltaire, retiré à Ferney, écrivit aux
jeunes poètes qui lui adressaient, non des truffes, mais des pièces
de vers. C'est que Rossini fut, toute sa vie, et surtout en vieillis-
sant, un gourmet délicat, un amateur de cbère exquise.
Il était, on le sait, enfant de la balle. Fils d'un pauvre musiden
ambulant, il allait, dans sa jeunesse, jouer du cornet à piston dans
les orchestres qui accompagnaient les messes chantées. Générale^
ment, ces fêtes religieuses, selon la coutume italienne, se ter-
nûnaient par de joyeuses ripsdlles. Un de ses biographes prétend
même que c'est dans ces festoiements populaires qu'il sentit
s'éveiller en lui ces instincts gastronomiques qui tinrent une si
large place dans sa vie.
Rossini fut, en somme, comme on l'a dit i, un artiste de l'exis-
tence, dont il sut jouir largement, non seulement dans ses parties
les plus nobles et les plus élevées, mais aussi dans ses côtés infé-
rieurs et plus grossiers. Il avait peiné une partie de sa jeunesse.
Quand il eut conquis l'aisance, il en appréciables satisfactions ma-
térielles et ne mit aucune vergogne à les savourer.
Il avsût le tempérament heureux et il fut un homme heureux.
Toutefois, dans la correspondance de la fin de sa vie, il perce
çà et là une note de tristesse et de dégoût. Dans une de ses lettres,
il se plsdnt du peu d'urbanité que lui aurait témoigné Halévy :
« Je ne m'étends pas à ce sujet, écrit-il, j'en dirais trop. Je me
borne seulement à vous faire savoir que je nourris pour l'humanité
actuelle le plus profond mépris. » Mais cette note à la Scho-
penhauer est assez rare; elle contraste avec le tempérament habituel
de l'auteur du Barbier. Les misères et les souffrances inhérentes à
la vieillesse suffisent, d'ailleurs, à l'expliquer. Il y a des jours où
l'homme le plus heureux maudit l'existence et jette, comme le
feûsait Rossini, son mépris à la face de l'humanité.
La vogue grandissante d'Hàlévy et de Meyerbeer, qui avait suc-
cédé au triomphe de Guillaume Tell^ pesait néanmoins à Rossini.
Quand, pendant son séjour à Bologne, on le sollicitait de revenir
en France. « Je ne rentrersù à Paris, répondait-il, que quand vos
Juifs auront fini leur sabbat. »
Quand Wagner vint pour la première fois à Paris faire repré-
* Voy. la Minerva de Rome du 15 décembre 1901,
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iOBIlia 8t
senter le Tœmhmuser^ il obtint à grand peine d'être reçu par
Bofisini, car tel étsdt le prestige de ce dernier quHl étût presque
anssi £iBd1e de l'aborder qu'on soayerain ^ Wagner se présenta
hombl^nent comme an écolier timide oo un solliciteur bonteux.
«Richard Wagner I fit Rossini en se frappant le front, comme
pour essayer de se rappeler quelque chose; Richard Wagner! miûs
je me souviens d'avoir lu, il y a quelques années, un opuscule
d'on certain Wagner, qui disait beaucoup de mal de la musique de
Mozart, de Haydin ot aussi de la mienne. Seriez- vous, par hasard,
le même Wagner? »
Wagner balbutia des excuses. « Msds oui, mais oui, repartit
Rossini. Vous avez dit pis que pendre de cette musique I Pour moi,
cela m'est égal, parce que je ne suis rien, mais, croyez-le. Mon-
sieur Wagner, Mozart et Haydn avaient quelque talent. » Puis,
reprenant un ton plus affable, il entretint l'auteur du Tannhœuser
de ses œuvres à lui, de ses projets, de ses espérances, de la
réforme du drame musical, telle qu'il la concevait. « Dans notre
art, il n'y a pas de colonnes d'Hercule, n'est- il pas vrai, Monsieur
Wagner? Et je vous souhaite la fortune que vous méritez. » Et, ce
disant, Rossini se leva, interrompant l'audience et congédiant son
visiteur ni plus ni moins qu'un souverain.
Quand Wagner fut parti, Rossini dit à un de ses familiers :
« Enfin, je la lui ai flanquée à cette espèce d'Allemand [a quel
Tedeseaccio). Il ne reviendra plus m'emb... » Car Rossini, dans
l'intimité, avait le langage extrêmement peu châtié.
Rossini, hélas I ne prévoyait guère que la gloire de ce compo-
siteur, qu'il affectait de traiter de si haut, éclipserait un jour la
sienne et que TannAœuser détrônerait Guillaume Tell. Rossini,
coaime tout le public parisien d'alors, ne voyait dans Wagner
qu'un réformateur sans portée et un novateur maniaque et excen-
trique. Ces corsi et les ricorsi de la mode et de la popularité
devraient au moins servir à rendre modestes les grands hommes.
II
Rossini mourut à Paris, en 1868, rassasié de jours et de gloire.
Malgré un silence presque ininterrompu de quarante ans, la popu-
larité que lui avaient valu le Barbier et Guillaume Tell n'avait pas
subi d'éclipsé; ces deux chefs-d'œuvre maintenaient son astre au
zénith du ciel artistique. Il exerçait une souveraineté sans conteste.
* L^anecdote est racontée au long dans le livre de M. Gbecchi.
10 JAIfVIEH 1902. *
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82 ^ 10680!
Où saluait en loi le roi de là mélodie. II n'y a pas un artiste ou
un poète français, pas mèaae Victor Hugo, qui ait été considéré et
applaudi, en France, plus que ne le fut Rossini. Cette popularité
extraordinaire, il la devait peut-être à ce fait qu'aucun artiste
étranger ne fut autant que lui Français par le génie et le tem-
pérament. Il nous apparaît comme la compénétration la plus
parfaite qu'on puisse rêver du génie italien et du génie français :
possédant du premier, l'imagination, la passion, la verve, la
grâce; du second, la clarté, l'esprit, le sentiment de la mesure, la
belle ordonnance, l'équilibre naturel. Et de la fusion de ces
qualités si diverses est sortie cette synthèse magnifique qui fut le
génie rossinien. Gomme Virgile, comme Raphaël, comme Racine,
le seul nom de Rossini, de celai qu'on appelait justement le Cygne
de Pesaro, évoque en nous l'idée d'un génie fût de pureté, de
douceur et d'harmonie. Sans doute, l'opéra italien, qui enthousias-
mait nos pères, a vieilli; les goûts et la mode vont aujourd'hui
ailleurs, mais on y reviendra, comme on est revenu à la tragédie
classique après la débauche du romantisme, comme on revient &
toute forme d'art qui, malgré les injures du temps, porte en elle
des traces d'immortelle beauté.
Louis DE MORGINS,
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INTRUSE'
XV
La fin d'octobre, malgré la mélancolie de ses feuilles tombées et
de son soleil pâlisfant, parut moins triste à Madeleine.
Elle ne se sentait plus aussi seule, aussi désemparée. Savoir
Lucignan lout près d'elle, prompt à la soutenir, & la guider, à la
consoler, lui était un réel réconfort. Elle aimait à s'appuyer sur
cette tendresse virile et sûre, à laisser conduire son esprit las par
ectte sagesse discrète et dévouée. Celte délente bienfaisante qu'elle
éprouvait auprès de lui n'échappait pas à Frédéric et Tancrait, s'il
eût été nécessaire, dans sa volonté d'abnégation. A la voir si tou-
chante dans sa confiance, si docile à ses conseils, si reconnaissante
de son appui, il sentait s'épurer en lui l'ardeur de sa tendresse, se
fondre en respect et en piiié ses émois et ses troubles. Par délica-
tesse, il s'était interdit tout blâme, même léger, sur la conduite
d'André, et Madeleine lui en savait un gré infini : elle-même se
plaignait si discrtaement!
Du reste André se montrait plus aimable à présent que la tris-
tesse de sa femme n'éveillait plus en lui de confus remords. Un
instant contrarié par la maladroite plaisanterie de Gilbert, le soir
où il l'avait trouvée en tète à tête avec Lucignan, il était prompte-
ment revenu sur cette impression, ravi au contraire que l'assiduité
du jeune savant, en distrayant Madeleine, lui accordât à lui-même
une plus grande liberté.
— J'ai engagé Frédéric à dîner ce soir, disait-il quelquefois. Il
vous tiendra compagnie, je n'aurais pas voulu vous laisser seule et
j'ai promis d'aller au cercle.
A qui avait-il promis? Madeleine ne le demandait pas; mais
elle soupçonnait son mari de renouer peu à peu sans lui en rien dire
ses anciennes relations, et cette idée qu'il revenait, sans elle, à sa
vie d'autrefois, lui était horriblement douloureuse. Heureusement,
Lucignan arrivait pour chasser les idées noires et rétablir le calme
dans son esprit. Jamais pourtant il ne s'invitait de lui-même, comme
le faisait sans cesse Gilbert de Montlosson ; en revanche il épiait les
* Voy. le Correspondant des 25 novembre, 10 et 25 décembre 1901.
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Si lilTRUSI
plos fugitifs désirs de la jeune femme pour s'y conformer aussitôt.
Au milieu de novembre* Madeleine vit un jour arriver M"* Che-
neviëres. André était présent ; mais, après avoir salué la vieille fille
et échangé quelques paroles de politesse, il se hâta de sortir.
M""" Céline tira aussitôt une lettre de sa poche.
— Voici ce que j'ai reçu ce matin, dit -elle; cela vient de la rue
de Varennes.
— C'est du père d'André, répondit Madeleine, en parcourant
rapidement le court billet. Il est rentré depuis une dizaine de jours,
et me prie de passer à la Société. Il a des propositions à me faire.
— Allez -vous enfin lui dire la vérité? s'écria l'impatiente vieille
fille. Quand vous aurez copié toutes les miniatures de sa famille,
toutes celles de ses amis et connaissances, à quoi cela vous servira-
t-il, je vous le demande?
— Je ne le sais pas, ma bonne Mademoiselle. Mais je sais très
bien que je ne puis pas aller de but en blanc lui dire : « Regardez-
moi, je suis la femme d'André. » D'ailleurs, oncle Fred est de mon
avis.
Sur cet argument sans réplique, le débat fut clos, et dès le len-
demain matin, Madeleine reprit la route déjà presque familière de
la Société. Contrairement à son attente, M. de Saint-Avule ne lui
remit aucune miniature à copier, mais il lui fit une proposition qui
la remplit de trouble. Il lui offrait de venir, sinon tous les jours au
moins trois fois par semaine, passer quelques heures auprès de la
marquise de plus en plus souffrante. Madeleine lui ferait la lecture,
lui tiendrait compagnie surtout, pendant que lui-même irait à ses
affaires, au bureau de la Société.
Devant l'hésitation de la jeune femme, il insista :
— La situation ne serût pas difficile. Mademoiselle ; vous avez
beaucoup plu à M"' de Saint-Avule. Vous n'auriez en somme qu'à
vous tenir auprès d'elle, à sonner quand elle )e voudrait, à lui
donner sa potion, à lui arranger peut-être une fois ses coussins, je
sais déjà que ce n'est pas cela qui vous embarrasserait!... Mais, je
comprends, vous désirez consulter vos parents, c'est très naturel;
seulement, je vous prie de me donner une prompte réponse.. ., et
bonne, j'espère.
En le quittant, Madeleine passa rue des Saints-Pères, où Frédéric
avait loué un petit appartement.
Elle voulait le consulter tout de suite et pouvoir se décider sans
retard. A présent qu'elle avait Lucignan pour confident, sans négliger,
certes, ses vieilles amies, elle sentait un moins pressant besoin de
leurs conseils et ne jugeait plus aussi nécessaires les délibérations
à troi«.-
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OITftlISI tS
Ce fat Frédéric lui-même qui répondit à soo coup de sonnette,
n eut, en l'apercevant, le même mouvement de surprise contrariée
que quelques mois plus tôt, au palais d'Orsay. Mais, cette fois, cela
ne nuisit en rien à la cordialité expanûve de leur entretien. Il
aurait voulu pourtant faire comprendre à la Jeune femme Timpru-
daace de cette visite à domicilot seule, le malin, sans explication
I^usible... L'ingénuité de Madeleine le paralysa. Comment oserait-
il troubler cette candide confiance, élever de nouveau entre eux
cette raide barrière des préjugés et des convenances, alors surtout
qu'il la sentait s'appuyer sur lui avec un tel abandon d'enfant
souffrante et épuisée? Quand bien même elle viendrait chercher un
refuge jusque dans ses bras fraternels, aurait-il le courage cruel de
la repousser?... Il se répondait : non. Ce n'était plus lui-même qu'il
redoutait aujourd'hui Ce danger, la jeune feoune l'avait dompté,
sans même le soupçonner. Mais il cnûgnait la malignité d'un
hasard, un mot imprudent, une rencontre malencontreuse I Et ce
qui aggravait singulièrement les choses, c'est l'eoibarras où une
question d'André, par exemple, sur cette visite ipatinale, aurait
jeté Madeleine... Il était trop tard maintenant; rien ne pouvait faire
que la jeune femme ne fût montée chez lui.
— Là, conclut-elle, qu'en pensez-vous? Je n'ose vraiment
accepter ce rôle de garde-malade. D*un autre côté, il m'en coûte de
dire non : ce serait rompre tout à fait.
— Cela vaudrait peut être mieux, répondit Lucignan, qui voyait
moins d'avantages que d'inconvénients à ces tentatives secrètes.
Voulez-vous toute ma pensée, ma petite Madeleine? Eh bien, avec
la meilleure intention du monde et dans le grand désir d'assurer à
votre ménage un avenir de booheur, vous êtes en train de le laisser
s'envoler. En amour, il ne faut pas être trop prévoyant : aujourd'hui
assure demain, ne négligez pas aujourd'hui. Vous avez reconnu
que le point de départ de vos tristesses et de vos petits ennuis
actuels était votre refus d'aller vivre à l'étranger, comme le désirait
votre mari. Vous n'avez pas voulu renoncer à la tâche que vous
aviez entreprise avec toute Tardenr, tout le dévouement de votre
cœur. Pourtant, réfléchissez bien avant de vous engager davantage
encore dans cette voie. Il ne faut pas vous dérober à André, fût-ce
pour lui gagner sa propre famille. Vous avez auprès de lui non
seulement le bonheur, mais des devoirs.certains, auxquels vous ne
devez ni ne pouvez renoncer, quel que soit l'idéal auquel vous
en fassiez le sacrifice momentané. 11 est des flammes qu'il ne faut
jamais laisser éteindre, même pour aller chercher un plus ample
combustible. Vous me comprenez bien, n'est-ce pas, et me permettez
de vous parler comoie un grand frère?
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86 IMTROSE
Comme elle faisait signe que oui avec la tète et continuait à le
regarder, très attentive, ii continua :
— Aussi, je crois qu'il vaut mieux renoncer à cette séduisante
chimère de reconquérir à André Tintimité de sa famille. Admettons
que^ ne considérant rien autre, vous acceptiez la situation qui vous
est offerte; vous iriez presque chaque jour chez M"* de Saint-
Avule et je sciis bien certain que bonne, douce et charmante
comme vous l'êtes, sa sympathie pour vous se changerait vile en
réelle affection. Mais après, ma pauvre petite, qu'en feriez- vous
de cette affection, la jugeriez-vous jamais assez forte pour ré^ster
à votre aveu? Non, n'est-ce pas? Vous attendez une circonstance
miraculeuse, vous vous cramponnez à votre désir, sans vouloir
vous avouer qu'il est à peu près irréalisable et vous fermez les
yeux sur les dangers prochains, précis, immédiats de votre rêve.
Pardonnez-moi, mon amie, de souffler ainsi sur vos illusions; mais
il le faut, je le dois, c'est un devoir pressant de notre amitié. Voyez,
je donnerais tout au monde pour vous éviter un chagrin et je vous
fais pleurer. .
Deux grosses larmes longtemps contenues perlaient, en effets
entre les cils baissés de Madeleine et lentement coulaient sur ses
joues pâles. Lucignan prit la petite main qui reposait, inerte,
sur le bras du fauteuil, la déganta doucement et y mit un léger
baiser.
11 ne parlait plus, laissant à la jeune femme la pleine liberté de
réfléchir, de discuter, de juger ses paroles.
Ce fut elle qui rompit le silence.
— Je vous remercie de m' avoir parlé franchement, Frédéric,
de m'avoîr montré plus nettement bien des choses que j'entre-*
voyais un peu, mais dont je ne tenais peut- être pas assez compte.
Oui, je comprends bien qu'il y a un danger pour moi dans ces
préoccupations qui m'écartent, au moins en apparence, de la vie
d'André. Mais si j'ai maintenant un secret pour lui, c'est parce
que jamais il n'a voulu me dire le sien. J'agis, je le sais, contre
sa volonté. Mais croyez-vous que j'aurais pu seulement songer à
faire quelque chose en dehors de lui, malgré lui, si je n'avais
pas été cent fois témoin de sa souffrance et de son regret? 11 ne
me les disait pas, et son silence m'était plus pénible qu'aucune
plainte! Vous me dites que je risque mon bonheur... Peut-être I
Mais comment voulez-vous que je reste là, les bras croisés, à le
regarder mourir lentement? C'est impossible, impossible 1 Ahl vous
ne savez pas ce qu'on souffre, quand on aime, et...
Elle n'acheva pas, tremblante déjà d'en avoir trop dit.
— Enfin, reprit- elle plus calme, je verrai, je ïréfléchîraL Oui»*
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UTMnt m
jteut-ètre vaat-U mieux abandonner la partie et tâcber de ramener
André à ses projets de voyage : j'y penserai. Blerci de toat ce
que voos m'avez dit, je vois bien là une nouvelle preuve de votre
aoiitié.
Elle lui tendit la maîn, soucieuse de ne point lui faire de peine,
et de lui bien montrer qu'elle le comprenait. Pourtant^ elle ne
se rendait pas encore à ses raisons, quoiqu'elle en pressentit la
justesse.
— Vous comprenez, dit-elle avec un petit sourire d'excuse,
encore mouillé de larmes, c'est dur de renoncer tout d'un coup à
l'idée qui vou9 domine et vous absorbe depuis des mois; accordez-
moi au moins vingt-quatre beures de sursis pour être tout à fait
raisonnable.
— Pauvre douce petite I murmura Lucignan. Ah I si je pouvais...
— Il faut que je me sauve maintenant. Adieu I
Elle disparut dans l'escalier, tandis que, plein de tendresse et de
oonpasâon, le jeune homme, sur la porte, écoutait se perdre
ses pas.
Haddeine, naturellement, ne raconta pas à son mari l'emploi de
sa nmtinée. En rentrant, il la trouva occupée à peindre une feuille
de verre pour un paravent et ne lui posa aucune question. Le
déjeuner, l'après-midi, se passèrent sans aucun incident, et la
jeune femme, ayant à peu près réussi à chasser pour un moment
ses préoccupations, achevait assez bien sa soirée en faisant chanter
André, lorsque Gilbert vint tout gâter.
A peine eut-il dit bonjour qu'il se mit à la taquiner avec une
innocente maladresse :
— Eh bien. Madame, dit- il en riant, on vous y prend à faire des
visites noatinales chez de beaux messieurs...
— Gomment? demanda André, plus étonné qu'inquiet, tandis
que sa femme, d'abord subitement pâlie, sentait, l'instant d'aprèsi,
ses joues flamber de rougeur. ,
— Eh oui I à onze heures, dans un impeccable tailleur de drap
bien, en toque de velours, et un en- cas & la main. Madame émer-
geait d'un vieil hôtel de la rue des Saints Pères.
— Vous êtes donc allée chez Lucignan? s'écria André. Pourqaoi
ne me l'avez- vous pas dit?... Quelle idée d'aller chez lui toute
seule? On ne fait pas cela I
— Mon pauvre ami, tiens-toi bien, il n'est que temps, vois-tu?
N'est-ce pi^. Madame, reprit Gilbert, qui trouvait Madeleine très
sotte de ne pas mieux prendre sa plaisanterie?
Comme bien des homm^, il croyait presque lui faire une galan-
terie et s'imaginait en tout cas être aussi spirituel qu'inofiensif en
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88 INTRUSE
paraissant douter d'une vertu à Tabri de tout soupçon, et qu'il
savait inattaquable.
André lejsavait bien aussi ; pourtant il lui était désagréable de
penser que ^Madeleine lui avait caché cette visite incorrecte. Aussi
revint- il à la charge, trop sûr de sa femme pour hésiter à lui
demander une^explicalion en présence de Montlosson.
— Mais enfin, chère cachottière, pourriez-vous me dire quel motif
mystérieux et pressant vous conduisait ce matin chez Lucignan?
Madeleine, décontenancée, l'esprit en désarroi, murmura tout
bas quelques mots inintelligibles, et comme il renouvelait sa ques-
tion, Gilbert, qui commençait à douter de son à-propos, intervint
sur un ton plaisant :
— Mais laisse- la donc, voyons; ce ne sont pas des questions à
poser à une^ienune.
Madeleine s'était un peu ressaisie.
— Vous'avez raison. Monsieur; mais c'est bien de votre faute s
je ne puis pas préparer paisiblement ma petite surprise pour la fête
d'André.
— Mais nous n'y sommes pas encore I s'écria André, tout souriant.
— Ah! vous croyez que cela s'improvise, reprit Madeleine,
enchantée de sa trouvaille, vous vous imaginez peut-être que le
matin même je passerai au Louvre ou au Bon Marche vous acheter
une petite horreur à quatre francs cinquante?
— Non, non, Madeleine, je vous sais généreuse, et je vous crois
très capable d'aller jusqu'à neuf quatre-vingt-quinze.
Us se mirent à rire tous les trois, instinctivement heureux d'être
débarrassés de la contrainte récente.
— Eh bien. Monsieur, puisque vous vous permettez d'éventer la
mèche et de ruiner mes projets secrets, je vous condamne à venir
dîner avec nous le 29 novembre et à admirer ma surprise, mais à
condition par exemple de ne plus m' espionner.
— Madame, le mot est dur, si la punition est douce.
— Je ne retire ni l'une ni l'autre, répliqua Madeleine, enhardie
par sa frayeur, à peine apaisée. Vous m'avez gâté mon effet, je vous
en veux beaucoup.
Une seconde fois, Gilbert se demanda, avec une stupéfaction
profonde, s'il n'avait pas commis une lourde bévue. Heureusement
André semblait uniquement occupé à deviner la surprise de sa
femme.
— Mon Dieul Mon Dieul Qu'est-ce qui peut bien nécessiter le
concours d'un égyptôlogue? Vous n'allez pas m'offrir une momie?
Tout danger était décidément écarté. L'angoisse lourde qui avait
un moment pesé dans le petit salon acheva de se dissiper, quand
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umosi 19
André, attirant sa femme à lui, Tembrassa sur les cbeveaz avec un
soorire indulgent.
— Quelle enfant vous ètesl
Cependant, comme rien ne se perd ici-bas, comme aucune parole,
aucune pensée ne peut Jamais être complètement indifTérente et
inadvenue, il resta de ce petit incident une impression sourde et
latente qui, plus tard, se développa lentement dans le cœur d'André.
Chez Madeleine aussi, il raviva une méfiance inquiète et accrut
encore son antipathie pour l'ami importun qui se trouvait toujours
en tiers dans le ménage, et en tiers maladroit et dissolvant!
L'alerte avait été si vive, bien que son émoi concentré sur un
seul objet l'eût empêchée d'en sentir toute la portée, qu'elle résolut
sur-le-champ de ne plus s'exposer à de pareilles aventures et de
suivre les conseils de Lucignan.
EDe le lui écrivit dès le lendeoiain matin, en même temps que
le récit de ses anxiétés et le subterfuge auquel elle avait dtk
recourir. Puis, il s'agissait maintenant de trouver pour la fête
d'André quelque chose de peu ordinaire I
Quand elle eut en personne jeté sa lettre à la poste, Madeleine se
sentit plus tranquille. La décision prise la garantissait désormais
contre tout danger. Elle n'avaii plus qu'à s'occuper d'André, à
chercher à lui plaire minute par minute et rien ne serait plus doux
que cet unique souci.
Pourtant, elle ne pouvût sans un cruel regret briser définitive-
ment le cher espoir auquel depuis des mois elle se cramponnait,
renoncer pour toujours au projet patiemment préparé qui devait,
d'après elle, ramener tôt ou tard à son foyer le bonheur parfait et
la sécurité. C'en était donc fini du rêve si longtemps caressé :
jsunais elle n'aurait cette joie de dire à son André : « Venez, je
vous ramène à ceux que vous avez quittés pour moi. »
Une dernière fois elle s'attardait à ses chères rêveries, si souvent
interrompues, toujours reprises; elle évoqua encore, en se prome-
nant dans les larges avenues défeuillées et tristes, la vision obsé-
dante : André conduit par elle aux pieds de ses parents, un même
baiser les réunissant, elle et lui, dans un unique amour conquis et
retrouvé. « C'eût été trop de bonheur, soupira- 1- elle; allons, il
fiuit y renoncer! » Et pour affermir son courage, elle se répéta
l'aignmentation de Lucignan, si clairvoyante, A précise, si impla*
cablement juste. Non, vraiment, elle ne pouvût hésiter. Alors, elle
rentra chez elle afin d'écrire au marquis de Saint-Avule. Mais les
nK>ts ne venaient pas. Elle recommença trois fois sa lettre et ton*
jours la déchira, en regardant rêveusement les débris se consumer
dans la cheminée. Tantôt elle trouvait son billet froid et sec comme
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10 lATRUSE
une rupture, tantôt il lui semblait ému d'une inavouable émotion,
ou bien encore on pourrait la croire blessée, ofiFusqoée dans scm
refus sans motif précis.
André rentra et la trouva assise devant son feu, sur une dudse
basse, pkmgée dans une profonde méditation. Malgré ses efforts,
elle ne put complètement lui dissimuler sa préoccupation, et André
fit la remarque qu'elle était bien distraite ce jour-là.
— Vous pensez à Lucignan, peut-être, dit-il en riant.
Elle s'en défendit et s'excusa sur un mal de tète.
— Je vous accompagnerai jusqu'au ministère tout à l'heure; je
suis sûre que la promenade me fera du bien.
A part elle et sans se l'avouer encore formellement, renonçant à
vaincre la difficulté d'une lettre, elle se résolvait à aller une dernière
fois rue de Varennes.
L'après-midi, elle avait peu de chance de trouver le marquis et
elle pourndt, sinon charger ie garçon de sa réponse, du moins l'écrire
là-bas, en deux mots, sur une carte avec ses regrets.
XVI
Après avoir, d'un dernier geste, dit adieu à André, s'enfonçant
sous la voûte du ministère, et jeté autour d'elle un regard cir-
conspect, Madeleine s'achemina vivement vers le vieil hôtel des
Saint-Avule.
Pour la dernière fois, elle reprenait ce chemin souvent parcouru.
De chaque détour de rue, de chaque monument, presque de chaque
étalage surgissait le souvenir des impressions si vives, déjà
éteintes, des craintes, des espoirs qu'elle allait aujourd'hui ensevelir
à jamais.
Oui, il fallait tuer son rêve, détruire l'espoir tenace et cher
qu'elle avait pris pour un devoir, dont elle avait fait le but de tous
ses actes, de toutes ses pensées; il fallait renoncer pour toujours à
l'idéal de bonheur dont elle s'était leurrée; toutes ses anxiétés,
toutes ses larmes, toutes ses prières, toutes ses abnégations n'avaient
été qu'un absurde et inutile effort, puisqu'il fallait maintenant
quitter la partie engagée, disparaître juste au chôment où peut-être
on allait l'aimer I Cependant, il fallait avoir ce triste courage, se
dire résolument qu'elle s'était trompée, qu'à placer son devoir trop
haut, à l'élargir, à l'ennoblir, elle avait négligé d* humbles obliga-
tions quotidiennes, qu à vouloir son bonheur, le bonheur d'André
surtout trop beau et trop complet, elle avait failli compromettre et
perdre leur tendresse et leur joie*
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»TitU8l «
Absorbée dans ses pensées, 1q pas Insensiblement ralentU Made*
leine arriva pourtant à la porte du vieil h6tel et traversa la cour
pavée où attendait nne Victoria correctement attelée. Elle commen-
çait à gravir le large escalier de pierre, lorsqu'une porte s'ouvrit
brusquement au rez-de-chaussée, livrant passage au marquis de
Saint-Avole.
En reconnaissant la jeune femme, il eut une exclamation satis»
£adte.
— Ah [ TOUS Yoilà, mademoiselle; je suis bien aise de vous voir
avant de sortir : entrez donc chez moi.
— Mais, Monsieur, protesta Madeleine, je... ne veux pas vous
retarder; je venais d'ailleurs vous dire mon regret...
— Entrez donc, je vous prie..., répéta le marquis sans écouter ses
timides excuses.
Rapidement, il lui fit traverser les mêmes pièces qu'elle connais^
saitÂ&jà et, en dépit de ses indistinctes protestations, l'introduisit
dans le petit salon de M*"* de Saint- Avule.
— Chère amie, je vous amène M*'" Chenevières, que j'ai eu la
bonne chance de rencontrer dans le vestibule-
La malade fit un faible geste pour tendre la main à l'arrivante.
— Alors, Mademoiselle, vous voulez bien prêter un peu de votre
grâce et de votre jeunesse à une pauvre infirme? soupira-t-elle avec
le même sourire triste qui avait déjà attendri Madeleine. Soyez la
bienvenue! J'espère, je suis sûre, que nous nous entendrons très bien.
La jeune femme, sans vouloir prendre le siège qu'on lui indiquait,
allait dire nettement le but de sa visite, quand le marquis l'inter-
rompit :
— Excusez'moi, Mademoiselle, je suis obligé de sortir et je vous
laisse avec M"^* de Saint-Avule.
Il s'inclina devant elle, baisa la main de la marquise et laissa les
deux femmes seules.
— Assevez-vousdonc plus près de moi, reprit la malade..., prenez
cette chauffeuse. Vous voyez, vos miniatures ne me quittent pas.
Sur la table, en effet, sons ses yeux, le sourire d'André animait
les délicats visages des deux jumelles.
— Je suis très contente de vous voir auprès de moi; vous éclairerez
on peu mes longues journées monoiones et inactives, vous...
— Mais, Madame, j'en suis désolée, je vous assure I 11 ne m'est
pas possible de venir!
— Vous refusez? s'écria la marquise, pourquoi n'est-ce pas
possible? Les service^ que je vous demande ne sont ni pénibles
ni difiiciles?
Son accent trahissût une sourde irritation, qui froissa Madeleine.
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91 IHIRUSI
Elle comprit, en un éclair, combien cette volonté avait pu paraître
hautaine et dure à André.
— Je ne sais pourtant pas, Madame, si j'aurais pu vous les
rendre à votre entière satisfaction, répondit-elle nettement. En tout
cas, ils sont trop assujettisants pour que ma famille puisse me
laisser venir,
La marquise ne répondit pas. Les trsdts durcis, immobiles, elle
avait évidemment peine à se soumettre à la décision de cette petite
fille, de cette humble inconnue, si difficile sur les moyens de gagner
sa viel Madeleine n*osait plus la regarder. Elle n'osait pas non plus
sortir sans y être autorisée, et se demandait, un peu anxieuse,
comment finirait ce pénible silence. Enfin, la marquise eut une
légère quinte de toux, et étendit la main vers un plateau posé sur
la table. La jeune femme s'empressa de lui présenter le verre, et
voyant avec quels efibrts la malade se remuait, elle passa un bras
sous son coussin, et lui soutenant ainsi la tète, l'aida à boire,
attentive et délicate.
En s'étendant de nouveau, la marquise lui sourit.
— Merci, Mademoiselle, c'eût été doux d'être soignée par
vous.
Ce simple mot, le regard douloureux qui l'accompagnût, émurent
Madeleine.
— Madame, ce serait un si grand bonheur pour moi, murmura*
t-elle.
— Mais alors, arrangeons- nous, répliqua M""* de Saint-Avule.
Je ne serai pas exigeante : nous combinerons nos heures. Avec
de la bonne volonté de part et d'autre, on surmonte toutes les
difficultés.
— Comme je le voudrais I soupira Madeleine avec ardeur.
— N'est-ce pas, nous allons nous entendre? reprit la marquise,
un peu surprise, mais se rattachant fiévreusement à son désir. Je
vais vous dire ce qui me fait tant tenir à vous, chère Mademoiselle.
D'abord, vous êtes douce et bonne; cela se voit au premier coup
d'œil, et puis vous êtes à peu près de l'âge de mes filles... vous ne
leur ressemblez pas, pas du tout, et pourtant vous me faites penser
à elles, peut-être pour avoir fait leur portrait avec un si incompa-
rable talent. J'avais trois enfants, Mademoiselle, et j'en suis réduite
à demander à une étrangère ces soins qu'aucun d'eux jamais ne me
donnera.
Tremblante, Madeleine n'osait pas répondre. Quelle ironie I Au
moment même où on l'attirait à ce foyer qui eût dû être le sien,
elle entendait prononcer contre son André l'implacable arrêt. Elle
eut envie de tout briser une seconde fois, mais il était trop tard
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UTIOSK 93
maintenant. Son instinctive bonté, sa tendre pitié Tayaient livrée à
la marquise, trop habile ponr ne' point conserver ses avantages.
— Alors, c*est entendu; vous ne viendrez pas tous les jours; je
comprends, la rue Demours est très éloignée, mais vous pourriez
venir au moins quatre fois par semaine, n'est-ce pas? Tout de suite
après déjeuner, ou mieux encore, vous pourriez ven'r le matin
déjeuner ici.
— Oh! non. Madame, interrompit vivement Madeleine, ce n'est
pas possible. Il faut absolument que je rentre chez moi pour les
r^as.
— Je le regrette! Il aurait été bien plus simple que vous passiez
Ja journée entière ici I
— C'est impossible. Madame; tout ce que je pourrai faire, c'est
de venir trois fois par semaine, le matin^ de neuf à onze heures.
— Comme c'est court! Enfin, commençons ainsi, accorda la mar-
quise. Vous viendrez demain, n'est-ce pas?
— Oui, Madame, dit Madeleine en se levant.
Elle jeta un petit regard autour d'elle.
— N'avez- vous besoin de rien? Ne puis- je vous remettre un livre
avant de partir?
— Vous av^ raison. Donnez-moi cette revue, voulez- vous, Made-
nMHselle? Demain, vous épargnerez mes pauvres yeux. Au revoir!
Et Madeleine sortit, très mécontente d'elle-même, énervée de
s'être laissée engager plus étroitement que jamais, précisément
quand elle venait reprendre sa liberté I Pourtant, sous son irritation,
surnageait une petite joie intime de n'avoir pas encore rompu le lien
fragile qui l'unissait à la mère d'André. Elle serait toujours, en cas
d'urgence, à temps de le briser, tandis qu'il eût été impossible à
renouer... L'étonoement et la désapprobation de Lucignan l'inquié-
taient an peu aussi. Il la traiterait de faible petite fille et il aurait
raison. N'était-ce pas présomption et folie de sa part de vouloir
vaincre les pires difQcultés, les plus enracinées résistances, quand
elle était incapable de maintenir sa propre volonté, quand elle
était à la merci des circonstances? A moins que tout au fond
il n'7 eût une arrière-pensée à sa résolution, et qu'elle n'eût été,
ûnon complice, au moins indulgente et accueillante à ces circons-
tances contraires...
Madeleine entra donc, sans plus tarder, dans ses fonctions de
lectrice. Soit caprice de malade, soit qu'elle subit puissamment le
charme pénétrant de la jeune femme, la marquise se prit pour elle
d'une croissante sympathie. Les premiers jours, elle se contenta de
la fw^ lire, se bornant à l'échange de quelques paroles au début de
la séance, mais Uentftt elle prolongea les conversations ; et, à plu-
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94 IRtltnSf
sieurs reprises, tenta de pénétrer dans le secret de sa jeune vie.
Sans trop en avoir Tair, Madeleine résistait & cette bienveitlante
curiosité et esquivait les questions trop directes. Un jour pourtant,
elle ne fut pas aussi maîtresse d'elle-même. M""* de Saint-Avule
se plaignait de ses souffrances physiques et, par de longs soupirs,
donnait à entendre qu'elles étaient encore les moindres de celles
qu'elle subissait.
— Ah! chère Mademoiselle, vous ne savez heureusement pas ce
que c'est que l'inquiétude et la douleur! A votre âge, la vie semble
si pleine de promesses de joie que l'on souffre à peine des petits
chagrins d'un moment.
— Le croyez- vous. Madame ? s'écria la jeune femme, vous vous
tromperiez profondément.
La marquise la regarda étonnée, frappée par l'amertume violente
et inattendue de cette voix si douce d'habitude.
— Est-ce possible, ma pauvre enfant, que vous ayez déjà dea
peines? dil-elle avec un sourire indulgent. Rassurez-vous. Quelque
dures qu'elles vous paraissent, elles ne sauraient être bien graves,
ni surtout bien durables! Tout s'arrange à votre âge ; il n'est encore
rien pour vous de définitif.
— Non, Madame, tout ne s'arrange pas, et vous ne pouvez
comprendre ce supplice de faire, malgré soi, le malheur de ceux
qu'on aime par-dessus tout.
— Vous? faire le malheur des autres! Non, je ne crois pas celai
Madeleine serra les lèvres pour retenir son secret prêt à
s'échapper.
— Il y a pourtant des gens très bons qui peuvent empêcher le
bonheur autour d'eux, marmura-t-elte à mi-voix.
La marquise tressaillit.
— A votre âge, répondit-elle gravement, on ne saurait être bon
juge. La meilleure garantie de bonheur est encore la confiaiice en
l'affection et la sagesse de ceux qui connaissent la via.
Et comme pressée de clore un sujet douloureux, M"' de Saint-
Avule se fit faire une lecture.
Peu de jours après, elle demanda brusquement à la jeune femme :
— Comment vous appelez-vous? J aimerais vous appeler par votre
nom, chère enfant; M**^ Chenevières, c'est trop pompeux et pas
assez amical.
— Madeleine, Madame.
— - Madeleine? Non 1 Je ne veux pas vous donner ce nom, si doux
dans votre bouche, mais si pénible pour moi...
— Pourquoi? demanda inconsciemment Madeleine, très émue.
— Parce qu'il est pour moi le, synonyme de la honte et de la ^
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«TftOSI 95
douleur I P&ovre chère petite!... Voue dosner à tous le ixmii de...
cette iemme, c'est iflapoasiblel
— Pourtant, lladamev répliqua la jeune feoNue Mttdaio raidie,
je ne puis en changer, c'est sous ce nom que j'ai aimé, sous ce nom
§ue j'ai souffert, sous ce nom que je lutte pour mon honneur ta
mon bonheur..., ce nom, c'est moil...
Un extrême étonnement se peignait sur les traits de la marquise.
Jamais encore elle n'avait vu s'affirmer si nettement la volonté de
Madeldne. Sous la jeune fille charmante et douce qu'elle aimait,
apparaissait tout à coup la fempue ardente et passionnée, avec -qui
i'oB compte dans la vie.
Quoique froissée de cette brusque résistance, M"' de Saint-
Avole n'insista pas. Elle pressentait un douloureux mystère et déjà
aimait assez Madeleine pour accepter d'elle ce qu elle n'eût jamais
supporté d'une autre.
— Eh bien! gardez- le donc, acquiesça- telte à regret, puisque
vous y tenez tant I
— C'est le nom que m'a donné ma mère ; c'est ainsi que m'ap-
pellmt tous ceux qui m'aiment.
— Vous allez me forcer à vous le donner aussi, habile petite...
Madeleine; mais je vous préviens qu'il faudra toute votre grâce,
tonte votre bonté, tout votre charme pour eifacer la pénible impres-
BioD qu'il me produit. £ât-il possible qu'un même nom dé^gne
deux femmes si difiérentes : l'ange et le démon ; la douleur et la
coosolation de ma vieillesse?
Cette fois encore, Madeleine fut sur le point de tout avouer. Et
pourtant, elle ne dit rien ; en dépit des blessures, des froissements
qu*oo lui infligeait iu volontairement, elle se rendait compte qu'elle
tenût une place dans la vie, dans le cœur de sa belle-mère; qu'elle,
la repoussée, l'intruse, était aussi la dispensatrice de joie, celle
qu'on attend et qu'on désire. Un jour viendrait-il oii cet attache-
ment sendt assez fort pour dominer les préjugés, pour étouffer les
préventions? L'aimerait-on jamais assez pour lui pardonner d'avoir
pris ce titre de fille dont elle embrassait les devoirs avec un si
tendre dévouement?
Elle passait par toutes les alternatives de l'espoir et du découra-
gement Avec cela, cette vie en partie double était parfois difficile
tt dangereuse. A peine André était-il parti le matin pour son
ministère qu'elle sortait à son tour, le plus souvent prenait un
fiacre et arrivait, non sans inquiétude, rue de Varennes. Elle se
cachait comme une coupable, tremblant toujours qu'une fâcheuse
micontre vint tout dévoiler.
Un jour André, ayant oublié des papiers, revint sur ses pas et
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96 INTRUSI
rentrani chez lui une demi-heure après en être sorti, ne trouva plus
Bladeleine; cette absence imprévue le mécontenta et, au déjeuner, il
ne le dissimula pas.
— Eh bien, où êtes-vous donc allée ce matin? Chez Lucignan,
sans doute, toujours pour me préparer quelque surprise, n'est-ce
pas?
Cette brusque attaque, ce ton hostile déconcertèrent Madeleine,
— Mais non, mon ami, balbutia-t-elle.
— Où étiez -vous donc?
— J'étais sortie; je ne pensais pas vous contrarier ; je suis allée
au Bon-Marché j basarda-t-elle, très troublée, ignorante encore de
ce qui motivait les reproches d'André.
— Vous y allez bien souvent au Bon-Marché et je ne vois pas
que vous en rapportiez grand chose.
La jeune femme ne put réprimer ses larmes.
— Hais que vous ai -je fait, André, pourquoi me parlez -vous
ainsi?
— Rien, vous ne m'avez rien fait! Un mari n'a sans doute pas le
droit de savoir où va sa femme, ce qu'elle fait, chez qui elle passe
ses journées.
— André 1
— Evidemment, je suis ridicule et tyrannique parce qu'il me
déplaît de vous voir courir du matin au soir, sans même savoir où
vous allez.
La tète dans ses mains, Madeleine n^essayait plus de réprimer ses
sanglots. Sans tenter une excuse ou une explication, elle pleurait,
incapable de répondre.
André eut un remords. Il sentait bien qu'il avait dépassé la
mesure et que cette chère tète innocente ne pouvait abriter de cri-
minels secrets; mais il sentait aussi qu'elle n'était plus la même;
qu'il n'était plus, lui, le maître de toutes ses pensées, comme autre-
fois; il savait qu'en sou ingénuité Madeleine pouvait être impru-
deute et de toutes façons, il souffrait, par brusques éclairs, de la
voir se retirer de lui. Il s'approcha d'elle, et relevant le visage
humide, posa un baiser sur les yeux bruns.
— AlloDS I ne pleurez pas ainsi, mou amie, je ne voulais pas vous
faire de peine; mais pourquoi devenez-vous mystérieuse et cachot-
tière, pourquoi ne pas me dire tout simplement ce que vous
comptez faire, comme autrefois? Je ne suis pas un mari bien
gênant. Pourquoi avoir des secrets pour moi 7
— Et vous, mon André, pourquoi me cacher vos ennuis ou vos
peines? murmura-t-elle eu passant ses bras autour du cou de son
mari.
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UITRUSC 97
— Mais je ne voos cache rien, petite folle; Je n'ai ni ennui ni
peine. Je n'd que de la joie et de Tamour, puisque je vous ai, vouai
Chassez vite les idées noires; nous n'allons pas nous quereller
comme deux enfants; et surtout ne me chargez pas de torts iooiïtgi-
naires, pour vous donner des droits de représailles.
— Non, certes, je ne vous charge pas.
Alarmé pour son propre compte, André n'osa pas revenir sur ses
griefs, et une tendresse plus vive rayonna, pendant quelques jours,
dans le ciel incertain du jeune ménage. Mais de ces doutes évanouis,
de ces nuages passagers, il reste pourtant un souvenir qui revient
aoi heures mauvaises et, peu à peu, traîtreusement, pénètre dans
les âmes.
A quelques jours de là, André se réveilla, un matin, avec la
migraine. Il se leva tard, attendit, hésita, et finalement ne sortit
pas de la journée. Ce petit incident parut à Madeleine presque une
catastrophe.
Elle devait aller rue de Yarennes : impossible d'être fidèle à son
rendez-vous, impossible même de s'excuser et d'avertir, car elle ne
pouvait quitter son mari pour courir jusqu'à la poste, et encore
moins confier un message à l'indiscrétion curieuse des domes-
tiques. Vainement, elle chercha un prétexte pour s'échapper, espéra
la visite de M"* Céline ou de Frédéric, les heures se traînèrent
monotones et impitoyables, et quand cette sombre journée d*hiver
s'acheva enfin, Madeleine était brûlante de fièvre.
Le lendemain, elle courut chez la marquise, humble et embar-
rassée de son incorrection forcée.
— Vous auriez dû au moins m'avertir, lui dit un peu froide-
ment la mère d* André. Je comprends qu'un empêchement impévu
paisse vous retenir chez vous, mais il est toujours possible d'écrire
ou de faire écrire.
Toujours possible I . . . .
Madeleine ne répondit rien. Quelle explication eùtelle pu
fournir?
II resta de cet incident un peu de froideur et de contrainte pen-
dant un jour ou deux ; puis cette pénible impression se dissipa à son
tour, et Madeleine se seotit peu à peu devenir indispensable. Elle
venait souvent aussi l'après-midi maintenant. Sur la proposition de
M"* de Saûnt-Avule, elle avait apporté ses pinceaux, et causait
tout en peignant des miniatures. Cette occupation avait le double
avantage de rendre moins dangereuses les longues heures de cau-
serie avec la marquise et surtout de permettre à la jeune femme
de présenter à son mari, avec son travail, une sorte de justificatiqn
de l'emploi de son temps. Elle était même allée quelquefois à un
iO JAHVIIR 1902. 7
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91 iNTRtlSE
cours de peinture, boulevard Sadot-Germain, afin de pouvoir plu»
lasément donner un motif de ses fréquentes sorties.
C'était Lucignan qui lui en avait fourni Tidée. Il n'avait pas vu sans-
un vif déplaisir Madeleine s'engager de plus en plus dans une voie^
à. dangereuse pour son bonheur. Mais à présent que toutes ses
observations avaient échoué, au moins voulait-il de tout son pouvoir
Faider à éviter les écueils. Ce n'était point chose facile, car il devait
mettre à son intervention une réserve extrême. Plus expérimenté
que la jeune femme, il avait deviné chez André une vague jalousie
où elle voyait seulement une taquinerie et une plaisanterie déplacée.
Aussi les appuis étaient rares pour la pauvre Madeleine I Elle ne
pouvait plus guère, occupée comme elle Tétait, aller ouvrir son
cœur à ses vieilles amies de la rue Demours, et M"* Céline, retenue
auprès de sa mère, plus malade encore dans la mauvaise saison, ne
venait presque jamais chez son ancienne élève. M. Largier n'était
pas non plus un secours pour sa nièce. Il l'aimait cependant d'une
affection profonde et peu expansive, mais il se sentait maladroit
auprès d'elle, plus incapable encore de lui parler que de la com-
prendre; il éprouvait un mélange de pitié et d'admiration envers
cette enfant si exigeante pour son bonheur et cependant avide de
souffrances, a Pauvre petite! Elle ne sait pas fermer les yeux, pen-
sait-il souvent. Elle est trop absolue! En ce monde où tout est reUtif,
quelle moisson de chagrins elle se prépare, si elle va cueillir ainsi
toutes les fleurs douloureuses qui borderont sa route. »
Il se savait impuissant à la convaincre et se bornait à lui répéter
de loin en loin ses formules familières : « Soyons pratiques, ne
demandons pas à la vie plus qu'elle ne peut donner! » Il chargeait
ses actes de traduire ses sentiments mieux que ne le faisaient ses
paroles et ne ménageait pas les cadeaux. Averti par Frédéric, il
n'oublia ni la fête d'André, ni le soulier de Noël, encore moins le
premier jour de l'an. Il envoyait assez souvent des places de théâtre
au jeune ménage et s'abstenait de les y accompagner, a Cela vaut
mieux pour eux et pour moi, disait- il à Frédéric. Madeleine voit
que je pense à elle; cela suffît, et je doute que mes travaux politiques
fussent un sujet de conversation très agréable pour son mari. Moi-
même, je ne tiens nullement à fréquenter trop assidûment le fils
du marquis de Saint-Avule. A ne consulter que mes préférences^
f aurais choisi un autre mari pour Madeleine, et elle ne s'en serait
pas plus mal trouvée I n
11 glissait un regard significatif vers son jeune beau-frère et
reprenait avec un soupir :
— Que voulez-vous, mon cher? Pendant que vous faisiez la
cour aux reines antiques, ce beau monsieur est venu prendre le*
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CQsm de notre enfant, et je n'avais^ pas le droit de m'opposer à ce
qo'eile prenait pour le bonheur. Il faot être bgiqoe avec soir
même et ne pas refuser la Ubertô qu'on réclame t«u3 les jours I
XVll
L'hiver s'écoulait dans cette anxiété vague qui n'est pas la
douleur, mais qui interdit la joie. Le brouillard burd, la pluie
fine et insaisissable assombrissaient une terne journée de février
H)(i Madeleine se sentait particulièrement abattue. Le front appuyé
k la fenêtre» emmitouflée d'un châle, elle regardait s'écouler i
travers les grilles du balcon les minces filets d'eau, tandis que
lentement tombait le jour gris. Dans la rue déserte, au pavé
gluant, pas un bruit» pas un passant. Avec un geste las, elle revint
i son fauteuil, s'allongea paresseusement dans l'ombre envahis-
sante qu'écIaindeDt par instants les grandes flammes du foyer,
fugitives et mobiles. Depuis deux jours, elle gardait la chambî^e :
un peu de fièvre, un peu de bronchite, la grippe annuelle qu'il
est bien difiicile de ne point accorder en tribut i l'hiver. Elle avait
lutté tant qu'elle avait pu contre le malaise, mais un soir, André
l'avait trouvée si fiévreuse, si brûlante, qu'il avait aussitôt appelé
le médecin et depuis lors, elle était consignée an coin du feu.
Elle n'avait point osé tricher, se sentant vraiment souffrante;
mais ces quarante-huit heures de réclusion lui semblaient inter-
minables. Elle avait laissé la marquise plus accablée que de
coutume et plus affectueuse aussi i son égard. Son absence avait
dû lui causer une vive contrariété.
Heureusement, cette fois-ci, elle avait pu la prévenir, en glissant
on petit bleu dans une lettre adressée à M*^* Céline et la priant dt
le faire parvenir.
Madeleine se sentait toute triste et angoissée : dans ces grandes
journées vides, elle avait trop réfléchi, trop retourné en tous sens
ses pensées; les douloureuses surtout, les inquiètes, celles dont la
fièvre triplait l'effroi ou la blessure!
Lucignan n'était pas venu. Il s'était contenté de lui envoyer dea
fleurs avec un mot affectueux, mais banal ; et de n'avoir pas son seul
ami, en ce moment où sa présence lui eût été secourable, lui can-
nât un intime froissement.
Pais, en réponse à sa lettre d'excuses, M'^* Chenevières venait d»
loi transmettre un mot du marquis, plutôt aimable, il est vrai, mais
accompagné des trois cents francs qu'il lui remettait chaque mois à
•cette date. Et elle ne pouvait s'accoutumer à recevoir ainsi )b
{Miemeat monnayé de son dévouement et de ses soins. Elle avait
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100 ihtrusb
déposée, intacte, à côté des autres, cette enveloppe cachetée. Pour-
quoi les retirait-elle sdnsi soigneusement au plus profond de son
petit bureau? <c Je les remettrai i André plus tard, se disait-elle,
quand il saurai » Mais saurait-il jamais? Pourrait-elle jamais lui
râréler son mystère d'amour? 11 était bien changé avec elle depuis
Ym passé! C'en était bien fini, des douces soirées en tète-à-tète,
blottis tous deux dans le même fauteuil, des menues confidences»
des enfantillages tout ensoleillés de tendresses.
A présent, quand Gilbert ne venait pas, ou qu'il ne sortait pas
lai-même, André causait languissamment, bâillait, s'étirait, sans
prendre nul souci de dissimuler son ennui. Gomme il avait été court,
leur bonheur, et toujours haletant, incomplet 1 Pour André même,
avait-il jamais existé, empoisonné par de constants regrets, d'invin-
cibles remords? Dans son amour plein de pitié, elle n'avait pas le
courage de lui en vouloir de ses froideurs, de ses distractions, de ses
brusques sautes d'humeur qui, pourtant, la faisaient tant souffrir t
On frappa à la porte. Dans l'obscurité presque complète, bien
qu'il fût à peine quatre heures, Madeleine sursauta.
— Entrez, cria-t-elle nerveusement.
Lucile s'avança, indécise et tâtonnante.
— G' est une dépèche pour madame I
— Ah 1 donnez vite, s'écria la jeune femme .
Et tandis que la femme de chambre allumait une lampe, Made-
leine, agenouillée, lisait, à la lueur vacillante du foyer, ces quelques
mots tracés d'une main hâiive par M^"* Géline : « On est venu vous
chercher ici de la part de monsieur. Elle est très malade et vous
réclame. A vous de cœur. Céline. »
— Donnez-moi mon chapeau, dit-elle, en se relevant, et allez
me chercher une voiture.
— Madame n'a pas de mauvaises nouvelles? demanda Lucile,
frappée de la pâleur de sa maîtresse.
— Non, non, répondit-elle précipitamment, mais je suis obligée
de faire une course, je serai de retour bientôt, avant Monsieur.
Ne lui dites pas que je suis sortie, ajouta- 1- elle, rouge d'embarras,
il craindrait que je ne me sois rendue plus souffrante. Mais il faut
absolument qne j'aille chez une amie qui a besoin de moi.
Tout en donnant ces gauches explications destinées à couvrir son
échappée, le cas échéant, Madeleine s'habillait hâtivement. Puis elle
descendit pour ne pas perdre une seconde et monter plus vite dans
la voiture qu'on avait été lui chercher. Un reste de prudence lui fit
pourtant jeter au cocher, en présence du valet de chambre, une
adresse de fantaisie qu'elle modifia en route.
Enfin! elle arriva. A son coup précipité, la sonnette ne répondit
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JRTBnSI 101
pas : mais la porte s'ouvrit sans bruit et, d'une voix assourdie, le
Tîeux senriteur murmura en réponse an regard anxieux de
Madeleine :
— M** la marquise est bien mal : le médecin va revenir. M. le
marquis attend Mademoiselle.
Elte rejeta d'un geste rapide son lourd manteau sur les bras du
domestique et le précédant à travei^ les appartements :
— Ou est-elle I... dans sa chambre?
— Non, dans le petit salon. On n'a pas osé transporter M** la
marquise.
Déj^ la jeune femme était devant la porte ; très doucement elle
tourna le bouton et pénétra dans la petite pièce familière où elle
avait passé tant d'heures. Etendue sur sa cbûse longue, soutenue
de tous côtés par des oreillers, la marquise était immobile, le visage
diminué de moitié, atrocement contracté par la souffrance. Presque
aussi pâle qu'elle, M. de Sûnt-Avule, assis sur une chaise basse, la
contemplait avidement.
Au bruit léger que fit Madeleine, il se leva et, lui tendant la main,
dit à voix basse :
— Je savais bien que vous viendriez! Elle vous a réclamé tout
de suite : elle veut vous voir; vous savez combien elle vous aimel
— Hais qu'a-t-elle? Que dit le médecin?
— C'est une crise cardiaque. Elle a souffert beaucoup : à force
d'éther et de morphioe, elle est ud peu calmée maintenant ; mais le
mal n'en est pas moins grave! Le médecin va revenir incessamment,
tenter d'autres remèdes...,. quoiqu'il ait peu d'espoir!
En dépit de sa fermeté, la voix du marquis mourut dans un san-
glot brusquement comprimé. Cette douleur virile faisait mal à voir.
— Puîs-je m'approcher? demanda Madeleine, très émue.
— Oui, oui, elle sera contente de vous voir.
— Madeleine! appela justement la voix faible de la malade.
— Me voici, Madame, je viens vous soigner, vous guérir...
— Chère petite...
— Ne parlez pas, cela vous fatigue.
Elle mit un baiser timide sur la main émaciée de M*** de Saint-
Avule et s'agenouilla tout près d'elle, attentive au moindre signe,
au moindre souffle. (In remous d'idées confuses et douloureuses
sonnaient comme un glas affolé dans sa pauvre tète en feu.
Eh! quoi! la mère d'André allait mourir; les heures, les minutes
étaient comptées peut-être, et elle restait là, inerte et impuissante,
àvoh* accourir l'irréparable! Mais que faisait- elle à ce chevet de
mourante, si elle ne pouvait y appeler André, si cette place qu'elle
usurpait, elle ne pouvait la lui céder, si elle ne pouvait enfin, à
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102 UTaOtt
force d'amour et d'angoîssesy arracher aux lèvres blêmes^ prêtes à
se fermer pour toujours, le mot de pardon et d'amour qui ranime-
rait une autre vie éteinte? La mère d'André allait mourir, et il n'en
savait ri^ I 11 aUait rentrer paisiblement chez lui. Quelle serait sa
surprise, sa colère, en n'y trouvant plus ikladdeine! Tout allait se
découvrir maintenant! Lui pardonneradt-il jamais de ne l'avoir point
appelé en cet instant suprême, d'avoir kdssé passer lâchem&it la
mort sans lutte et sans révolte?
Violemment Madeleine se releva ; elle v<Milait sortir, télégraphier
à André, quoi qu'il arrive.
D'un geste impérieux le marquis l'arrêta.
— Restez, Mademoiselle ; vous ne pouvez la quitter en ce momeat
où je dois sortir moi-même.
— Rien qu'un instant; je vais à la poste prévenir que je reste.
— Merci; je vais le faire pour vous, puisque moi-même il Catat
que je sorte. A vous seule je puis la confier quelques minutes. Je
vais revenir.
Un mouvement de la malade les arrêta tous deux.
— Roland! appela- t-elle faiblement.
11 s'élança vers la chaise-longue et se pencha sur la marquise
pour l'écouter et lui répondre. Que disaient-ils? Allait-on enfin
appeler André? Madeleine, fléchissante d'angoisse, s'appuyait à un
fauteuil, les mains crispées dans une ardente prière. Ses tempes
battaient si fort qu'elle n'entendait que leurs coups pré- cipités,
étouffant le bruit faible des mots prononcés très bas. h Une crise
cardiaque, répétait-elle machinalement, une crise cardiaque. Il ne
faut pas d'émotion ; je ne puis pas me jeter à ses pieds, la supplier,
la conjurer d'avoir pitié de nous! Non, il ne le faut pas; je la
tuerais! Que faire, alors? et le temps passe! et tout à l'heure, il
sera trop tard! Mais pourquoi suis je Ul si je ne puis rien? Ahl
l'atroce supplice! »
Enfin, d'un signe, le marquis l'appela.
— Je vais revenir le plus tôt possible ; si le médecin vient
en mon absence, vous voudrez bien lui dire de m'attendre et...
— Oui. • . , oui. . . y interrompit la malade impatiemment ; allez^ mon
ami, allez vite !
— Je pars, je veux seulement pri^ MademoiseUe...
— Ne craignez donc rien« Elle fera ce qu'il Êiut Cahre.*., n'eat-ce
pas, ma chère enfant, ma chère fiUe? vous ne m'abandenaerez
pas? Mais partez donc, Roland I
Et tandis que Madeleme, bouleversée pu* la maternelle apfhdla-
tion, ivre de joie et de désespoir, demeurait seule auprès da la
mmurante,M. de Saiot-Avule sortit rapidement
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UITRUU lOS
XVIII
Six heares sonDaîent. André, accompagné de quelques camarades,
fraDcbi^sût la porte du ministère en allumant une cigarette, quand
le concierge courut derrière lui.
— Monsieur, voici une lettre qu'on vient d'apporter pour vous à
llnstant. Il parait que c'est très pressé.
— Ah I s'exclama le jeune homme, tremblant que le malaise de
Hadeldne ne se fûit brusquement augmenté. Elle n'éudt vraiment
pas bien depuis deux jours, et sans qu'il y eût lieu de slnquièter,
cet état le préoccupait pourtant.
Hais il n*eut pas plus tôt jeté les yeux sur le billet qu'une violente
ànotion le cloua sur place. Il lut deux fois les courtes lignes.
« Ta mère très malade désu*e te voir, viens tout de suite et
amène ta femme. »
11 s'élança dans la rue, sauta dans un fiacre qui passait. Son
premier mouvement fut d'idler d'abord rue de Varennes dans le vieil
h6tel familial qui se rouvndt enfin pour lui et où sa mère se mourait.
Car il n'y avait pas d'illusion possible, il le sentait à cette phrase
laconique du marquis, qui ne désarmait pas, lui, et ne s'inclinait
que devant la dernière volonté de la mère, devant ce désir ultime
ée revoir encore le fils unique.
Mais aussitôt il se reprit. '
— Non, pas là, rue Greuze, d'abord, 6, et vite, dix francs de
guides I
Oui, il vaUût mieux obéir de point en point; on lui disait :
« Amène ta femme », il fallait d'abord aller la chercher. Mais
qu'elles étaient longues ces avenues, qu'elles et aient interminables,
les minutes! Vingt fois, pendant le trajet, André relut le billet de
son père, cherchant un sens qu'il n'aurait pas compris d'abord,
étudiant comme des symptômes les moindres détails de l'écriture;
mais non, il n'y avait rien de plus que ce qu'il avai t vu du premier
coup. Sa mère, très malade, lui pardonnait; elle voulait le voir
BU a^vec lui, Madeleine, donc c'étût plus qu'une dernière tendresse,
c'était bien une volonté de pardon et d'apaiseme nt. Pourquoi était-
dle apportée par l'agonie? Pourquoi le geste miséricordieux n'était-
il que le geste suprême que la mort interrompt?
Toute la tendresse des anciennes années reflaût passionnément
à son cœur. Il pleurait les jours perdus loin de cet amour maternel
prêt à s'éteindre maintenant. Il souffrait mille tortures et malgré
tout, une joie de délivrance rayonnait sur son chagrin. Il songea
tout à coup, comme la vcnture toumsdt déjà dans la rué Greuze,
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104 , IRTAUSK
qae Madeleine ne savait rien de ses peines de famille, qu'il faudrait
la prévenir, lui expliquer... Mais elle aurait vite compris, elle
serait indulgente et bonne, et par amour pour lui, par pitié devant
le malheur, elle ferait taire le premier froissement trop naturel.
En courant, il monta Tescalier, sonna impatiemment et à peine
la porte ouverte, se précipita dans la chambre de Madeleine.
Elle était vide.
— Madeleine 1 Madeleine! Où êtes-vous? appela- t-il, en parcou-
rant l'appartement. Où est Madame? cria-t-il à Lucile.
— Madame est sortie vers quatre heures; elle a dit qu'elle ne
tarderait pas à rentrer.
— Elle est sortie? A quatre heures? Elle n'a pas laissé un mot
pour moi? Elle n'a pas dit où elle allait?
— Non, Monsieur; même Madame comptait revenir avant Mon-
sieur et elle n'aurait pas voulu que Monsieur sache qu'elle était
sortie malgré la défense du médecin... Mais du moment que Mon-
sieur est revenu le premier 1...
Si grande était l'émotion d'André qu'il ne songeait même pas à
la dissimuler. Aussi, promptement enhardie et fière de son impor-
tance accidentelle, Lucile compléta les renseignements :
— Madame a reçu une dépêche; elle a envoyé chercher une voi-
ture et elle est partie tout de suite.
— Et elle n'a rien dit? Point laissé d'adresse? répéta André, en
passant la main sur son front, comme pour rassembler ses idées.
Allons, je repars; si Madame rentre, vous lui direz... ou plutôt
non, vous ne lui direz rien... Que je suis venu et reparti.
Il redescendit précipitamment, monta dans la voiture qui l'atten-
dait, et s'enfonça dans la nuit trouée çà et là de lueurs falotes
voilées de brouillard et de pluie. Mais que lui importait le temps,
que lui importait l'heure? II ne pressait plus le cocher maintenant.
11 arriverait toujours trop vite, puisqu'il arriverait seul, sans expli-
cation, sans excuse! Où était Madeleine? Pourquoi, malade, — ,
car elle l'était réellement, — s'enfuyait- elle en cachette, sans un
un mot, sans un prétexte?...
Ei toutes les sorties inavouées, toutes les allures mystérieuses de
la jeune femme, ses rougeurs, ses contraintes, tout se dressait
maintenant sinistrement devant lui, comme des coupables démas-
qués à l'appel sévère du juge. Elle n'était plus là, l'enjôleuse, pour
endormir les soupçons par ses yeux innocents, ses paroles cares-
santes! Les faits, rien que les faits, qui parlaient éloquemment et
criaient contre elle sans recours possible! Sot qu'il était, aveugle
qui ne voyait pas ses intrigues avec Lucignan, qui se laissait jouer
par cette enfant hypocrite et perverse!... « Oui, hypocrite et per-
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MTfiUSf 103
yerse », pronoDça-t-il à demi- voix, comme poar rendre son juge-
ment sans appel.
Mais à entendre ces mots impitoyables, son cœur eut une révolte.
Etait-ce bien à sa femme qu^il osait les appliquer, à sa petite Made-
leine, si douce, si tendre, si amoureuse? Il eut envie de s'age-
nouiller dans le fiacre étroit pour demander pardon i l'image aimée
d'un tfl blasphème I II se rappela les jours heureux, les tendresses
exquises de Madeleine, ses mots à elle si caressants, la douceur de
sa voix, l'enivrement de son regard. Et tout cela aurait menti?
Non, ooD, ce n'était pas possible 1
Et c'était vrai, pourtant I 11 était vrai qu'un soir, pour attendre
Lucigoan, elle avait refusé de le suivre; il était vrai qu'elle sortait
sans le dire et revenait toujours les mains vides de courses imagi-
naires dans les grands magasins. Il était vrai qu'elle avait poussé
l'audace Jusqu'à se rendre cyniquement chez Frédéric; une foison
l'avait vue, mais combien d'autres visites avait- elle faites impu-
nément? Et ce soir, ce soir même, tandis qu'à son bureau il s'in-
quiétait pour elle, elle s'échappait pour aller le rejoindre, sans
doute I Ahl quelle torture 1 Et il fallait que ce fût aujourd'hui, à
l'heure même d'une réconciliation tardive, alors qu'il n'avait pas le
droit de disposer d'une seule minute, qu'un pareil malheur vint
s'abattre sur lui! Ses parents étaient cruellement vengés! Ils
avaient donc raison contre lui quand, fort de son amour, il croyait
pouvoir tout braver. Qu'était sa souffrance de tout à l'heure auprès
de celle ci? L'avenir sombrait comme le passé; toute lumière, toute
joie se noyait dans un abtme de désespoir et de remords.
Comme il traversait le quai d'Orsay, une idée lui vint et le
domina aussitôt irrésistiblement. 11 voulut passer chez Lucignan,
la chercher encore, ou du moins savoir, mais à sa question
anxieuse : « Monsieur est-il chez lui, j'ai à lui parler d'urgence »,
le domestique de Frédéric répondit calmement que son maître ne
rentrait jamais dîner. Il était allé à son cours à trois heures et ne
reviendrait sans doute pas avant dix heures, comme il en avait
l'habitude.
Ainsi, Madeleine n'était pas là! Elle n'était même pas venue,
le domestique le lui affirma. Où étaient-ils allés? Il chercherait
demain; il avait déjà trop tardé à répondre à l'appel de ^a mère
et, pressant le cocher, aurait voulu ressaisir les précieuses minutes
envolées.
Tout à coup, dans son esprit désorbité, une nouvelle angoisse
s'implantait; arriverait- il à temps? Cette femme si aveuglément
aimée t'arracherait-elle, jusque dans la mort, à l'amour maternel?
Une rage le prit contre Madeleine, la cause, l'unique cause de
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106 INTRUSE
toutes ses souffrances, l'esprit mauvais qui Tayait entratné dans
Tablme et l'y abandonnait maintenant seul et désespérél
Une fois encore, la voiture s'arrêta. André descendit, et à la
fois hésitant et précipité, sonna à cette porte que, depuis dix-huit
mois, il n'avait plus franchie. Honteux et tourmenté, il osait à
peine regarder le vieux valet de chambre, témoin discret des
drames de famille; mais lui, devinant en son dévouement la
question qui restait sur les lèvres tremblantes du jeune homme,
s'empressa de lui dire :
— Madame n'est pas plus mal; les médecins lui ont fait des
piqûres pour calmer ses souffrances.
— Elle est perdue? demanda André.
Un geste vague du vieux domestique confirma toutes ses terreurs.
— On ne peut jamais savoir; ce n'est pas la première crise qu'a
Madame. Je vais avertir M. le marquis.
André, comme un étranger dans cette maison qui était sienne,
se laissa introduire au salon et attendit, secoué d'angoisse. Ce ne
fut pas long. Presque aussitôt, le marquis parut, pâle, ravagé,
vieilli de dix ans.
— Te voilà, mon pauvre enfant, viens, elle t'attend : elle
t'appelle..., mais... tu es seul?
— Oui, balbutia le jeune homme, elle n'a pas pu..., je vous
dirai, je vous expliquerai. Ah! je suis bien malheureux I
Et, redevenu enfant, à présent qu'il avait retrouvé son père,
André se mit à sangloter.
XLX
Dans le petit salon faiblement éclairé, Madeleine allait et venait
silencieusement, comme une ombre, devinant les moindres désirs,
les besoins inexprimés de la malade. L'excès même de sa fatigue
et de son inquiétude avait amenée une sorte d'engourdissement et
elle agissait maintenant, la tète lourde, presque sans pensée,
employant toute son énergie aux menus soins de chaque seconde.
Le médecin, en sortant, avait dit : a Elle passera la nuit. »
Le prêtre devait revenir le lendemain matin. Et l'annonce de ces
quelques heures de répit avait apporté à Madeleine un inexpri-
mable soulagement. L'espoir lui revenait : tant de choses peuvent
arriver en une nuit; et lorsque, pendant des heures, on a vu
s'écouler chaque minute, en tremblant qu'elle ne fût mortelle;
lorsqu'on a épié chaque souffle dans l'angoisse affolante qull ne
soit le dernier, une nuit assurée semble le salut et la délivrance.
On avait le temps de lutter, de prier, de conjurer le malheur. On
avait surtout le temps d'appeler André!
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La mtrqoiae, apaisée après une terrible crise de suffoestioD» oe
sottfErait presque pas et retenait entre les âennes la petite main
sans bagues de MadeieiBe.
— Cbëre enfant, bonne petite, répétait -elle lentement, toos me
soignes comme ma fiUel
Puis, se redressant tout à coup, haletante :
— Jentends des pas..., on vient...; n'est-ce pas qu'on a marché
dans le grand salon 7
Au même moment, la porte s'ouvrit et le marquis entra siÛTi
d'André. D'un bond, Madeleine se rejeta dans l'ombre, tout son
suig reflué au coBur.
— Mon fils, mon André, sanglota la marquise.
Il était à genoux près d'elle.
— Mère! O maman! pardonnex-moi I
— Oui, mon André; embrasse-moi. Regarde-moi.
Elle s'efforçait de le relever, de l'attirer dans ses bras. Long-
temps ils se parlèrent tout bas, mêlant leurs larmes et leurs caresses.
Le marquis s'était rapproché et ce fut aussitôt un chuchotement
confus entre ces trois êtres qui se retrouvaient enfin ! Elle étût
bien oubliée en ce moment, la pauvre Madeleine.
Mais soudain, la malade eut une quinte de toux et le marquis
appela :
— Hademoisdie, où est la potion ?
André, alors, regarda l'étrangère discrète qu'il n'avait point
remarquée.
Il n'eut qu'un cri, les yeux dilatés :
— Madeleine! ici!
— Que dis-tu? firent à la fois les deux vieillards.
— Madeleine, ma femme, répétait André, immobile de stupé-
faction.
Le premier, le marquk se ressaisit et, d'un geste de colère,
s'approdia de la jeune femme*
— C'est une indignité! Me braver jusque chez moi!
— Mon père! s'écria André, sa vdx tremblante couvrant la
plùnte sourde de Madeleine.
Impitoyable, toute la rancœur des derniers mois vécus dans
l'amertume lui obscurcissant le cerveau, le marquis continuait, la
voix sifllante :
— Quelle basse supercherie! Exploiter jusqu'à la douleur. Sortez!
— Non, non, supplia encore André, laissez-moi dire..., si vous
saviez!
— C'est un homme! gémit Madeleine, défaillante, il ne com-
prend pas ! Et les bras subitement ouverts, elle chancela.
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108 UTBUSB
Dans un cri, André 8'élança pour la soutenir; mais déjà, d'un
geste instinctif, le marquis avait étendu la main, et cédant à cette
impulsion, le corps inerte de Madeleine s'abattit sur la poitrine
du vieillard.
André voulut l'en arracher; mais, brusquement calmé, son père
le repoussa, lui montrant l'agonisante.
Terrassée, la marquise ne parlait plus. Seules, ses mains s'agi-
tûent sur sa poitrine secouée par le spasme. De grosses larmes
coulaient de ses yeux, où la volonté arrivait à mettre un sourire,
jusqu'à sa bouche contractée par la souffrance.
Une émotion profonde gagndt M. de Saint-Avule. A tenir dans
ses bras Madeleine sans mouvement, à voir la tète charmante de
l'intruse s'abandonner sur son épaule, il sentit que, plus jamais, il
ne pourrait la repousser, et la serrant contre lui dans une involon-
taire tendresse, il l'emportait vers un fauteuil, quand son regard
rencontra celui de la marquise. II y lut un tel désir d'amour, une
telle bâte de pardon avant le fatal déchirement, qu'il répondit à
l'angoisse muette :
— Vous la voulez?
— Oui..., vitel dit la mourante dans un souffle.
Madeleine avait rouvert les yeux, vivifiée par ce qu'elle venait
confusément d'entendre, et d'un élan désespéré, elle se jeta vers
la mère que son dévouement lui avait enfin conquise.
— Ma chère fille I mon André! put encore dire la marquise.
Puis, d'une voix où il y avait autant d'autorité que de tendresse,
elle articula :
— Tousl
D'un grand geste las, le regard déjà sans lumière, elle les
attira tous les trois pour la dernière caresse et retomba sur les
coussins.
Et tandis que grave, la poitrine gonflée, mais encore maître de
ses larmes, le marquis fermait doucement les yeux qui ne con-
templeraient plus le foyer reconstitué, les doigts de la morte
retenaient, dans une suprême étreinte, les mains des enfants
retrouvés.
C. NlSSON.
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LA CRISE DU MARIAGE
Eq écrivant ces mots: « crise da mariage », yais-je élonner le
lectear? Et m'opposera- t-il toot d'abord une sorte de qaesUon
préalable en s'écriant qu'on se marie de notre temps comme de
tout autre? Mab comment nier, dirai-je à mon tour, qae cette crise
existe et qu'elle menace de s'envenimer, alors qu'un oûnistre peut,
à la tribune du Parlement, qualifier le divorce d'institution fonda-
mentale du régime sous lequel nous vivons; alors que les journaux
sodalistes, ayant tous les droits possibles à se qualifier de journaux
officiels, prêchent l'union libre, ou que les plus modérés d'entre
eux, pour ménager la transiUon, se contentent de réclamer, à
l'heure actuelle, la reconnaissance d'un concubinat légal; alors
enfin que la magistrature, chargée d'appliquer les lois, je le recon-
nais, mais chargée aussi de les préserver des interprétations
abusives, s'applique, semble-t-il, à aggraver encore, par ses
complûsances, celle qui a déjà porté au mariage les conps les plus
mdes?
En face de ces périls divers, que devient l'institution et com-
ment se comporte- t-elle? Sans doute on peut dire, en un sens, que
le mariage n'a que ce qu'y mettent les mariés. Cependant, s'il est
ane institution qui semble avoir une vertu propre, n'est-ce pas
celle-là? Est-il besoin de rappeler comment elle répond à des né-
cessités que chacune des deux volontés contractantes subit et
i:econnalt plus ou moins bien, mais ne peut pas détruire, comment,
pour chacun des deux sexes, elle offre aux difficultés de la vie une
solation dont il importe de bien voir les données positives, les
données individuelles, les données actuelles, mais dont il n'importe
pas moins de considérer la fin idéale? Les données, en effet, peuvent
être modifiées en bien ou en mal par l'usage qu'on en fait, par la
subordination qu'on leur demande ou qu'on prétend leur épargner.
Il est plus que douteux que la fin puisse sdnsi varier au gré de
nos caprices. Combien de fois pourtant l'homme ne cherche-t-il pas
à renverser les rôles, à ajourner imprudemment, à supprimer, à
rompre une institution dont les devoirs et, par suite, les charges.
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110 LA CRISE DU MARIAGE
pèsent tropt à son gré, sur la faiblesse de son caractère I Llnstitu-
tion n'en résiste pas moins. Dans ce conflit sans cesse renouvelé^
entre elle et ceux qui la pratiquent mal ou qui la méprisent, qui
est-ce qui, en définitive, souOfre le plus? Et qui est-ce qui mérite un
jugement séfère? Est-ce bien Tinstitution elle-même ou ne sont-ce
pas plutôt ceux qui s*en écartent ou qui en mêsusent?
Si le lecteur s'est posé quelquefois ces questions, l'étude qui va
suivre l'aidera peut-être à en trouver la solution. Commençons par
l'examen des faits : nous irons ensuite aux théories par lesquelles
on s'efforce de les diriger.
Dans une pièce déjà célèbre de notre époque, dans les Tenaillesy
un des personnages émet cette idée, que l'on devrait se marier
comme on naît et comme on meurt, sans le vouloir et sans réfléchir :
ce serait le signe que l'acte en question est bien dans les conve-
nances ou dans les nécessités de la nature. Le paradoxe est aisé à
démêler ici de la vérité. Savoir que l'on fait bien de se marier est
une chose; savoir avec qui l'on fera bien de se marier en est une
autre; la seconde demande un peu plus d'hésitation et de raison-
nement que la preoûëre. Celle-ci est incontestablement soumise i^
des lois. On l'a observé aussitôt qu'on a eu des statistiques
sérieuses, le nombre des mariages n'offre pas, d'année en année,
moins de régularité que les autres grands phénomènes sociaux; et,
d'année en année, on peut prévoir à peu près combien un peuple
comptera de mariages, comme on peut prévoir combien il enre-
gistrera de naissances et de décès. Toutefois, celte régularité
n'empêche pas les oscillations, elle n'empêche pas les mouvements
lents d'ascension ou de chute : il est toujours utile de suivre ces
derniers dans leurs rapports avec les autres accidents de la vie
générale.
V Annuaire statistique de 1900 ^ nous donne précisément un
tableau rétrospectif où l'on peut suivre le nombre des <c nouveaux
mariés * » par 100 habitants dans la population française, à parUr
* Rédigé et publié par le miaistère du commerce. Grand ia-S».
^ Nous sommes obligé de prendre ces modes de calcul tels que la statis-
tique officielle nous les donne. Le lecteur Qui voudrait suivre ces études et
eo contrôler les résultats fera donc bien de prêter attention aux divers
systèmes d'évaluation et de calcul. Ailleurs, la statistique (qui aime à
diversiâer ses points de vue) donoe le nombre de ceux qui se sont mariés
dans rannée. Alors il y a des différences, légères en somme, mais dont il
est bon de tenir compte; car, au moment du recensement, il y a toujours
quelques conjoints de Tannée qui n'existent plus. D'autre£( fois, la fttatiii''
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U CaUSI DU MiJlUOB lit
^ Tu 1800. Oa Yoit aiosi, pour ainsi dire, d'on coap d'ϔl, Ie8
•meavements qui se sont dessinés pendant le premier Empire, la
Bestauration* le gouvernement de Juillet, la seconde République,
ie second Empire et ta troisième République.
Sous le premier Empire, il est évident que les guerres étaient
une cause singulièrement perturbatrice et de nature à provoquer
des secousses assez violentes. Ainsi, le coefficient de 1813 est le
plus élevé du siècle (2,6i). U est bien connu que les tout jeunes
gens se mariaient alors en masse pour échapper à la conscription.
Par contre, comme Téquilibre tend toujours à se rétablir, le coef6-
^nt de 181i est le plus faible de tous (1,32), si Ton excepte la
seule année 1871. Celle-ci, en effet, est descendue à 1,21; mab
par un phénomène du même ordre, quoique d'aspect inverse, elle
a été suivie d'une année à coefficient élevé, puisque 1872 a donné
1,95. On le voit, cependant, par le rapprochement même de ces
années exceptionnelles, la comparaison entre la première partie
du siècle et la dernière n'est pas à l'avantage de celle- d : la force
de réaction et la vigueur de l'élan pour regagner l'avance perdue
ne se font plus ans vivement sentir.
En 1S1&, il y avait eu, avons- nous dit, une chute profonde. Le
nombre absolu des mariages était tombé de 387,000 à 193,000. U
y a relèvement en 1815 et 181Ô : nous y lisons 1,67 et 1»69; mais
le régime est- il encore mal établi, ou bien les guerres de l'Empire
ont-elles laissé trop d'invalides précoces? En tout cas, il y a
dépression de 1817 à 1822. Alors seulement se dessine un
mouvement ascensionnel qui, en 1830, atteint son point culminant
avec 1,67.
Les deux années qui suivent la révolution de Juillet offrent une
légère dépression. De 1833 à 18&5 inclusivement se produit un
relèvement qui s'accentue, mais qui s'arrête à 1,61. En 18&7, une
rëvolaiion est imminente : le coefficient tombe à 1,&I.
La révolution s'accomplit en 18A8. De quelque façon que l'on
juge cette époque troublée, il est un fait qu'on ne peut mécon-
naître : si elle ùxt riche en utopies el en folies, elle fut riche aussi
en illusions; on croyait, de toutes parts, à Tavènement d'un état
social nouveau et meilleur. Est* ce pour cela que Tannée 1848 nous
donne, à la colonne des mariages, le coefficient de 1,65 qui n'avait
été dépasbé ou même atteint qu'assez rarement sous les deui
régimes précédents?
Le second Empire, qui régularise ce mouvement, soutient assez
iknie procède en oomptaat combien il y a de coDJolutg par 1,000 habiunti.
Limportant est d'appliquer une même méthode aux éj^ues dont on veut
comparer les réaultau.
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112 u GRISE DU Mariage
bien la marche ascendante. U arrive à 1,69 dans l'année 1858 qui,
sous ce rapport, marque son apogée. Sans être aussi brillantes, les
années qui suivent ont encore des chiffres honorables ; mais elles
ne dépassent plus 1,60 aussi souvent que dans les bonnes années
du gouvernement de Louis-Philippe.
Arrivons enfin à la République actuelle. L'année 1872 et même
l'animée 1873 sont des années exceptionnelles, comme avaient été
1815 et 1816. Maïs le régime nouveau se consolide, il se carac-
térise, il s'oriente. Il ne perd pas tout de suite cet élan universel où
toutes les classes de la société ont rivalisé d'énergie pour travailler
à l'œuvre du relèvement national. Bientôt, cependant, se fait sentir
l'action de la politique antireligieuse. Les années 187A, 1875, 1876
sont encore, au point de vue des mariages, des années à peu près
normales, quoiqu'elles descendent peu à peu à 1,66, klfik^ à 1,58.
En 1877, nous tombons à 1,50, et la chute s'accélère. En 1890,
nous nous trouvons à 1,40. Si nous omettons les années désas-
treuses, comme 1811, 181/1 et 1870, c'est le coefficient le plus bas
du siècle.
Dans les deux dernières aiinées de ce siècle dont nous venons de
sortir, en 1899 et 1900, nous avons légèrement remonté; nous
avons atteint péniblement 1,53 et 1,5&. On croit nous consoler
beaucoup en nous disant que .ces chiffres sont les plus élevés
que nous ayons connus depuis vingt ans. Soit ! Mais sachons que
si nous nous en tenons là, nous resterons fort au-dessous des
moyennes de tous les régimes qui ont précédé, depuis la fin du
premier Empire.
La chute est- elle régulière? Est-elle l'effet d'une sorte d'action
fatale, opérant à travers le siècle et ne connaissant ni obstacles ni
temps d'arrêt? On a pu se rendre compte du contraire en méditant
les comparaisons que nous venons d'esquisser. Elles nous prouvent
qu'au cours même de ce siècle issu de la Révolution française et
de son excès d'individualisme poussant à la dissolution des liens
sociaux ^ il y a eu des périodes d'espoir. On les trouve entre
1824 et 1830, entre 1833 et 1845, entre 1848 et 1858. Or, quel est
le caractère, sinon unique, au moins dominant de chacune de ces
périodes? C'est d'être à égale distance des troubles qui signalent,
chez nous, le commencement d'un régime et de ceux qui préparent
sa fin. Il y a même ici un rapprochement qui s'impose. Dans
l'ensemble de la criminalité française au cours du siècle, nous
avons eu malheureusement un mouvement ascendant. Mais là aussi
il y a eu des temps d'arrêt, des moments où les forces saines du
* Autres que ceux que forge l'Ëlat et sa bureaucratie.
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LA CRiSI DU MiiUGI 11»
pays ont fût une résistance plus efficace. Où se placent ces années
pfi?ilégtées7 En 1833, en 18&1 ^ c'est-à-dire an cœnr do gouver-
nement de la Restauration, au cœnr du gouvernement de Juillet*
Une période plus longue, soutenue par un effort plus persistant,
s'ouvre de 1855 à 1860; et l'amélioration, tout en se voyant ensuite
plus compromise d'année en année, se fait sentir jusqu'en 186&.
Il ne s'agit pas ici d'instituer une comparaison entre les
mérites respectifs de ces régimes ni de juger à tous les points de
vue les périodes que nous venons d'en détacher. Il faut que le»
peuples et leurs gouvernements soient classés^ comme les individus;
il &ut qu'on sache si on est ou non dans une situation promettant
d'être stable, faisant accepter et respecter ses institutions, assu-
rant enfin le règne de la loi. Voilà le plus important I Quand cea
conditions sont à peu près réalisées, quand elles le sont mieux
qu'aui antres périodes du siècle, l'ensemble de la population s'ei>
aperçoit, elle le sent à mille signes qui influent sur les imagina-
tions, sur les désirs, sur les projets, sur les volontés et finalement
sur les actes. Tout est pris plus au sérieux, et les jeunes gens
comme les jeunes filles se laissent plus vite aller à chercher le gage
de leur avenir dans le mariage légitime. .
Les économistes, qui s'appliquent surtout à considérer les mou-
vements de la richesse publique et qui l'étudient dans les statis-
tiques industrielles et commerciales, voudraient des rapports plu»
piécis. Ils cherchent à comparer les oscillations du nombre des
mariages avec celles des crises financières et avec les variations
des récoltes. D'une année à l'autre, en effet, ces causes exercent
une action qui est loin d'être négligeable; un économiste de haute
valeur, M. Clément Juglar, a attaché son nom à la découverte de
ces relations. Mais au-dessus de ces accidents si intéressants il
iaut considérer, croyons-nous, le caractère de la période politique
où ils s'inscrivent. Ûoe bonne récolte peut avoir des conséquences
morales assez diverses, suivant les dispositions des esprits à
l'époque où elle se produit. Il est des moments (et la statistique
criminelle le prouve) où une belle récolte, si elle ne pousse pas
au vol, pousse à la bonne chère, à l'ivresse, à la débauche et à.
tout ce qui s'ensuit. L'abondance d'une récolte peut avoir aussi
des effets bien différents, selon que la stabilité du régime, la-
sagesse et surtout l'esprit de suite de sa législation permettent ou
non des échanges et des exportations lucratives. Si on modifie
constamment les conditions de la vie économique internationale, il
peut arriver telle année où l'élévation des frais et ensuite^ la.
• Voy. mon M^re : la France criminelle , ch. i et ii.
10 JAHViKR 4902. 8
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114 U CfilSt DU MiRllGS
méveote des produits transforment la surabondance en une appa-
rence de calamité nationale.
Quoi qu'il en soit, on sait où nous en sommes & l'heure actuelle.
Le petit relèvement de 1899 et de 1900 sera-t-il le point de départ
d'une ère meilleure? 11 est bon de l'espérer. Voyons cependant si
certains faits démographiques, tels que la statistique nous les
donne, sont ou non de nature à justiGer cette espérance. Il est deux
de ces faits qui ne peuvent pas ne pas avoir sur le mariage une
certaine influence : ce sont l'émigration des campagnes aux villes
et l'accroissement général de l'aisance dans l'ensemble du pays.
&i on lisait sans précautions les statistiques, on serait porté à
croire que les mariages sont plus fréquents dans les grandes villes
qu'à la campagne et plus fréquents encore à Paris. L' Annuaire
statistique de 1900 nous dit combien la France oiTre de conjoints
par 1000 habitants dans les divers groupes de sa population : il
nous donne pour la population rurale 1&,3, pour la population
urbaine, en dehors de Paris, l/i,9, et pour le département de la
Seine, enfin, 18,&. Que' de belles suppositions peut-on être tenté
défaire ici à première vuel Qu'on se les épargne I Elles seraient
fausses; car la statistique officielle nous fournit la proportion des
mariages au chiffre total de la population dans le milieu donné et
non, comme il serait souhaitable de l'obtenir, au nombre des
mariables. Or, supposez qu'il y ait dans une région beaucoup
d'enfants : ils grossissent naturellement le nombre des « habitants j»
et diminuent d'autant la proportion des mariages. Voilà pourquoi
certains départements, comme la Corse, les Pyrénées-Orientales,
le Morbihan, qui sont au-dessus de la moyenne pour le nombre des
naissances, sont au-dessous de la moyenne pour le nombre de
mariages par 1,000 habitants. C'est précisément le premier de ces
deux faits qui explique le second. Supposez, au contraire, que les
enfants soient plus rares; la proportion des conjoints grossit
d'autant. Or, il est bien connu que Paris attire à lui un grand
nombre d'adultes tout formés dont il a besoin pour son industrie,
pour son commerce, pour sa domesticité, pour le recrutement de
ses fonctionnaires. 11 peut donc mettre en avant une proportion en
apparence plus forte de mariages que le pauvre département ob
affluent les enfants à élever et d'où sortent les jeunes gens et les
jeunes filles arrivés & toute la force de l'âge. Une méthode plus
rigoureuse calculant le nombre des mariages proportionnellement
an nombre des mariables ferût ressortir, n'en doutons pas, une pins
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u cm DU jiiEUoi m
grande napliallté de la population rurale ^ Là, en tttet^ qui ne Ta
constaté ad- même 7 Les yienx garçons sont rares, et quiconque,
revenant du régiment, reste au pays, ne tarde jamais beaucoup à
s'y marier. Donc, malgré les apparences d'une statistique un peu
grossière, attendons-nous à ce que l'abandon régulièrement crois-
sant de la campagne diminue encore le nombre réel de nos mariages.
L'autre phénomène est la progression de l'aisance génénde.
Beaucoup se plaignent, il est vrû, de la diminution de leurs revenus,
liais le fait tient beaucoup plus à un déplacement des différentes
portions de la fortune publique qu'à un affaiblissement de la for-
tune globale. Les tableaux du commerce national, de llmportadon
et de l'exportation, prouvent que notre industrie tend pluiét à élargir
ses opérations, ce qui n'empêche pas que les bénéBces à en retirer
ne diminuent au détriment des classes moyennes. Entre ces deux
faits, jugés trop volontiers contradictoires, qu'y a-t-il7 L'élévation
des saladres et des avantages de toute nature accordés par les
employeurs i leurs employés. Les classes populaires en bénéficient
d'autant plus que le prix des objets de première nécessité n'aug-
nœnte pas et que l'agriculture se plaint même de la mévente des
tiiés comme de la mévente des vins. A coup sûr, nous touchons à
un niveau que les classes ouvrières ne saundent de longtemps
dépasser sans injustice et sans imprudence ; car si elles découragent
autour d'elles le désir de vivre autrement qu'au jour le jour,
l'ambition de s'élever, la recherche du nouveau, l'esprit d'entre-
pris soutenu par le concours de capitaux acquis et, enfin, le besoin
d'épargner pour constituer ou pour agrandir un patrimoine familial,
elles tariront la source d'où tombe le flot capté à leur bénéfice.
Mais, enfin, si menaçante que soit cette crise, il ne semble pas
qu'elle ait encore éclaté. La hausse des salaires compensant, et au
delà, la baisse des rentes 2, le peuple françads, dans son ensemble,
est devenu plus riche.
Est-ce nne raison pour que l'institution du mariage soit plus
pleinement remise en honneur et voie s'étendre le bienfait de son
action sociale? C'en serait une si tous les gens raisonnaient correc-
tement, si des données de leur calcul ils n'excluaient pas l'élément
moral, si même ils savaient prévoir leur propre vieillesse. Mais cette
* Il y a toatefois une catégorie de mariables dont les unions paraissent
plus fréquentes à Paris qu'ailleurs; c'est celle des veufs et des veuves. Pro-
portionoeliement au nombre total des mariages, la Seine a plus de veufs et
éb veuves se mariant ensemble que la population rurale n'en a sur les siens.
' Eue ne la compense pas, cependant, pour le budget et pour les recettes
da Trésor, ce qui, au point de vue de la vie nationale et, plus encore, à celui
des exigences de la situation politique internationale, est un grave péril.
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lia Li GIUSB DU MARIAGE
prévoyance-là D*est pas la verta de la majorité des hommes, car
Tordre réel dans la progression des mariages des différents groupes
sodanx est exactement l'inverse de celai auquel on pourrait
^'attendre. C'est dans les quartiers très pauvres que la population
des grandes villes se marie le plus et dans les très riches qu'elle
«e marie le moins.
Ainsi l'a établi un calcul très soigné que M. Jacques Bertillon,
<iïeî de la statistique de la ville de Paris, a présenté au dernier
congrès d'hygiène et de démographie comparée. La statistique
-dressée id par M. J. Bertillon est d'autant plus intéressante et
probante qu'il a eu, lui, la patience de chercher la proportion des
mariages, non pas au nombre total des habitants d'un arrondisse-
ment, mais au nombre de ses mariables (hommes non mariés de
plus de vingt ans ; femmes non mariées de plus de quinze ans).
D'autre part, en tenant compte de l'importance de la population
ouvrière, du nombre des contrats de mariage, du nombre des
domestiques, du prix moyen du logement par tète d'habitant, de
ia fréquence des maisons surpeuplées..., il classe les arrondisse-
ments en très riches, riches, très aisés, aisés, pauvres et très
pauvres. Puis, il constate que, en descendant des très riches aux
très pauvres, le nombre des mariages annuels par 1,000 mariables,
dans la période de 1880 à 1895, monte dans les proportions siû-
vantes : 21,1 — 21,0 — 24,5 — 24,7 — 27,9 — 29,1. Il est
difficile de trouver une progression plus régulière et plus démons-
trative. Il est difficile aussi de contester la conclusion qui s'en
dégage : dans les temps où nous vivons, la nuptialité diminue
À mesure que dinunue la pauvreté.
Il semble d'ailleurs en être ainsi chez toutes les grandes nations
du continent européen <. A Berlin, le même calcul fût pour la
même période, avec la même méthode, a donné les mêmes résultats.
Il y a seulement ces deux différences. Si les très riches Berlinois
6e marient encore moins que les très riches Parisiens, les très
pauvres se marient considérablement plus; car l'échelle va de
^0,5 (arrondissements très riches) à 44,0 (arrondissements très
pauvres). Quant à l'ensemble, il donne 31,8, tandis que l'ensemble
parisien rrste à 25,4. A Vienne, les résultats constatés dans la
période de 1891 à 1897, sont analogues, tout en se rapprochant
encore plus de ceux de Berlin que de ceux de Paris. Donc, le fait
* Aux Etats-Unis, c'est surtout la population récemment immigrée,
^'est-à-dire non encore enrichie, qui est prolifique. La natalité a considé-
rablement diminué dans la population proprement américaine, c^est-à-'dire
£xée depuis plusieurs générations. (Voy. le Journal de la Société de ftatis^
-tique de 1897.)
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U CU8I MT MilUGI 117
est général; cfù le retrooTe hors de cbes nous comme chez nous;
s*S 7 a une différence qni, dans la comparaison avec l'étranger,
se fasse sentir à notre désavantage, il fant malhenreosement la
ctorcher dans les chiffres aflférents aox classes moyennes.
Fant- il conclure que les progrès de la richesse sont faits pour
raréfier les mariages? Ceux qui mettent au-dessus de tout les
mœors £amiliales et y voient la meilleure garantie de la prospérité
nationale, en sont-ils rédnits, par suite, à désirer qoe leur patrie
s*appaovrisse? Il n'y a rien là de nécessaire en soi. D'abord, en
pareille matière, les soolutits n'opèrent pas grand chose, et voulût-
on les faire suivre d'une action concertée, on se heurterait bien
vite à de formidables résistances de la part des hommes et de la
part des faits. Si on en est à souhaiter et à projeter, à tenter même
quelque chose, que ce soit pour faire mieux comprendre l'usage
raisonnable et moral de la richesse, pour augmenter l'attrait de la
vie dans le mariage et diminuer celui de la vie hors du mariage.
A cela, il n'y a pas d'impossibilité insurmontable et il vaudrait la
peine d'essayer.
*
♦ ♦
Continuons cependant l'examen des faits. Malgré la petite amé-
lioration de 1899 et de 1900, la crise n'a point cessé d'affecter
la quantité des mariages. Voyons si elle en a épargné U qualité I
Beaucoup de personnes se plaignent qu'on se marie plus tard
et trop tard, lis ont raison dans une certaine mesure; mais
laquelle? Les mariages trop précoces ne sont à recommander à
aucun point de vue; car prendre prématurément la charge de
nourrir et de gouverner une fanùlle n'est bon ni pour la santé de
la jeune femme S ni pour l'éducation des enfants, ni pour la
conservation du patrimoine, ni enfin pour la correction de tous
les actes de la vie sociale. Je sais bien qu'on croit les mariages
précoces plus favorables aux bonnes mœurs; mais le péril n'est
peut-être alors conjuré que pour reparaître plus fort dans la suite.
Je n'insiste pas sur ce point de vue. 11 en est un plus général
qui enveloppe celui-ci et qui le dépasse. Dans mes études sur la
criminalité, j'ai donné ^ les conclusions d'une statistique allemande
établissant que si, parmi les habitants de vingt-cinq à quarante
aos des deux sexes, la criminalité était deux fois et demie moins
* Aristote avait déjà recueilli sur ce point des expédeaces comparatives.
jVoy. Politique, IV, xiv, 6.) Mais il reculait beaucoup trop, au moias pour
llioffime, l'âge du mariage. 811 comptait vingt ans pour la femme, il
<iemaadait à l'iiomme d*attendre jusqu'à treQt»»3ept ans.
^La France criminelle, VII, 3.
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118 U GRISE DU MABUGE
forte chez les mariés que chez les célibataires, il était loin d'en
être de même dans le groupe des habitants de idngt et un à
vingt- cinq ans, où, au contraire, la proportion des crimes
était d'un tiers plus forte chez les mariés. Donc, il ne faut pas
se plûndre que la législation ait légèrement relevé Tâge légal du
mariage et que les habitudes sociales Talent relevé un peu plus
encore. Aux siècles précédents, les inconvénients étaient peut-
être moindres, parce que les carrières étaient plus fixes, parce
que le travail étiût plus vite et plus solidement encadré dans la
profession paternelle et dans la corporation, parce que, enfin, la
population rurale était beaucoup pins prédominante.
Hais enfin autre chose est un mariage trop précoce, autre
chose un mariage tardif. Ce qui mulUplie maintenant ces derniers,
c'est la recherche universelle de ce qu'on appelle chez nous une
position assurée, en dehors de ce que peut fournir l'initiative
individuelle. Il faut une place fixe, il faut un traitement régulier,
garanti par autre chose que l'amour du travail et que la recherche
ingénieuse des sources de gain. Dans nos campagnes mêmes, on
voit se développer de plus en plus cette tendance qui, partie
d'abord d'un sentiment très raisonnable, risque d'aboutir à un
grand afiaiblissement des caractères. La confiance en la Providence
divine ayant singulièrement diminué, on se tourne vers la provi-
dence de l'Etal ou vers celle de ces puissances collectives que
l'Etat surveille et garantit. Mainte jeune fille refuse de se marier
dans la culture, parce qu'elle préfère attendre un instituteur, un
employé de diemin de fer, qui ne l'oblige pas à aller se brûler
le teint dans les champs, un ouvrier même qui, certain de sa
paye hebdomadaire, ait vu grossir son salsdreau point que le
travail de la femme ne semble plus nécessaire, au moins dans
les débuts. Ce que les familles apprécient surtout en ce moment
même, c'est la perspective d'une retrûte. Je sais bien que les
vidssitudes dont a souffert l'agriculture ont un peu découragé
la prévoyance de plus d'un. Aux fléaux naturels, comme Tinvasion
du phylloxéra, se sont ajoutées les incertitudes des lois qui chan-
gent incessamment les conditions de la fabrication, des transports,
de la vente, de la concurrence surtout. Hais il y a des moyena
très divers et très inégaux de parer à ces périls. Là où le travail-
leur françds ajoute à l'action tout individuelle l'action collective
organisant le secours mutuel, qui ne l'en loue et ne l'y encou-
rage..., en dehors des factions gouvernementales qui prêtèrent
tenir tout en main? Ck, beaucoup de nos concitoyens ioat maUien-
reusement le jeu de ces politidens par le désir qu'Us ont de se
voir assurer une retrûte sans être obHgés de elmposer i eu»-
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U GR0K BU MUUiOB it9
mteies des économies ^ « Que TEtat, disent-ils, règle son affûre
comme il le voadra, qall prenne Targent là où il est et qnll
p^oie tout pour noos, c^est sa tâche, et ce n^est pas ponr antre
chose qoe nous faisons cadeau de nos voix en temps d'élection. »
De 1880 i 1890, on umait à répéter dans une foule de publi-
cations très bien vues en hant lieu, que tont citoyen naissait
débiiettr de la société : c'était un moyen de le plier à toutes les
exigences de cette société représentée par les pouvoirs du jour.
Aujourd'hui, le mot i la mode sur les lèvres des députés et des
nûnistres socialistes est que tout travailleur est créancier de la
société. L'addition de cette nouvelle formule à la précédente
signifie : c^est le gouvernement, c'est le ministère assez fort
pour se maintenir au pouvoir avec vingt-cinq ou trente voix de
majorité qui doit tenir les comptes du doit et de Favoir universels,
et se faire le caissier chargé de toutes les rentrées et de tous les
paiements. Une pareille doctrine tue à la fois l'esprit d'initiative
et l'esprit de prévoyance.
Pions sommes* nous éloignés ici de la question, en apparence
pins spéciale, qui nous occupe? Tant s'en faut. Avoir le lende-
main assuré quand même i>oor dépenser tout ce qu'on a au fur et
à mesure qu'on le reçoit, vivre au jour le jour sans avoir à prendre
soi-même en quoi que ce soit le souci de la vieillesse, tel est l'idéal
qu'on caresse et qui ne peut être actuellement réalisé que dans
une fonction publique. En attendant que l'Etat collectiviste ait
multiplié les monopoles, que le médecin, que le pharmacien, que le
boulanger, que le rectificateur de l'alcool et du pétrole, soient des
fonctionnaires au même titre que le fabricant d'allumettes chimi-
ques et que la rouleuse de cigarettes, il faut se p^e8ser aux abords
des emplois existants, lesquels sont bien encombrés. Tel est le
calcul qui retarde plus d'un mariage, comme il retire plus d'une
paire de bras i l'agriculture, au commerce, aux entreprises loin-
taines et & la colonisation (une des bêtes noires du socialisme).
Cet ajournement du mariage légitime et tous les maux qui en
découlent se font terriblement sentir en certaines colonnes des
statistiques dont il faut bien que nous parlions. Comparons le
mouvement des naissances légitimes et celui des naissances natu-
relles au cours du dix-neuvième siècle. Malgré l'accroissement, —
trop lent, msds enfin réel, — de la population, montée de 27 à
38 millions, les premières ont décru. On en comptait 862^000
* J*ai cité ailleurs (France criminelle) cet aveu d'un déposant à une
commission parlementaire : « Nous voulons que... les camarades... soient
secourus parce qulis le méritent, sam être astreints à de$ règlements^ t
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m LA GRISE DU MÂRU6E
en 1800. Nous les voyons arriver & 920,000 en 1820, & 931,000
en 1867. Puis, dans les dernières années de ce siècle que nous
venons de clore, elles oscillent entre 760,000 et 773,000. Les nais-
sances naturelles, au contraire, n'ont guère cessé d'augmenter. On
en signalait &i,000 en J800; en 1899, elles ont atteint le chiflre
•de 75,000.
Ceci est assurément un indice d'immoralité, parce que c'est l'effet
d'un grand désordre dans les mœurs; mais c'est aussi une cause
de faits non moins graves. Que deviennent la plupart de ces
enfants? Ouvrons l'Annuaire statistique de 1900 et chercbons-y
les tableaux rétrospectifs de l'Assistance publique; nous y lirons
que, depuis 1871, le nombre des enfants assistés a passé successi-
vement, pour Paris, de 16,723 à 30,182 et, pour les départements,
de 47,827 à 77,805. Encore faut-il, en face de ces chiffres qui
donnent le nombre des admissions, placer les chiffres des demandes
(car toutes n'ont pas été accueillies). Or, d'après le Compte moral
de 1900, donné par le Bulletin municipal^ void la progression
qu'ont subie les demandes à examiner par le service de l'Hôtel
de Ville :
En 1895. . , 29,500
En 1896 34 953
En 1897 43,765
En 1898 49,767
En 1899. 50,388
En 1900. 52,703
Je sais bien que, par malheur, le total est de plus en plus grossi
par des parents légalement mariés qui veulent se débarrasser de
leurs enfants (c'est là un point sur lequel je reviendrai) Hais, en
atteodant, je demande ce que deviennent les enfants illégitimes
ainsi abandonnés dès leur naissance et ce que devienoeDi surtout
ceux dont les parents ont tenté en vain de rejeter le fardeau. Quelle
que soit, pour les premiers, l'aide fournie par le dévouement des
familles rurales où l'union véritable atténue par de i^i touchantes
adoptions les fléaux de la fausse union, peut-on èire étonné de voir
grandir le nombre des suicides d'enfants mineurs^ et de voir s'ac-
croître également la criminalité juvénile? N'est-il pas évident enfin
que les retards prolongés et la raréfaction des mariages équivalent
bien cette fois à une calamité nationale?
^ Voy. notre étude sur les Suicides des jeunes dans le Correspondant du
10 avril 1808.
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II
U CEI8B DU MAftliGI 121
Si Ton se marie moins et plas tard, se marie-t-oo avec plus
d'atteotioD^ de réflexion et de maturité?
Répondons d'abord que les conditions actuelles de la vie ne s'y
prëleni guère. De plus en plus, on sort de chez soi, on va ob l'on
est appelé par roQre d'une place à prendre, par l'occasion d'une
étade à acheter, et surtout — depuis l'accroissement si considé-
rable du nombre des fonctionnaires civils ou militaires — par les
nécessités de l'avancement. Ajoutez les hasards des voyages, des
séjoars aux villes d'eaux et aux bains de mer, les rencontres qui
s'y font, les pièges qui y sont tendus — et quelquefois iocons-
demment — par la respectabilité apparente, réelle même d'une
funille ignorante de la conduite de ses fils et de ses suites.
Prenez nue ville quelconque et voyez-y les jeunes filles en âge
de se marier. Ob sont la plupart des jeunes gens avec qui elles ont
joué quand elles étaient petites et dont les parents connaissent les
lamiUes? Ils font danser d'autres jeunes filles à cent lieues de là,
car ils sont au loin dans l'attente d'un parquet plus occupé, d'une
garnison plus rapprochée de Paris ou de celle que leur assignera
lear passage i un grade supérieur : ils sont en pourparlers pour
l'achat d'une charge là ob on leur en a signalé une qui par hasard
est vacante et pas trop demandée. Qa'ont-elles pour les remplacer?
Des jeunes gens venus de partout, dont le passé leur est inconnu,
doot le caractère ne l'est pas moins. L'un d'eux plalt-il par son
extérieur et par le peu qu'on a soupçonné de lui dans des conver-
sations superficielles? La jeune fille mise au courant, flattée d'être
demandée avant ses compagnes ou désireuse de ne point passer
la dernière, manifeste-t-elle ce qu'elle croit être une préférence :
alors on mène de front deux choses qui devraient être séparées et
ne venir que l'une après l'autre : des entrevues et une enquête.
Le plus souvent celle-ci est conduite avec le désir de ne rien voir
que de favorable et avec un certain art de s'aveugler. Qui n'a été
exposé à cette aventure, d'être interrogé avec la prière tout à fait
instante de dire toute la vérité, de la dire et de se voir aussitôt
reprocher sa sincérité..., le tout souvent à la vapeur... et avec
l'aide de l'électricité? Ceux à qui pareil accident est arrivé deviennent
hélas I trop prudents et ne disent plus aux gens que ce que ceux-ci
ont l'air de vouloir qu'on leur dise. Une famille constate subitement
que les vacances vont arriver, qu'on va être absent de Paris
pendant trois ou quatre mois, et qu'on n'a en vue aucun parti.
Encore une année de perdue! Vite, on s'adresse à qui où peut, à
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m Là CB1SE DO MARUGI
une andenne maîtresse de français ou de piano, à nne reli-
gieuse, etc. Celle-ci consulte ses listes, trouve un nom, va voir
les parents ou les fait venir, ménage une entrevue. Là, chacun
abat ses cartes, comme au jeu de piquet. « J'ai tant à donner
maintenant, tant plus tard. » Gela peut aller; soltl Reste à savoir
si les jeunes gens « se conviennent ». Eh bien, on se rencontrera
tel jour dans la chapelle des Dominicains, & moins que ce ne soit
au concours hippique, et le lendemain l'une des deux faaûUes
demandera à l'autre très instamment une réponse ferme, car on
veut être fixé avant de partir pour la campagne. Gela se passe,
suivant l'expression consacrée, dans le meilleur monde.
Dne mère de famille est aux eaux. Elle se lie avec une dame de
province qui lui inspire tout de suite la plus grande confiance, qui
personnellement la mérite et qui de plus a pour frère un vénérable
ecclésiastique. Le frère et la sœur ont à Paris un neveu qui a dans
la librairie une situation très belle : il s'y fait 15,000 francs par an.
On veut le marier, on le montre, il ne déplaît pas, et son patron
donne sur lui les renseignements les meilleurs. L'aSiûre allait sans
doute se conclure quand le hasard, provoqué par les recherches
d'un ami, fait découvrir ceci : le prétendant est secrétaire d'un
libraire enrichi surtout par un commerce secret de publications
pornographiques; c'est ce secrétaire qu'un traité régulièrement
signé rend responsable devant la justice, et il a été déjà, de ce fût,
condamné à un certain nombre de mois de prison. L'ami s'étonne
devant le patron. Gelui-ci, un homme des plus cossus, lui dit avec
la plus parfaite désinvolture qu'il a jugé inutile de rien en dire
jusque-là, attendu que la prison n'avait pas été faite. Un peu plus
tard, la jeune fille est demandée ailleurs. Le même ami signale un
grand péril dont il a été dûment averti; mais l'optimisme d'un
parent, séduit par de belles apparences, fait passer outre; et au
bout de quelques années, la jeune femme meurt de chagrin.
Est-ce par suite de cette difficulté à connaître exactement et de
longue date les partis qui se présentent, qu'on parle çà et là de
précautions inusitées? Le mois dernier, la plupart des journaux
publiaient la note suivante :
« Une femme prudente est M^^'' H., de Bordeaux. Il y a deux mois
elle était demandée en mariage par un nommé P. Elle acceptait^
mais demandait au fiancé de produire son casier judiciaire^
Gelui-d venait le chercher à Paris; mais comme il avait été con-
damné (par défaut) à cinq ans de prison pour escroquerie, il était
arrêté. Bien entendu, le mariage était manqué. P., cependant,
faisait opposition, et la peine était réduite à dix-huit mois de
prison. »
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U GftISI DO HiBIiOl m
n y adtBS cette noie pins d*oii détail qni iâit rêver. Cette jeime
fille « prudente » ne drâande pas le eaâier avant de dire ai elle
accepte on non : elle accepte d*abordet demande le casier enanitel
Quant an jenne boaune qui devait bien connaître, au moins, en
gros, son propre cas, il ne Ini vient pas à Tidée qu'il n'a qu'à
£sparalto^ sons on prétexte qoelconqoe : il espère s'en tirer, abusé
qu'il est par pins d'nn exemple.
Ge fait bizarre peat encore être exceptionnel. Ce qui Ini vaut
cependant quelque attention, c'est qu'il a été révélé au public au
moment même où cdni-d venùt d'être vivement occupé de la thèse
de H. Brienx. Comme on consulte les notaires des deux familles et
que même on les met en présence pour discuter les intérêts finan-
ciers, il faudrait, suivant l'auteur du Théâtre libre^ faire venir les
deux médecins pour les entendre ratiociner sur les coostitutions
des deux fiancés. Je me contenterai d'ajouter : pour établir
rboDoêieté d'un prétendant et lui accorder sa confiance, il y a,
jlmagine» bitxt antre chose à lui demander qu'un casier judiciaire
YÎde, et la demoiselle de Bordeaux, dont on a vanté la prudence, se
conteuimt, certes, de bien peu de chose; ne peut- on eo dire autant
do casier aiédical en question? Dû père soucieux de ses devoirs sût
appuyer son jugement sur d'autres bases, et de manière que le
reste loi aoit donné par surcroît.
Ce qu'il faut malheureusement retenir de plus sérieux de ces
broyantes polémiques, c'est que, dans une conception matérialiste
du mariage, on abûsse de plus en plus le niveau de la moralité à
espérer d'un fiancé, comme on abaisse celui de la probité à exiger
d'en négociant que n'eSraie plus le vieux spectre de la faillite.
*
H sendt surprenant que des mariages mnsi conclus fussent des
mariages heureux. Je n'essmend pas ici de donner une de ces
pdntnres où l'on peut toujours croire que la fontaisie du pessi-
nisme a plus de place que U vérité réelle. Consultons les fûts. Il
en est deux qui permettent de juger sûrement le mariage contem-
peiain : c'est la diminution des naissances et la multiplication des
divorces.
On sait quel es! le critérium que Jean-Jacques Rousseau ^ donne
de la bonté d'nn gouvernement ou d'un régime politique. Cest
Faccroissem^it de la, population. « Pour moi, dit-il, je m'étonne
toujours qu'on méconnaisse un signe aussi simple et qu'on ait la
* Aq livre III, cb. iz, du Contrat sôciaL
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124 Li CBISE DU MARIAGE
mauvaise foi de n'en pas convenir. Quelle est la fin de Tassociation
politique? C'est la conservation et la prospérité de ses membres. Et
quel est le sigoe le plus sûr qu'ils se conservent et qu'ils pros-
pèrent? C'est leur nombre et leur population. N'allez donc pas
chercher ailleurs ce signe si disputé. Toute chose d'sdlleurs égale,
le gouvernement sous lequel, sans moyens étrangers, sans natura-
lisations, sans colonies S les citoyens peuplent et se multiplient
davantage, est infailliblement le meilleur. Celui sous lequel un
peuple diminue et dépérit est le pire. »
Faut- il appliquer le même critérium à la prospérité des ménages
et à la bonne harmonie des familles? En règle générale, évidem-
ment oui; et je ne crois pas nécessaire d'en développer ici toutes
les raisons. Le grand nombre d'enfants crée sans doute plus d'un
sujet de contestation, plus d'une difficulté, plus d'une angoisse et
plus d'une douleur; mais le tout rapproche finalement le père et
la mère et les lie indissolublement l'un à l'autre. Les plaisirs du
monde, même goûtés en commun par un mari et une femme vivant
en « camarades » indulgents, aiguisent surtout chez l'un et chez
l'autre les sentiments propres à chaque sexe. La divergence ne
peut que s'y accentuer, tandis que la naissance des enfants fait de
plus en plus converger, bon gré mal gré, vers une même fin, la
plupart des projets et des rêves. On peut soutenir sans paradoxe
qu'entre l'homme, en tant qu'homme, et la femme, en tant que
femme, l'union est, en définitive, un court accident, et que la
rivalité, sinon l'hostilité réciproque, est la loi. Dans les pères et
mères, en tant que pères et mères, c'est l'inverse, surtout (cela va
de soi) si l'idée d'une famille nombreuse est acceptée des deux
parts, et si l'iiée en est liée à une conception générale du devoir.
Ceux même qui affectent de ramener les sociétés humaines aux
lois purement naturelles devraient raisonner ici comme raisonne,
en termes parfois peu raffinés, un économiste écossais du dernier
siècle 2.
« Il est positif, dit-il, qu'une sorte de mariage ou d'union per-
manente entre personnes de sexe différent a dû s'établir dès les
premiers âges de la société. Mus si nous examinons la nature de
cette alliance primitive, elle nous parait presque absolument étran-
gère aux passions que nous considérons d'habitude. Lorsque, de
la rencontre des parents, naît un enfant, on peut croire que
l'influence de l'afl'ection naturelle les induira d'ordinaire à s'as-
* « Sans coloDies... » créées chez lai par des populations étrangères
immigrées, comme la colonie italienne à Marseille, la colonie belge à Lille,
les colonies de toute origine à Paris...
* John Millar, ami d'Adam Smith.
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U CU8I OU MilUGI m
aisl^ rédproqaement pour rélerer. Ils devront ainû ivnre
ensemble pour agir de concert, anir leur travail et lenr indostrie
pour scngoer lenr rejeton. La longoeor de TédncaUon nécessaire
à rélevage de Tespèce hamûne donnera sans doate aux parents un
nomreaa gage de leur commerce avant qu'ils soient libres d'aban-
donner le premier; et leur attention s'étendant de l'un à l'autre
objets lenr union se prolongera d'autant, jusqu'à ce que la mère
cesse d'être féconde. Même après cette époque, ils inclineront
natnrellement & continuer une communauté d'existence dont ils
auront une si longue habitude, surtout si, vivant à la tète d'une
nombreuse famille, ils jouissent d'une aisance, d'un respect, d'une
sécurité qui leur feraient autrement défaut, et s'ils peuvent
attendre de leur postérité, dans la vimllesse, une protection contre
les noaladies et les infirmités qui les rendraient incapables de se
suffire à eux-mêmes. »
La crise de la natalité fait donc partie, semble- 1- il, de la crise
du mariage; ou, si l'on préfère dire qu'elle s'y ajoute, on recon-
naîtra qu'elles s'aggravent l'une l'autre. Des personnes bien infor-
mées me signalent un arrondissement de la région lyonnaise où, it
y a vingt et quelques années, l'excédent des nûssances sur les
décès était d'environ 800. De là, une augmentation dans les
mariages qui s'accroissent, en effet, dans ces milieux, à mesure
que ces garçons et ces filles arrivent à l'âge nubile; mais, malgré
cette augmentation des mariages, voici que la natalité diminue au
point que l'excédent des décès sur les naissances n'y est plus
maintenant que de 120. Donc, les mariages y diminueront forcé-
ment, et si la natalité continue à s'y restreindre progressivement»
c'est à la véritable dépopulation qu'on marchera.
Nous ne pouvons non plus nous étonner que le divorce constitue
conome un aboutissement de cette double crise. La présence des
en&nts n'empêche pas toujours le divorce, hélas I Mais on voit
d'abord que la proportion des conjoints ayant des enfants est
beamcoup plus considérable chez ceux qui se contentent de
demander la séparation de corps; la différence est presque du
simple au double. Dans les instances en divorce, c'est le contraire.
Parmi les époux qui les présentent, ceux qui n'ont pas d'enfants
sont les plus nombreux ^
On allègue à la vérité, en ce moment même, que le nombre des
divorces diminue. Déjà des publidstes considérables, mais un peu
* Pas de beaucoup, il est vrai. Ils dounent, je crois, 51 pour 100, mais il
resterait à Toir quelle est chez les 49 autres le nombre des enfante. Je n'ai
point trouvé cette statistique,
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126 U GE18I AU MOUGI
trop friands de thèmes nonveaux, parlent de la faillite du divorce,
du krach du divorce; et ils trouvent à ce fait, est-il besoin de le
dire, des explications an choix, toutes plus ingénieuses les unes
que les autres. « C'a été, s'écrie l'un d'entre eux, et non le moindre,
une mode comme la crinoline, maintenant c'est fini. » Dieu les
entende I Mais c'est aller un peu vite; il faudrait que messieurs les
critiques, fussent-ils de l'Académie française, voulussent bien se
résigner à compter avec les finesses de la statistique. Or, voici
comment elles ont de quoi refroidir cet optioiisme de circonstance.
Pour divorcer, il faut d'abord avoir été marié. J'espère que
l'éminent critique théâtral, qui s'appelle M. Faguet, ne me mar-
chandera point ce « postulat ». Si donc le nombre des mariages
baisse beaucoup à un moment donné, quoi de surprenant que, peu
après, les divorces baissent également? Que le nombre absolu des
divorces ait décru en 1898 et 1899, le fait est certain. Mais nous
savons que le maximum des divorces se prononce entre des époux
ayant de cinq à dix ans de mariage ^ Eh bieni remontons de cinq
à dix ans en arrière de ces deux années dont on s'empresse tant
de se féliciter ; et nous trouverons que le nombre des mariages y
avût été fort réduit. Ainsi, en 1890, il s'est célébré 31,000 mariages
de moins qu'en 1875. Quoi d'étonnant dès lors si, huit ans après
cette raréfaction de conjoints, il y ait eu raréfaction correspon-
dante de divorcés? Le contraire eût été, en vérité, trop alarmant.
On s'approchera beaucoup plus de la vérité ^, en s'en tenant à ce
passa^çe du rapport sur la justice civile adressé au garde des sceaux
en 1900 et portant sur l'année 1898. « En prenant, y lit- on, pour
terme de comparaison le nombre des mariages célébrés, qui a été pour
la France de 287,179 en 1898, et en rapprochant de ce chiffre les
8,100 divorces prononcés^, on obtient une proportion de 28 mariages
dissous pour 1,000 mariages célébrés. Ce chiffre proportionnel, qui
a presque doublé depuis dix ans^ est la résultante de proportions
qui vont de 1, dans la Lozère, à 75 pour 1^000, dans la Seioe. »
Donc, ne disons pas que les chiffres actuels du divorce sont de
nature, comme on l'a écrit, à « faire la joie des moralistes » . Les
moralistes ont le devoir d'être un peu plus difficiles que cela. Le
nombre des mariages s'est accru en 1899 et 1900, voilà qui est
* Il y a donc ua peu d'exagération dans ce propos d'an des personnages
de M. Hervieu : a Oh ! en mariage, il n'y a que les quinze premières années
qui coûtent... »
> Sans l'atteindre toutefois complètement; car ce n'est pas du nombre des
mariageâ dt la même année qu'on rapproche le plus utilement le nombre des
divorces.
* Ils sont tombés à 7,157, en 1900.
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u CRiBi m MAïuee m
très bien ; si, dans cinq, six, sept ans cTici, noas Toyoos que ces
marias^ ont généralement bien réussi et que le nombre des
divorces persiste à diminner, alors il nous sera permis de chanter
victoire. Il est i criûndre que ce ne soit pas le cas en ce moment.
Non, ce n'est pas le cas, i nne heure où Ton entend proclamer
le divorce « institution fondamentale » de la République. Ce n*e8t
pas le cas à une heure où l'on enregistre si bruyamment les
divorces de personnages ayant le privilège d'occuper l'attention
pubEque, maures socialistes de nos grandes villes, ducs ou grands-
ducs d'Allemagne (N'a-t-on même pas parlé, il y a quelques jours,
de menaces semblables pesant sur de jeunes ménages royaux, où
le partage des attributions semblait cependant assez net pour ne
donner place à aucun couDit?) Ce n'est pas le cas, alors que nous
avons une magistrature où l'anarchie a pénétré au moins autant
que dans l'Unifersité, où l'on trouve des tribunaux prononçant
159« — 2&2, — 29& divorces en une audience*, où enfin il est
notoire que les simples demandes en séparation de corps sont
tenn^) en échec par des formalités de procédure et par la force
d'inertie des tribunaux, tandis que la dissolution complète du lien
conjugal est encouragée aussi bien par les conseils que par la
complaisance si expéiltive d'un grand nombre de présidents^. Si
malgré tant d'apologies, tant de facilités et d'encouragements, le
£vorce vient à diminuer réellement, ce sera une preuve de plus
que rinsûtution du mariage chrétien a la vie dure.
11 y aurait cependant une autre cause qui pourrait venir à
Tappui de celle-ci et serait de nature à hâter une amélioration bien
désirable, je veux parler tout simplement du dégoût engendré par
l'abus fatal et fatalement croissant de la loi Naquet. L'histoire,
ainsi qu'il arrive si souvent, a recommencerait ». Ainsi que l'ont
rappelé H. Glasson ^ et plus d'un de ceux qui ont eu à traiter ce
' Chiffres donnés par M. Morizot-Thibaut, substitut du procureur de la
République. (Voy. la Réforme sociale du 46 juillet 1901, p. ÎH et Ît2.)
'Il y a malheureusement une autre raisoa encore de douter que le
divorce soi! ainsi discrédité, comme il devrait être, à l'heure actuelle. Je
▼ois qu'il est de plus en plus accepté dans certains milieux, et surtout que
les divorcés trouvent à se marier autrement qu'entre eux. En comparant
eoas ce rapport les années 4895, 1897 et cette année 4898, où l'on croit
trouver le signal d'une amélioration, je remarque la progression suivante.
Divorcées épMiaéea par des garçons : i.iOl, — 4,295, — 4,S79. Divorcés
épousés par des filtos : 1,114. — 1*^1, -* 1,696.
' Voy. son livre : le Mariage cinil et le divorce.
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428 U GRISE DD MARIAGE
même sujet, dans les trois premiers mois de 1793, les divorces
égalèrent, à Paris, le nombre des mariages. Aussi des législateurs
de l'époque eu vinrent-ils à faire entendre les plus vives protesta-
tions. « Loin d*ètre un remède, dit le tribun Garion Nisas, le
divorce est un mal de plus; et au lieu d'appeler les citoyens au
mariage, comme on Ta prétendu, il les en dégoûte, il les en écarte. »
fit le député Mailhe : « La loi du divorce, disait-il en 1795, est
plutôt uQ tarif d'agiotage qu'une loi. Le mariage n'est plus, en ce
moment, qu'une affaire de spéculation : on prend une femme
comme une marchandise, en calculant le profit dont elle peut être,
€t l'on s'en défait aussitôt qu'elle n'est plus d'aucun avantage. »
— « Il faut, disait Delleville, faire cesser le marché de chair
humaine que les abus du divorce ont introduits dans la sodété. »
En arriverons- nous à un état tel qu'il arrache enfin de pareils
cris à nos législateurs? Ce qui est certain, c'est que l'oo trouve
«ncore, çà et là, des magistrats assez courageux pour dénoncer les
abus et pour faire voir où ils conduisent. Ceux-là nous montrent
d'abord comment, dans le corps auquel ils appartiennent, la
jurisprudence a tellement élargi les conditions du divorce qu'elle
fait à chaque instant bon accueil à des cas formellement exclus par
le législateur. Ils nous montreat aussi les ruses de la passioa
corrompue et de la rouerie mondaine (ou demi-mondaine) réus-
sissant à tromper cette jurisprudence, pourtant si facile, et à
obtenir d'elle encore plus de divorces qu'il n'eût paru possible de
lui en demander. Ecoutons, en effet, ce distingué représentant du
parquet de la Seine, nous parlant de la façon dont naissent les
fraudes pour franchir les limites mêmes posées par la loi. « On a
vu, dit'il, des adultères provoqués ou simulés. Nous avons sa,
dans un procès plaidé devant nous, que l'on tient, à Paris, des
filles à la disposition des éipouses pour inciter le mari à la violation
du devoir conjugal. On a aussi organisé, avec l'aide des agences,
des comédies où des adultères simulés procurent aux conjoints les
moyens de divorcer. Il suflSt encore à la femme, de concert avec
son mari, de déserter le domicile conjugal et de refuser de répondre
à la sommation de le réintégrer, pour que l'époux puisse obtenir
la rupture du lien matrimonial. Cela s'appelle, dans le langage de
la loi, une injure grave, et le divorce est prononcé, parce que, au
lieu de s'en tenir à la notion exacte et étroite de l'injure, la juris-
prudence a pris cette expression dans un sens très vague et très
général, et elle en est arrivée à accorder le divorce pour des causes
non prévues et qui ont même été formellement exclues dans les
débats du Parlement. Les magistrats étaient emportés par le
courant. Devenus les complices inconscients de fraudes qui leur
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U CU8I DO MàRlAOI ft9
écbappûent, ils ouvrirent plus largement les barrières qulls
devient fermer. Cela conduit fatalement au diforce par consen-
tement mutuel. 11 existait autrefois légalement, mais entouré d'un
ensemble de garanties. Aujourd'hui, il est prohibé par la loi, mais
3 s'exerce en bit et il n'a d'autre règle que l'arbitraire des époux ^ »
L'arbitnûre, en effet, c'est-à-dire le bon plaisir et le refus de
s'accommoder du joug aussitôt qu'on ne le trouve plus à sa fan-
taisie, comment le principe posé par le divorce ne le provoquerait-
il pas? — « Vous me reprochez, dira l'un des deux époux, d'avoir
repris trop tôt ma liberté? Qu'importe, du moment ob je vous prie
de vouloir bien reprendre la vôtre? Pourquoi donc tant se gêner,
puisque mon tort même justifie ma proposition et prouve que nous
ne sommes pas faits l'un pour l'autre? » — Si celui auquel on
sert ce beau raisonnement ne l'accepte pas tout de suite, reste à
lui rendre la vie assez dure pour faire plier sa résistance. Que tà
enfin, l'épouse sdnsi martyrisée veut à tout prix faire respecta*,
autant qu'il dépend d'elle, l'indissolubilité du lien conjugal, il
faudra qu'elle prenne sur elle de renoncer même à demander la
séparation; trois ans plos tard, en effet, la séparation serait trans-
formée d'oflSce en divorce.
On cite des femmes qui, pour ne pas se laisser entraîner jusque-
li malgré elles, ont pris le parti de tout supporter. Mais combien
n'auront pas cet héroïsme I Combien se diront : « Après tout, ce
n'est pas moi qui l'ai voulu ; pourvu que je n'use pas de ma liberté
en me remariant, n^ai-je pas ma consdence pour moi et ne suis-
je pas en règle avec la religion..., sagement entendue? » Puis, le
divorce une fois prononcé par le tribunal civil, on assiège le
tribunal ecclésiastique qui fonctionne à l'archevêché et qui,
depuis dix ans, a dû multiplier ses séances au point de les rendre
qna&i quotidiennes. Afin de pouvoir se remarier religieusement,
on lui demandera de prononcer rétrospectivement la nullité origi-
naire du mariage déjà rompu par la loi. On approfondira le droit
canon pour bien se pénétrer des empêchements dirimants. On
prétendra qu'on a eu son consentement forcé par une mère impé-
rieuse, par un père tyran, ou égaré par des renseignements faux;
on découvrira qu'on avait changé de paroisse et que, s'étant un
peu trop pr^sé, on n'a pas été marié correctement par son propre
curé, selon les prescriptions du concile de Trente. On alléguera
bien d'autre choses que les ecclésiastiques assaillis par tous ces
sophismes voudraient, au moins, n'entendre qu'en latin... Si on
n'obtient pas gûn de cause, que fait-on? J'en connais qui ont cru
* M. Morizot-Thibaut» travail déjà cité.
10 JANVIBR 1902. 9
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m U GRISK BU MitUAGE
tourner la loi religieuse elle-même en s'en allant, après le mariage
& la mairie, entendre une messe basse, comme ce radical qui,
esclave de son parti, avait publiquement réclamé un enterrement
dvil, mais avait en même temps prié sa femme de lui faire faire
un service secret i Téglise. Ainsi sous la pression d'un faux
principe une fois posé, l'on va peu à peu aux capitulations de
conscience les plus tristes en même temps que les plus ridicules.
La réaction qui fait plus que de se dessiner dans les groupes
sérieux et honnêtes de notre société persistera- t-elle et finira- t-elle
par discréditer la loi du divorce? Est-ce elle qui l'emportera? Ou
sera-ce la logique de la passion qui, après être descendue du
divorce conditionné au divorce par consentement mutuel, tombera
au divorce par simple signification individuelle, à la répudiation
igcultative et enfin à l'union libre? C'est là, semble-t-il, une alter-
native qui n'est pas loin de se poser devant nous.
Gomment ceux qui agissent le plus fortement sur l'opinion
mondaine nous poussent-ils à la résoudre? Nous ne pouvons fsdre
autrement que de parler ici des prétendus plaidoyers que le théâtre
tout à fût contemporain a fait entendre en faveur, dit-on, du
divorce.
On prend un peu tout ce que l'on veut dans une comédie, et
l'oB ne fait, en un sens, qu'imiter l'auteur qui, lui aussi, sans
que rien le gênât, y a mis tout ce qu'il a voulu. La preuve en
est qu'au lendemain de pièces comme les Tenailles ou la Loi de
fhomme^ les critiques se divisent généralement en trois groupes :
le premier trouve que c'est une thèse plus ou moins démons-
trative pour le divorce. Le second prétend que c'est plutôt une
thèse contre le divorce. Le troisième, enfin, estime que ce n'est
à aucun degré une thèse quelconque, si ce n'est en faveur de
cette idée, très vieille, mais toujours faite pour exercer le talent ^
d'un auteur dramatique, à savoir que les gens sans bon sens et
qui reculent devant le devoir se surprennent souvent dans une
impasse d'où il leur est très diflScile de sortir à leur honneur.
Mais depuis quand le malheur qu'on s'est infligé à soi-même,
et, je dirai plus, depuis quand la résolution od l'on est de ne
pas affronter les grandes difficultés qui, comme le disait très
^ Certes, M. Hervieu en a beaucoup. Sa Course du flambeau est une pièce
un peu triste pour le gros du public, mais où tout sort bien des entrailles
de la nature..., de la nature abandonnée à elle-même, il est vrai, et sans le
redressement des habitudes religieuses.
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LA CRISE DU MARUOS ISl
bien an savant professeur ^ ne sont autre chose que les grands
devoirs, depuis quand tout cela crée-t-il des droits, des droits
contre autrui, des droits contre la société, des droits contre les
enfants qu'on a eus ou qu'on peut avoir, des droits enfin contre
l'ordre de choses institué par Dieu lui-mèoie? Vouloir établir un
droit là où il n'y en a pas, c'est se condamner à des combinaisons
arbitraires et qui ne sont pas toutes bien cohérentes. On y a
cependant beau jeu, en apparence, puisque l'on compose à volonté
les personnages qu'on met en conflit. M. Fergan, dans Us
Tenailles y est un homme qui a toujours ndson; et, à ce titre,
il est insupportable à sa femme qui, au début de la comédie, ne
parait pas avoir contre lui d'autre grief. A la fin, elle en a d'autres.
Elle a surtout, — ce qui est terrible, — le souvenir de ce qu'elle
a fait contre lui, le souvenir du crime qu'elle a commis et qu'avec
la logique de la passion, elle lui reproche à lui, au lieu de se
le reprocher à elle et à son complice. Un crime? dira-t-on. Ifads
oui, et à son propre point de vue, puisque ayant proclamé que
le faut d'appartenir à un homme qu'on n'aime pas est un attentat
contre l'amour, contre la nature, contre l'indépendance et la
dignité de la personne féminine, elle commet spontanément,
librement et très résolument cet attentat pour couvrir les consé-
quences d'un acte qu'elle tient à cacher. Mais alors il faut rendre
le mari odieux. Oh I les moyens ne manquent pas, puisqu'on peut
lui prêter tout ce que l'on veut. Ici, cependant, l'auteur nous
place dans un monde élégant, où les sévices et les injures tirent
surtout leur gravité de la délicatesse convenue de ces riches
personnages. Ce mari continue donc à avoir trop raison ; car pour
mettre en pension l'enfant dont il ne connaît point encore 1 ori-
gine, il fait valoir des motifs tout à fait sérieux. Gela ne suffit
pas : il faut lui prêter une grossièreté. Il dira donc à la mère, —
et ce mot mettra le feu aux poudres, — qu'elle ira voir son fils
au collège... toutes les fois que l'état des chevaux le permettra,
loeptie gratuite et même invraisemblable^ dans la bouche d'un
homme capable de dire d'une manière assez touchante qu'il ne
saurait haïr un enfant et qu'il aura déjà bien assez de peine à
cesser de l'aimer.
* M. R. Saleilles, au dernier congrès d'Economie sociale.
' Je ne relève pas une autre invraisemblance. 8i la femme refuse à son
tour le divorce à son mari, et croit le lui rendre impossible, c est parce
qu'elle le défie de faire connaître publiquement le motif à alléguer. Hélas!
M. Herviea retarde déjà. Est-ce que nous n'avons pas vu depuis lors des
gens de la plus haute volée, des t princes », si je ne me trompe, faire à leur
femme tous les reproches imaginables... par les soi us de TAgeDce Ha vas?
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132 U GRISK DU 1IÂRU6K
En réalité, ce que Tauteur a voula proayer, lui seul le sait peut-
être. Ce qu'il y a d'ioquiétant, c'est qu'une si grande 'partie du
public ait pu voir ici une démonstration contre le mariage. Serait*
il donc si difficile de manier à sa fantaisie les tenailles de l'amour
libre et d'inventer des cas où des malheureux servent pris entre
deux pinces, soit qu'ils rompent, soit qu'ils ne rompent pas ce
que, avec des métaphores équivalentes, on a si souvent appelé une
chaîne ou un boulet?
Au fond, tenons-nous-en à ces paroles d'un personnage du
même auteur en une autre pièce ob il a également accumulé bien
des invrdsemblances et bien des contradictions^ : « Pensez à la
quantité formidable de poisons pour le corps et pour l'âme qui,
depuis un siècle, a été bue, inhalée, fumée, injectée sous la peau
par une race voulant désormais sentir des voluptés tout le temps
et partout. » Eh bien, oui, pensons à cela, et ne nous étonnons
plus de ce qui arrive ; mais ne transformons pas en l'exercice d'un
droit l'exaspération de cet esprit de volupté qui veut toujours des
ezdtants nouveaux et plus vifs, en dépit de toute règle et de tout
bon sens.
Arrivons donc aux théories qui, avec la prétention de s'appuyer
sur des faits et non sur des fictions, prêchent de plus en plus ou-
vertement la substitution de l'amour libre au mariage légitime. Ici
sont en présence deux groupes qui pourraient bien aboutir au
même résultat destructif, mais par des arguments différents, et
surtout avec l'illusion de poursuivre des fins très différentes; ce
sont les féministes* et les socialistes. Les unes et les autres sont
pour beaucoup dans la crise actuelle du mariage, et nous ne sau-
rions faire le silence sur leurs polémiques respectives.
Ck)nstatons d'abord que féministes et socialistes s'entendent
beaucoup moins qu'on ne pourrdt le croire. La plupart des socialistes
se placent en effet à deux points de vue, l'un théorique, l'autre
pratique, que la majorité des féministes est très loin d'admettre.
On sait que les socialistes contemporains aiment beaucoup à se
* Celle-ci, entre autres : une femme, donnée d'ailleurs comme ayant des
sentiments délicats, prend à brûle- pourpoint pour confident le commissaire
de police et lui demande une consultation. C'était nécessaire pour reudr» la
suite inévitable et amener des situations.
* Je dis : les féministes, en général, parce que je pense i celles qui font
le plus de bruit; mais je n'ignore pas qu'il y a un féminisme raisonnable et
dont beaucoup de réclamations méritent d'être appuyées.
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U GRISI PU MARUOI 133
donner le masque de « la science ». Mais il est clair que la science
i laquelle ils demandent de leur en prêter un, ne peu^ être qne la
sdence matérialiste, celle qui ne connaît que les lois naturelles,
celle qui assimile trop volontiers les désirs de l'homme aux instincts
purement physiques, parle à tout propos d'évolution, mais en
exclut toute finalité, par conséquent toute direction spirituelle,
et qui, enfin, permet de bâter cette évolution avec la propagande
par le fût. Or, lisez ces lignes extraites d'un article inséré
dans la Kevue socialiste de mai 1900. Elles ne sont point de nature
à flatter les féministes, même celles de la Fronde qui affectent tant
d'être en coquetterie avec le parti.
« Pour médire du féminisme, écrit le collaborateur de la revue,
l'heure semble étrangement choisie ; car non seulement il avance à
pas de géant, mais encore il semble justifié par des succès appa-
rents.
ff Nous n'irons point contre ces apparences. Nous n'attaquerons
pas directement le féminisme, nous l'examinerons seulement du
pdnt de yue scientifique : ce sera peut-être en saper les fondements
et le ruiner en sous- œuvre.
« En tous cas, ce sera l'occasion de faire une remarque singu-
lière, i savoir que le féminisme, auquel aboutit un siècle scienti-
fique^ réclamé au nom de la science^ ne peut se justifier devant
elle et se révèle en contradiction avec toutes les conclusions que
cette même science est arrivée à établir.
c La critique scientifique du féminisme en est la condamnation.
« Quel est, en effet, le mot d'ordre du féminisme? Toutes les reven-
dications sont fûtes au nom de l'égalité : la femme se déclare et se
veut l'égale de l'homme. Qu'elle le puisse être, ce n'est pas ce que
nous voulons nier; mais autre chose est de rechercher le sens de
cette égalité, si elle est conforme à la loi d'évolution, si, par consé-
quent, elle constitue le progrès auquel on doit tendre, ou si elle
n'est pas plutôt un retour en arrière vers une forme ancestrale,
c'est-à-dire un symptôme infaillible de décadence, m
Voili des paroles assez dures. L'auteur de l'article s'efforce de
les justifier en rappelant que, d'après la sociologie contemporûne,
la divif>ion du travûl est la condition de tout perfectionnement,
qne la différenciation marche de front avec la civilisation; en
conséquence, que le degré de culture auquel nous sommes arrivés
impoee à la femme, non pas de ressembler de plus en plus à
l'homme, mais au contraire d'en différer de plus en plus. Non
seulement cette loi permet à la femme d'être plus femme à côté de
rhomme plus homme, mais elle le lui impose; sinon, il y aura
« rétrogradaUon 9. Voilà qui est net.
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134 LÀ GRISB DU MARlàOB
Moins nette et surtout moins juste est la tactique pratique des
socialistes. Les féministes réclament pour elles la liberté du travail
et veulent qu'à travail égal on leur assure un salaire égal. Les
socialistes voient là une concurrence par trop gênante pour leurs
prétentions à une élévation croissante de leurs salaires; sous pré-
texte de ménager les forces débiles de la femme, ils réglementent à
outrance, ils restreignent le plus qu'ils peuvent remploi qu'il lui
plairait d'en faire.
Les féministes réclament le droit de vote. Elles s'appuient en
cela sur quelques traditions de l'ancien régime et sur les sympa-
thies, — compromettantes par le temps qui court, — d'hommes qui
ne comprennent pas, par exemple, comment une veuve, continuant
et quelquefois restaurant l'industrie de son mari, payant les dettes
qu'il a laissées, élevant ses enfants, n'ait le droit de voter nulle
part, alors que tels de ses ouvriers nomades, qui exigent d'elle du
travail quand elle n'en a pas, qui menacent de la quitter dès
qu'elle en a, qui veulent rejeter sur elle, en ce qui les concerne,
tout le fardeau des lois votées ou à voter sur les accidents ou sur
les retraites, ont la plénitude du droit de suffrage à tous les
degrés. Or, que disent ici les socialistes? Que l'octroi du droit de
vote aux femmes serait tout à fait prématuré, parce qu'il serait
une arme dangereuse entre des mains « cléricales ». Mieux vaut
patienter jusqu'à ce que la société se soit définitivement trans-
formée selon les idées et les vœux des socialistes.
En attendant (nous revenons ici à notre sujet, si tant est que
nous nous en soyons écartés), qu'est-ce que le socialisme offre à la
femme? Sur ce point, le parti se divise.
Les uns, qui croient parler au nom de la physiologie, de l'eth-
nologie et de la théorie de l'évolution, veulent que les unions entre
tels hommes et telles femmes, bien choisis, dépendent d'inspec-
teurs brevetés. Dès lors, à celles qui se réclameront du droit à des
préférences fixes ou successives, on opposera également le droit
de la collectivité, seule juge des harmonies nécessaires. Devant les
besoins de la race tout entière, « les préjugés doivent plier, tous
les intérêts égoïstes doivent fléchir ». Pour les gens qui écrivent
ces choses, la femme pourra toujours émettre des vœux; mus la
réalisation sociale en dépendra de ceux qui commanderont « par
délégation du peuple ».
D'autres sont plus logiques. Us offrent à la femme l'union
absolument libre qui, selon l'expression de Bebel, la fera « mat-
tresse de son sort ». En réalité, ce serait plutôt l'homme qui
deviendrait ainsi maître absolu, irresponsable, du sien propre. Car
je ne crois pas qu'on ait encore réussi à démontrer que la femme
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U CUâK BU MàRUOK \»
derenae seale « maîtresse de son sort » n'était pas surtout un
être abandonné seul à une double tâche. Je sais bien qu'un caté-
ciûsme socialiste prophétise le jour oix la femme n'aura plus à
soigner ses petits enfanta; mais je crois que de toute façon ce Jour
^t encore loin. H. Berthelot lui-même, dût- il vivre plusieurs
siècles, aurait de la peine à trouver, dans les petites tablettes
chimiques qu'il rêve, le moyen de faire vivre et de faire grandir
les enfants en dehors des soins maternels. Que reste-t-il donc de
cette théorie de la femme, ic maîtresse de son sort » 7 II en reste,
pour rhomme, la liberté de la débauche et, pour l'immense majo-
rité des femmes, la vie d'abandon, d'aventure et finalement de
misère, au physique et au moral.
Ces pièges grossiers, bien des femmes les voient et les fuient. Il
est, en elTet, un féminisme très légitime et très raisonnable qui
l'est qu'une suite de ce que l'humanisme avait d'eicellent. 11 tend
& rapprocher de plus en plus la femme de la plénitude de la vie,
tant de la vie qui lui est commune avec l'homme, que de la vie qui
loi est propre et que sa destination irrécusable lui assigne. La
division du travail dont parle, — non sans vérité, — l'écrivain de
la Revue socialisiez est un fait inévitable et bienfaisant, mais i
certaines conditions. Il faut que chacun des deux s'intéresse à la
tâche de l'autre et que tous deux augmentent la valeur de leur con-
tribution personnelle par une intelligence assez claire, par un
amour assez cordial de l'œuvre commune. A ce point de vue, la
femme a le droit de réclamer pour ses facultés propres le droit de
les cultiver et la reconnaissance effective de tout ce qu'elles valent
pour le bien collectif de l'humanité. L& oix les féministes ont tort,
c'est quand elles versent dans l'ornière où les attend, où les garde,
où les déforme le pédantisme, avec la routine des examens et des
programmes, des carrières et des fonctions; où elles ont plus tort
encore, c'est quand elles s'imaginent que la conception chrétienne
du mariage est un obstacle au parfait développement de leur intel-
figence et à la jouissance aussi large que possible de leur liberté ^
En quoi donc le mariage et la maternité et la conduite d'une
mûson et d'une famille développent-ils moins l'intelligence que des
' J'écarte les puérilités qui sont cependant des symptômes fâcheux, même
au point de vue intellectuel; par exemple cette question mise t au con-
Oburs f par un journal féministe : t La fleur d'oranger est-elle un symbole
dans toute TEurope occidentale? Le féminisme ne devrait-il pas protester
contre Tusage, pour les mariées, de la couronne et de la toilette « d'inno-
ceoce»? N'est-ce pasà la fois inconvenant et ridicule? • — Je ne crois pas
qoe Ja tentative ait réussi, pas plus que celle qu'a faite, en un certain monde,
it mariée qui s'avança seuk, saut avoir pris le bras de personne.
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136 Lk GRISE DU MÀR1A6K
études condaisant à un diplôme quelconque? Elever ses propres
enfants est plus difficile que d'instruire ceux des autres; car avec
ses propres enfants il ne s'agit pas d'une tâche linûtée et qui
devient bien aisément routinière et automatique : il s^agit d'une
tâche complète dans laquelle absolument rien ne peut être impu-
nément oublié, où les difficultés se renouvellent sans cesse avec le
progrès des années, avec les changements, tantôt lents et difficiles
à percevoir, tantôt brusques et déconcertants qu'elles amènent,
où, d'autre part, il faut savoir suivre, en s'y intéressant, les
goûts les plus divers et les vocations les plus personnelles. En
vérité, croire qu'une pareille mission bien remplie développe moins
^intelligence et l'aptitude à tout juger que les paperasseries des
bureaucrates, que les coups de ciseau du journaliste ou que les
caquets d'un salon oisif et médisant, croire que c'est le diplôme
qui donne la faculté du progrès intérieur et le ruban violet le droit
au respect, c'est une des maladies les plus singulières de ce siècle
qui pourtant en connaît beaucoup.
C'en est une plus grande encore que de croire, avec beaucoup
trop de féministes, que le mariage doit pouvoir être rompu à
volonté et que là est pour la femme une garantie d'indépendance.
Pour plus d'une raison je n'ai point à recommencer ici une
démonstration vingt fois faite et bien faîte en vue d'établir le con-
trûre. C'est assez de noter les incidents de la campagne menée
de part et d'autre et d'en calculer à peu près les chances.
Tout ce qui favorise la licence des mœurs et l'indulgence envers
le vice, tout ce qui, dans les classes supérieures donne aux classes
populaires l'exemple de l'égoîsme et de l'amour effréné de la
jouissance individuelle, tout ce qui tend à l'un ou à l'autre de ces
deux extrêmes (qui se tiennent et qui s'engendrent comme tous
les extrêmes) soit le rapprochement indiscret des sexes aux heures
dangereuses, soit leur séparation à l'heure où il faudrait, où il serût
meilleur qu'ils fussent réunis, tout cela est de nature à envenimer
la crise du mariage.
Il y a ici des responsabilités bien lourdes. Un avocat, homme
de dévouement et de courage, collaborateur du Correspondant ^
me racontait ce qui suit : chargé à son tour, au Palais, du bureau
de l'assistance judiciaire, il avait vu venir à lui un homme qu'avant
de l'avo'ur entendu il eût été tout prêt â traiter de brave homme :
c'étût un ancien sous -officier devenu gardien de square et qui
demandait les moyens d'obtenir son divorce ^raris. « Qu'avez-vous,
lui dit l'avocat, à reprocher à votre femme? — Rien, mais elle est
toujours malade, c'est pas un ménage I — Votre devoir serait de la
soigner I » Pour toute réponse, l'homme esquissait un geste tout i
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U GBISK DO MAiUAGI 137
la fois las et dédaigneux. Voilà ce que, dans les rangs d'un peuple
qui n'avût januds songé à réclamer le rétablissement du divorce^
produit l'exemple de ces désanions nées de Tennui et des froisse-
ments de la vanité. Chacun cherche une défaite devant le
deToir et apprend aux autres l'art d'en inventer sans cesse de
Qoovelles.
£q retour, il est peut- être des motifs d'espérer certiJnes atténua*
dons à la crise. Si l'on voit se développer et surtout aboutir les
tentatives, encore un peu décousues, contre l'alcoolisme, contre le
nombre excessif des cabarets, contre la licence des rues, contre la
séduction, contre le mépris du repos du dimanche, en faveur des
logements à bon marché..., la vie de famille et par suite les
mariages ne pourront qu'en profiter.
Faat-il compter beaucoup sur les codes et sur les concessions
<în'il8 peuvent faire à un désir d'égalité d'ordre juridique?
11 est unç idée qui domine dans le camp féministe et qui paraît
avoir gagné beaucoup d'adeptes, car on la retrouve dans plus d'un
article des nouveaux codes de Suisse et d'Allemagne. 11 s'agit de
bire que l'union des revenus patrimoniaux et autres s'établisse
entre 1^ époux par un libre contrat, leur œuvre propre, au moyen,
par exemple, d'un mandat exprès ou tacite de la feoune, et toujours
révocable à volonté, au lieu du mandat légal imposé par les parents
respectifs, et qui ne peut cesser que par l'iotervention du juge.
La campagne faite en faveur de l'extension du régime de la sépa-
ration de biens s'inspire du même esprit et tend à un but analogue.
La nouvelle législation civile de l'empire allemand lui a fait de
grandes concessions. Il n'y est plus question pour la femme, en tant
que femme, ni d'incapacité légale ni du devoir d'obéissance; son
sexe ne la frappe plus d'aucune infériorité juridique. Il est entendu,
— la chose était inévitable, — que la femme, entrant dans l'asso-
ciation conjugale, ne peut pas ne pas aliéner une partie de sa
liberté, comme le mari aliène une partie de la sienne, comme tout
individu enfin entrant dans un groupe doit en accepter les statuts.
Mais ces restrictions ne sont, dit-on, que la reconnaissance forcée :
1* de ce qui résulte de l'essence même du mariage; 2* de ce
qn'eiige, particulièrement en face des tiers, l'unité d'adminis-
tration. Les biens sont séparés; il n'y a pas de communauté, même
réduite aux acquêts. La femme peut se réserver la jouissance
exclusive de partie de ses biens, et surtout de ses gains et salaires.
Quant an reste, c'est le mari qui administre; il administre et les
biens non réservés et la bourse commune, car il faut qu'il y en ait
nne. Si son mode d'administration est contesté ou si lui-même se
plaint de l'insuffisame contribution de sa femme, le recours est
10 JAHVUR i902« 10
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118 U GRISE DU MARIAGE
ouvert au tribunal des tutelles, qui dédde de toutes les questions
relatives à la vie familiale et conjugale.
Il est parfaitement admissible qu'une législation purement civile
du mariage soumette ce genre d'association à des statuts tels que
ceux que nous venons d'esquisser. Juridiquement, ils peuvent très
bien se comprendre et s'expliquer. Mais y a-t-il là de quoi fortifier
et adoucir l'idée du mariage? Y a-t-il là de quoi en atténuer la crise
en encourageant au mariage plus de jeunes gens et plos de jeunes
filles, et en prévenant plus efficacement les graves désaccords? Il
est permis d'être id un peu sceptique.
Proclamer abstraitement l'égalité n'est souvent, — si on s'en
tient là, — qu'organiser la lutte avec ses chances qui, elles, sont
toujours inégales. Certes, il n'y a point à s'opposer, loin de làl aux
mesures législatives qui peuvent mieux garantir les droits de la
femme et ceux de la mère de famille, relever sa dignité sociale, lui
assurer le respect de ses enfants. Hais il est une chose qui, par elle-
même et par sa propre vertu, donne encore de meilleurs fruits que
l'égalité, c'est l'harmonie. L'harmonie, qui fait concourir au bien
commun les travaux les plus divers, n'engendre point l'envie de
disputer sur le plus ou moins d'égalité de ceux qui acceptent ces
travaux; on pourrait plutôt dire qu'elle supprime l'irritant pro-
blème, puisque chacun se trouve bien des résultats de ce qui a été
fait de part et d'autre. Or, il est plus difficile à un code de réaliser
l'égalité que de la décréter, et il lui est plus diffidle encore
d'assurer l'harmonie des volontés! Heureux les peuples qui ne
travaillent pas à discréditer, à frapper, à diminuer ou à exiler ceux
qui ont la clef de la source d'où elle émane !
Henri Joly.
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PORTRAITS ET SOUVENIRS HISTORIQDES
LA MÈRE DES TROIS DERNIERS ROIS DI FRANCK
l'éducation du duc DE BORDEAUX
LA SECONDE RÉPUBUQUE ET LE COUP D'ÉTAT DE DÉCEMBRE
CHARLES- ALBERT ET VICTOR- EMMANUEL
UN DIPLOMATE DE LA TROISIÈME RÉPUBUQUE
d'après OB Ri£cBNTB8 PUBLICATI0II8
Casimir Stryienski : La Mère des trois derniers Bourbons : Marie-Josêphe de
Saxe et la cour de Louis XVy d'après des documents inédits. Paris, Pion,
1902, Yu-424 pages in-8<» avec une liéliogravure. — Général marquis
Âmand d'Hautpoul : Quatre mois à la cour de Prague; l Education du due
de Bordeaux (1833-1834), publié avec introduction et notes par le comte
Fleury. Paris, Pion, 1902, xvi-415 pages in-8». — Quentin- Bauchart.
anden représentant du peuple, ancien président de section au conseil
d'Etat, ancien sénateur : Etudes et souverUrs sur la deuxième Bépubîique et
le second Empire 11848-1870), t. T. Paris, Pion. 1901, ii.484 pages in-S^ —
Comte de Reiset : Mes Souvenirs; les Débuts de t indépendance italienne»
Paris, Pion, 1901, vn-479 pages in-8«. — Baron Des Michels, ancien
ambassadeur : Souvenirs de carrière (1855-1886). Paris, Pion, 1901, n-337
pages ln-8*.
1
C'est un persoDDage de second plan que Marie* Josëpbe de Saxe,
seconde femme du dauphin fil» de Louis XV, mère de Louis XVI,
de Louis XVIil et de Charles X. Epouse d'un prince qu'une mort
prématurée a empêché de monter sur le trône et que la jalousie
paternelle a tenu le plus possible à l'écart, son influence politique
fat insignifiante. Avenante et gracieuse, son ainaable vivacité pâlit
& côté de l'éclat fascinateur de Marie-Antoinette, comme la
tra^que destinée de celle-ci fait oublier l'existence plus terre à
terre de Marie- Josëpbe. Sainte-Beuve, dont le témoignage est peo
suspea, déclarait que les esprits les plus prévenus « n'avaient pn
trouver que des vertus » à la bel le- fille de Louis XV; or, dans les
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140 PORTRAITS ET SOUVENIRS HISTORIQUES
étades historiques comme dans les conversations mondaines, si
Ton s'incline volontiers devant la vertu, on craint de s'ennuyer et
d'ennuyer autrui en s'attardant à la célébrer.
M. Stryien&ki, l'éditeur habile et heureux des Mémoires de la
comtesse Potocka, n'en a pas moins fait œuvre intéressante autant
qu'utile en entreprenant de rajeunir, à l'aide de documents inédits,
les panégyriques consacrés jadis à la daupbine par les hagio-
graphes officieux du temps de Louis XVI ou de la Restauration :
il les rectifie sur plus d'un point et, libre de tout parti- pris, n'en
rend qu'un hommage plus attendri à la princesse qui sut obtenir le
respect des courtisans, l'attachement du peuple, l'affection même
d'un roi si rebelle aux émotions du cœur.
Lorsqu'en 17/i6 mourut en couches la première dauphine, née
infante d'Espagne, son mari fut à peu près seul à la pleurer. Les
habitués de Versailles avaient été plus d'une fois froissés de sa
hauteur : elle ne laissait, d'ailleurs, qu'une fille, et le soin de
perpétuer la descendance royale devait primer tout autre senti-
ment. A peioe le malheureux veuf avait-il consacré quelques
semaines à sa douleur, qu'on s'occupait officiellement du choix
d'une nouvelle dauphine. De cette précipitation presque brutale, il
subsiste un témoignage matériel fort expressif dans son laconisme :
c'est, dans plusieurs collections, deux charmants billets d'invitation
à un bal de la cour, dont les dates sont séparées par moins de
deux ans d'intervalle, avec la même mention : Pour le mariage de
Monseigneur le Dauphin.
La cour de Madrid, et avec elle tout un parti à Versailles,
désirait ardemment substituer à la défunte sa jeune sœur, l'infante
Antonia : malgré le mauvais vouloir du ministre d'Argenson et la
brusque disparition de Philippe V, ce mariage se serait fait proba-
blement, sans les scrupules religieux du roi de France et d'une partie
de ses sujets. Les unions entre beaux-frères et belles-sœurs, si
couramment pratiquées aujourd'hui, n'étaient point alors entrées
dans les mœurs, et le gallicanisme aidant, on se demandait si le
Pape avait bien le droit de lever, en ce cas, l'empêchement cano-
nique ^ Louis XV, chez qui les convictions chrétiennes s'alliadent
étrangement à une conduite déréglée, était sincère en alléguant
contre le mariage espagnol le cri de sa conscience.
* Cette répugnance a persisté pendant un certain temps : le texte primitif
du Gode Napoléon prohibait absolument les mariages entre beaux-frères et
belles-sœurs; ce n'est que depuis la Restauration qu'ils sont devenus pos-
sibles, avec dispense nominative du chef de TËtat. En Angleterre, la
Chambre des lords s*est jusqu'ici obstinément refusée à déclarer ces unions
licites*
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PORTRAITS iT SOOVftflIfiS aiSTOElQOIS 141
Oa eût pris volontierà une princesse de Savoie, en soavenir de
la duchesse de Bourgogne : une agression maladroite du roi de
Sardaigoe fit abandonner le projet déjà ébauché. Gomme on éiaîi
en guerre avec l'Autriche, il ne restait de princesses catholiques
que les filles de l'électeur de Saxe, qui occupait en même temps le
trône de Pologne : celle dont on fit choix, Marie- Josèphe« n'avait
point encore quinze ans accomplis; il est vrai que son fiancé en
comptait à peine dix-sept.
La décision finale fut enlevée par l'oncle de la princesse, le frère
bâtard du roi Auguste III, le célèbre maréchal Maurice de Saxe :
les triomphes militaires de Fontenoy et de Raucoux venaient de
porter au comble son crédit auprès de la cour de Versailles. Il
gagna au mariage saxon l'adhésion indispensable de M"** de Pom-
padour, qui poussa l'empressement et l'inconscience jusqu'à céder
pour la princesse un portrait du dauphin. On triompha sans peine
de la timide opposition de Marie Leczinska; malgré toute son abné-
gation, la pauvre reine ne pouvait oublier qu'Auguste III avait été,
À Varsovie, l'heureux compétiteur de son père; mais ce « petit
coin de Stanislaîr^me », comme écrivait plaisamment Maurice,
n'avait rien d'inquiétant pour qui connaissait le peu de puissance
de la femme de Louis XV. Les fiançailles ne tardèrent pis à être
oflSdellement proclamées. Loin de considérer sa tâche comme ter-
minée, le comte de Saxe mit dès lors un zèle touchant à préparer
le succès de sa nièce à Versailles et à Paris, à lui faire connaître le
terrain glissant et semé d'embûches où elle devrait manœuvrer.
Tantôt il s'astreîgoait a rédiger une longue et fine description de
la cour, de la famille royale, des intrigues dont la nouvelle venue
aurait à se gardera Tantôt le grand homme de guerre portait sa
sollicitude sur les questions de toilette, et s'y montrait beaucoup
moins novice qu'il ne le prétendait ^.
Les cérémonies du mariage, les fêtes de cour, les réjouissances
populaires, se succédèrent conformément aux usages qui étaient
alors passés en force de loi et qui devaient survivre à l'ancien
* a II ne faut, pour réussir ici, ni hauteur, ni familiarité... Les femmes
de la cour ont toutes de l'esprit comme des diables, et sont méchaates de
même. Ou ne lui manquera jamais de respect, mais elles chercheront à
rembarquer dans les querelles qu'elles ont continuellement ensemble; et
c'est de quoi elle ne doit que rire et s'amuser. »
^ t II faut seulement observer une chose, qui est que le tailleur ne fasse
pashi taille trop longue. C'est un défaut dans lequel nos tailleurs tombent,
ce qui donne un air gêné et rend les jupes trop courtes, ce qui n'est pas
dans le goût du maître de ce pays-ci. > C'est par pure coquetterie que
Maurice ajoutait : c Je ne sais si je me fais trop entendre en parlant
ajvatemenU >
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14} PORTRAITS ET SOCYgNIRS HISTORIQUES
régime, puisque Napoléon les ressuscita pour Marie-Louise et
Louis XVIII pour la duchesse de Berry. L'ambassadeur extraordi-
naire chargé d'aller quérir la princesse à Dresde fut le duc et futur
maréchal de Richelieu, qui nous apparaît aujourd'hui comme l'un
des plus tristes personnages du dix-huitième siècle, mais qui était
alors également en faveur à la cour, parmi les philosophes et même
auprès de la foule. Dans une lettre destinée à passer sous les yeux
du roi, ce libertin ne trouva rien de mieux que de résumer en ces
termes le portrait de la dauphine : « EnGn, je vous assure que
s'il y en avait de pareilles à l'Opéra, il y aurait presse à y mettre
l'enchère. » Loin de relever ce que le propos avait, je ne dis pas
seulement d'indécent, mais d'irrespectueuî, Louis XV répliqua sur
le même ton, comme si l'enfant dont il s'agissait n'allsdt pas devenir
sa belle-fille.
Marie- Josèphe quitta Dresde en grande pompe, après de touchants
adieux à ses parents. Elle fut fêtée à la plupart de ses étapes en
terre allemande, trouva sa maison française à la frontière, et fit à
Strasbourg une entrée triomphale.
La première entrevue avec le roi et le dauphin eut lieu un peu
avant Gorbeil, et celle avec la reine entre Corbeil et Ghoisy; dans
cette dernière résidence, les principales dames de la cour furent
présentées, y compris la marquise de Pompadour.
Le mariage fut célébré à Versailles le 9 février 17&7, six mois à
peine après la mort de la première dauphine. Ce fat pour la prin-
cesse une journée de corvée écrasante, dans toute la force du
terme, puisqu'elle avait à traîner une jupe du poids de soixante
livres. Elle fit face à tout avec vaillance et présence d'esprit, même
à la classique et redoutable épreuve de la « mise au lit ». On sait
en quoi cela consistait : une fois les époux couchés, on ouvrait
complètement les rideaux de leur lit nuptial, où toute la cour était
admise à les contempler I « Cérémonie bien embarrassante », ne
pouvait s'empêcher d'écrire le duc de Croy, « et qui fait voir toute
l'incommodité de la représentation des rois et des grands ». Moins
mesuré dans ses appréciations, Sainte-Beuve se demande comment
un usage « concev^le dans une royauté primitive, à une époque
patriarcale », avait pu se perpétuer « au sein d'une cour ausâ
polie que dissolue ».
Enjouée sans dissipation, sérieuse sans pédantisme, réservée
sans pruderie, la dauphine fut bien accueillie de la famille royale.
Les dernières préventions de Marie Leczin&ka tombèrent devant
le trait bien connu du bracelet : un jour que, d'après l'étiquette,
Marie- Josèphe devait porter un bracelet orné du médaillon de son
père, elle substitua au portrait d!Auguste celui de Stanislas.
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PORTRAITS IT SOUVimRS HISTOfUQOIS U3
Le TfAf qui n'éuût pas inaccessible aax affections de foyer, se
montra paternel, quand surtout il eut acquis la conviction que
sa belle-fille n'entrerait pas en lutte ouverte contre M^ de Pom-
padour; comme plus tard pour Marie- Antoinette à l'égard de
M** du Barry, les autorités les plus respectables s'employèrent
à calmer chez la jeune femme les révoltes de la dignité et de
la conscience : singulière tâche, et qui révèle ob en était alors
tombé le sens moral. — Quant à celles d'entre Mesdames, filles du
rd, auxquelles leur âge permettût de paraître à la cour, les
j»rince8ses Henriette et Adélaïde, la dauphine trouva en elles des
sœors et des amies très chères.
Restait le mari, qui d'abord sembla réfractaire à l'entralne-
mént général. Nature très ardente sous une apparence flegmatique
et presque indolente, le dauphin conservait un culte à la mémoire
de sa première femme; en se laissant remarier, il avait fait un
sacrifice à la nâson d'Etat, et ne le dissimulait peut-être pas
assez. Ce sentiment fut si tenace qu'à l'article de la mort, après
des années de tendre union avec MarieJosèphe, il devait for-
muler le vœu que son cœar fût déposé à c6té de celui de la prin-
cesse espagnole qui avait été son premier amour.
La froideur pour la petite Saxonne alla-t-elle jusqu'à l'infidélité?
La chose est diffidiement croyable de la part d'un prince qui
a laissé une réputation si bien établie de vertu austère et quasi
farouche. M. Stryienski l'affirme pourtant, en alléguant non seule-
ment les racontars d'ennemis notdres du dauphin, mais les
plaintes significatives de sa femme : il faut songer d'ailleurs
que, dans un milieu aussi corrompu, le fils de Louis XV, pour
ne pas succomber, aurait eu besoin d'une sainteté presque héroïque
ou d'un amour conjugal bien passionné. Ce qui est certain, c'est
que pendant un certain temps une sensible froideur prédda aux
rapports des deux époux. Le rapprochement fut dû tout d'abord à
la fraternelle industrie de Madame Henriette, qui s'y employa
avec autant d'adresse que de bonté, et put jouir de son œuvre
avant d'être brusquement emportée en pleine jeunesse. Mais
rintimité complète et définitive ne régna dans le ménage qu'après
une grave maîadie que fit le dauphin en 1752, et où sa femme
fat admirable de dévouement, de vigilance et de présence d'esprit.
Un médedn étranger à la cour, appelé en consultation, la prit
pour une garde-malade, à son sang-froid et à la modestie de sa
mise; il se retira en disant : « Qu'on suive exactement ce que cette
petite femme ordonnera, car elle entend à merveille tout ce qu'il
faut. »
En dehors de la cour, Marie-Josèphe eut cette popularité toute
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144 PORTRAITS IT SOOVKNIRS HISTORIQUES
spéciale qui, dans une nation encore pénétrée de loyalisme
dynastique, s'attachait à la mère des héritiers du trône.. Après
une attente de trois ans et une saison aux eaux normandes de
Forges, les naissances de princes se succédèrent rapidement.
Une première fille fut accueillie avec quelque déception, mais
cinq garçons vinrent ensuite, les ducs de Bourgogne, d'Aquitaine
et de Berry (Louis XVI), les comtes de Provence (Louis XVIII)
et d'Artois (Charles X); puis deux filles encore, doot la der-
nière devait être la sainte et infortunée Madame Elisabeth. Ces
naissances royales étaient tellement une affaire nationale, qu'à peu
près tout le monde s'arrogeait le droit d'y assister; harassée par
une telle afiluence, il fallait encore que l'accouchée, pour obéir
à l'étiquette, tolérât les jours suivants la présence auprès d'elle
d'une troupe affairée et bruyante : « Onze personnes », écrivait le
ministre de Saxe à Versailles, « couchent toutes les nuits dans sa
chambre : huit femmes, un médecin, un chirurgien et un apothi-
caire. Tout cela ronfle et heureusement ne l'empêche pas de dormir.
Dieu, qui donne à chaque état les vertus qui y sont nécessaires,
l'a douée d'une docilité dont il ne m'a pas jugé digne. »
Cantonnée dans les soins et les soucis maternels, Marie-Josëphe
eut la réserve de ne point briguer d'autorité politique. Ce n'est pas
qu'elle n'eût à cet égard des idées et surtout des antipathies par-
faitement arrêtées. Passionnément antianglaise et anUprussienne,
elle salua avec joie l'annonce de la guerre de Sept ans, qui, scellant
l'alliance des armes françaises et saxonnes, allait les mettre aux
prises avec les adversaires détestés : au début des hostilités, ne se
flattait-on point à Dresde d'obtenir un important « arrondissement»
de territoire, aux dépens de Frédéric II ! Il fallut bientôt en rabattre
de ces folles espérances : c'est le Prussien qui l'emporta!
Aux déceptions politiques et aux déconvenues intimes succéda la
lugubre série des deuils, qui minèrent lentement les forces vitales
de la vaillante femme. Les humiliations de la guerre de Sept ans
hâtèrent la fin de son père et de sa mère, qui moururent sans
qu'elle les eût revus. Elle perdit au berceau l'aînée de ses filles et
son second fils, pour qui on avait fait revivre le titre féodal et
sonore de duc d'Aquitaine : on sait assez que ces disparitions de
tout petits enfants, qui ne produisent au dehors qu'une sensation
très fugitive, n'en transpercent que plus cruellement le cœur des
mères.
Lors de la longue maladie et de la mort du duc de Bourgogne,
la dauphine eut au contraire la triste consolation de voir Versailles
et Paris même s'associer à ses anxiétés et à sa douleur. Cet enfant
de dix ans rappelait étrangement son bisaïeul et homonyme.
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P0RTBAIT8 IT SOUYIIIIRS HISTORIQUES 145
l'illastre élève de Féneloo : orgueilleux, violent jusqu'à l'emporte-
ment, assez judicieux pour déclarer que ses gouverneurs avaient
peu de mérite à le gronder, mus que ce qui serait courageux,
ce serait d'aller reprendre les fautes du roi son grand-père, il offrait
on contraste frappant avec son frère cadet, qui annonçait déjà
le tàmiie et débonnaire Louis XVI. A défaut d'un Fénelon, ses
parents avaient réussi à développer en lui le sentiment religieux,
à lui faire maîtriser ses passions naissantes, à tourner vers le
Inen les qualités exceptionnelles qui germaient dans son àme.
Une chute, due à l'imprudence d'un surveillant qu'il ne voulut
jamais dénoncer, fut l'origine d'une torturante et mortelle maladie.
Sa fin fat celle d'un petit sdnt, mais d'un saint qui se savait
de sang royal, et qui, en écoutant sur son lit l'histoire d'Esaii,
[ffotestait que, quant à lui, il ne céderait pas son droit d'aînesse au
prix même de la santé. Il se soumit sans un cri à de crucifiantes
opérations, puis fit chrétiennement le sacrifice de sa vie, en con-
venant qu'il lui en coûtait de renoncer à la perspective du
u^ne. Sentant ses forces l'abandonner, il dit lui-même à son
confesseur : « Le moment est venu, donnez- moi le crucifix » ; omis
la dignité ne faisait pas tort chez lui à la sensibilité, et il expira en
poussant le cri de tous les enfants, fils de reine ou de pay^^anne :
« Maman I » Il faut dire que l'odieuse, la monstrueuse étiquette
avait éloigné la dauphine de ce lit de mort. — Le duc de Bourgogne
fut pleuré de toute la cour, et l'eût été bien davantage, si l'avenir
s'était dévoilé.
Quatre années se passèrent après sa mort, années d'union intime
et croissante entre les deux époux, mais de tristesses et de soucis
extérieurs. La suppression des Jésuites, qu'ils furent impuissants à
empêcher, fut pour eux plus qu'un chagrin, une sorte de remords.
Les calomnies de Choiseul, qui, se sentant détesté du dauphin,
s'appliquait à le discréditer, ulcéraient l'épouse passionnément
éprise, qui savait d'ailleurs combien son mari s'acquittait avec dis-
tinction des menues attributions concédées par la défiance paternelle.
Mais bientôt une grave préoccupation vint dominer tous les soucis
d'affection ou d'amour- propre. Pendant une manœuvre militaire à
Compiègne,' le dauphin prit un refroidissement qui dégëtaéra en
maladie de poitrine; l'embonpoint que plaisantûent les malveil-
lants fit place à la maigreur caractéristique de la phtisie. Le malade
ne se fit pas d'illusions, réclama lui-même les derniers sacrements,
et bannit les scrupules de l'étiquette pour prodiguer à sa femme
de tendres adieux,, la tutoyant, comme un.époiu bourgeois et
l'appelant familièrement Pépa. Mais elle ne put obtenir la faveur
de lui fermer les yeux.
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146 . PORTRAITS ET SOUVUIIRS HISTORIQUES
Quelques semaines plus tard, elle écrivait à un prélat bien
digne d'être son confident : a Vous m'avez demandé hier si vous me
laissiez à peu près heureuse, et je n'ai su que vous répondre,
parce qu'effectivement je ne sais plus ce que c'est d'être heu-
reuse. Je vas, je viens, je paile, je ris même, mais la douleur ne
sort pas de mon cœur et elle me rend amer ce qui pourndt me
faire plaisir, parce que cela même me rappelle mon malheur. La
seule douceur que je goûte, c'est de pleurer ce que j'ai perdu et
d'en parler avec ceux qui l'aimaient véritablement. »
Louis XV, qui n'avait jamais eu de sérieuse affection pour son
fils, comme pour réparer ses torts, se montra fort attentif avec sa
belle-fille, et parut même disposé à lui accorder une certaine
influence politique. Mais llarie- Josëphe n'avait été ambitieuse que
pour son mari : sourde aux conseils plus ou moins intéressés de
son entourage, elle reçut' avec gratitude les marques de l'affection
royale, et se cantonna résolument dans l'éducation de ses enfants,
que le dauphin mourant avait Supplié Louis XV de lui laisser
diriger.
La Providence permit d'ailleurs que cette veuve de trente-
quatre ans ne survécût que quelques mois à son mari. Une maladie
de langueur ou d'épuisement fut combattue avec un succès pas-
sager par le traitement hygiénique du médecin genevois Tronchin,
puis parut bientôt sans remède. La dauphine expira en pleine
connaissance, le 13 mars 1767; elle fut enterrée auprès de son
époux dans la cathédrale de Sens.
Touchante en elle-même, sa vie attire encore davantage la
sympathie et j'oserai presque dire la pitié de la postérité, si l'on
songe à la destinée tragique ou mélancolique des enfants qu'elle
laissait après elle. Sans parier de Madame Elisabeth, les trois fils
de Marie- Josèphe de Saxe portèrent tous trois la couronne au
milieu d'orages sans précédents, et furent les derniers de leur race
à régner. C'est ce qu'exprime une des plus belles pièces des Voix
Intérieures, où le poète, évoquant l'enfance des trois princes, ne
manque pas de faire intervenir la figure de Marie- Josèphe :
Dieu ! comme avec terreur leur mère épouvaatée
Les eût contre son cœur pressés, pâle et sans voix,
Si quelque vision, troublant ces jours de fêtes.
Eût jeté tout à coup sur ces fragiles tètes
Ce cri terrible : « Enfants! vous serez rois tous trois! •
« De vous trois, enfants, sur qui pèse
t L'antique masure française,
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FORTRilTS IT SOOYMIRS HlSTOfilQUB 147
« Le premier sera Louis seize»
« Le dernier sera Charles dix ! i
Et après ane rapide allasion à Téchafanâ de la place de la
RévolatioD, la voix prophétique indique le sort des deux antres
frères, moins sanglant, plus sombre peut-être :
« Le règne de Louis, roi de quelques bannis,
c Commence dans Texil, celui de Charle y tombe.
c L*un n'aura pas de sacre et l'autre pas de tombe :
« Â Tun Reims doit manquer, à Fautre Saint-Denis. >
II
Ces dernières années et ce troisième exil de Charles X revivent
dans les confidences du général marquis Amand d'Hautpoul.
Celui- ci a retracé, paraît* il, dans des pages curieuses, son enfance
de fils de suspect pendant la Terreur, son séjour à TEcole poly-
technique sous le Consulat, ses campagnes comme officier de
l'artillerie de la garde impériale, ses commandements sous la
Restauration. £n attendant la publication intégrale de ces Souve-
nirs, H. le comte Fleury édite aujourd'hui le récit d'un épisode
très particulier, à savoir le s^our de quatre mois que d'Hautpoul
fit à Prague dans l'hiver de 1S33 à 183&, pour diriger l'éducation
du jeune prince qu'on appelât encore le dac de Bordeaux, et que
notre génération a connu sous le nom de comte de Chambord. On
y trouve décrites, avec une fidélité qui avoisine parfois la minutie,
les touchantes vertus dont les derniers Bourbons donnaient le
spectacle dans l'adversité, maûs ausû les misères morales de l'exil,
les divimons du parti légitimiste, la radicale impuissance de
Charles X à comprendre la France moderne. Le général observa
de près ce que vers la même époque Chateaubriand put entrevoir;
aus^, sans supporter la comparaison avec les célèbres chapitres
sur Prague des Mémoires (T outre- tombe ^ sa narration complète
ntUement celle du grand poêle. Elle aide à comprendre non seule-
inent les difficultés avec lesquelles les royalistes se trouvèrent aux
prises pendant la monarchie de Juillet, mais bien des actes ulté-
rieurs du cooQte de Chambord, car elle montre à merveille de
quelles influences fut environnée l'adolescence de ce prince.
Peu en faveur sous Louis XVIII, qui lui reprochait d'avoir
attendu en 18i& l'abdication de Napoléon pour se rallier, et sans
doute aussi d'être beau-frère de Chauvelin, Amand d'Hautpoul
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148 PORTRAITS ET SOUVENIRS HISTORIQUES
avait fini pourtant par obtenir plusieurs inspections et commande-
ments d'écoles militaires. Après avoir, en juillet 1830, énergique-
ment défendu les. Invalides^ il refusa d'être employé par le gouver-
nement de Louis- Philippe et ne fit point mystère de son attachement
k la légitimité; c'était au point que lui, le soldat d'Austerlitz, de
Wagram et de la Moskova, il éprouvait un sentiment pénible à
l'aspect du drapeau tricolore, qui n'était plus à ses yeux qu'un
emblème d'insurrection.
Msds, s'il était ardemment royaliste, il se rangeait non moins fran-
chement parmi les royalistes patriotes^ c'est-à-dire ceux qui croyaient
avec Berryer qu'au lieu de recommencer les fautes et les malentendus
de la Restauration, la monarchie devait s'appliquer à devenir natio-
nale, comme elle l'avait été aux temps les plus glorieux et les plus
féconds de son histoire. Dans le cercle de fidèles dont d'Hautpoul
faisait partie, on admettait que les deux abdications de Rambouillet,
celle de Charles X et celle du dauphin, étaient définitives, et que
le jeune duc de Bordeaux, exempt de toute responsabilité dans le*
passé, personnifiait les espérances de l'avenir. Tout en confessant
qu'après le « coup de foudre » du mariage Lucchesi, la duchesse
de Berry ne pouvait diriger l'éducation de son fils, on gémissait
de la direction donnée à cette éducation, moins par Charles X que
par le trio des personnages aussi respectables qu'impopulaires qui
s'étaient constitués à Prague les courtisans et les conseillers de
rinfortune royale. Les torts du duc de Blacas avaient' pu être
exagérés en 1815, mais il passait dans l'opinion pour avoir perdu
la première Restauration, et on le savait très opposé au libéralisme
constitutionnel. De touchants souvenirs unissaient le vieux roi au
cardinal de Latil, qui avait su lui faire entendre de salutaires leçons
auprès du lit de mort de W^^ de Polastron; le prélat n'en était pas
moins réputé l'instigateur de la politique religieuse qui avait sou-
levé une si violente opposition. Le baron de Damas enfin était un
digne et galant homme, respecté de tous ceux qui le connaissaient,
adoré de ses voisins de campagne du Périgord; mais son passage
aux deux ministères de la guerre et des affaires étrangères n'avait
pas donné l'impression d'un homme d'Etat de large envergure; il
ne dissimulait pas son goût pour les institutions d'ancien régime, et
dès avant 1830, les esprits sages avaient regretté de lui voir attri-
buer les fonctions de gouverneur du duc de Bordeaux.
Si fermée que fût la petite cour de Prague, ces critiques s'y fai-
saient jour : elles y avaient même un avocat très ardent, très
éloquent et un peu intempérant en la personne de la gouvernante
de la jeune « Mademoiselle », la duchesse de Gontaut, celle-là
même qui a laissé de si jolis Mémoires. Ses vives représentations
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PORTRAITS ET SOOYKHIRS HISTORIQOB Utf
troublaient parfois le roi et snrtoat la fille de Louis XVI, qui, peu
suspecte de coosplûsance pour les idées nouvelles, sentait pourtant
qu'on avait fait fausse route.
Cest ainsi qu'un matin de juin 1S33, d'HautpouI, qui surveillait
à Paris son déménagement, se vit demander par le duc des Cars un
entretien confidentiel : dans une embrasure de fenêtre, le duc lui
annonça qu'à la requête des « royalistes de l'intérieur », Charles X
venait de l'agréer, lui d'Hautpoul, pour gouverneur du duc de
Bordeaux en remplacement du baron de Damas.
Abasourdi de cette communication, le marquis eut pourtant la
présence d'esprit de formuler de nombreuses objections, que son
interlocuteur réfuta avec chaleur. Il réclama du moins un délai
pour réfléchir, et alla consulter son anden chef, le maréchal-^duc
de Bellune. Le choix du conseiller eût pu être plus heureux : loyal
et brave entre tous, le bon maréchal était demeuré à bien des
égards l'ancien tambour et troupier Victor. Pressé par lui d'ac-
cepter, d'Hautpoul, alléguant que les princes avaient besoin d'être
édifiés sur son compte, consigna dans une note ses idées sur l'édu^
cation de l'enfant royal. La note fut envoyée à Prague, et le marquis
dot supposer qu'elle avait été mise sous les yeux du roi et de la
daupbine : il sut plus tard que, par timidité, par peur d'offusquer
les augustes exilés, plutôt que par machiavélisme, Blacas l'avait
interceptée*
Le fond en était en effet très hardi, sous la respectueuse solennité
des formules, et différait totalement des propos qu'on était accou-
tumé d'entendre au Hradschin de Prague. Tout en proclamant très
haut le principe de la légitimité, d'Hautpoul ajoutait que l'eiBcacité
pratique de ce principe était subordonnée à la valeur individuelle
de son représentant : « Désormais toute illusion a disparu, tout
prestige est détruit : les rois ne semblent plus, comme sons nos
heureux ancêtres, une émanation de la divinité, des êtres au-dessus
de la nature; ils sont hommes et leur premier devoir est de justi-
fier les droits de leur naissance, en cherchant, par leur valeur
personnelle, à se rendre supérieurs aux autres hommes. » Énu-
mërant les souverains dont un roi idéal devrait réunir en lui les
qualités, il ouvrait, bien entendu, la liste par saint Louis, mais il la
fermait par Napoléon. Il dénonçait les inconvénients de l'exil, et
demandait que, pour y remédier, le jeune prince reçût le plus de
mteurs possible, fréquentât même les salons étrangers. Il osait
enfin aborder la question religieuse, pour déclarer qu'il fallait déve-
lopper chez le futur roi une piété sincère, mais surtout intime et
exempte d'ostentation', ce qui ressemblait fort à une censure des
manières de faire de Charles X.
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160 PORTBilTS £T SOUVENIRS HISTORIQOIS
Gommuniqtiée à quelques sommités royalistes, notamment &
Gtiateaubriand, la note fut généralement couverte d'éloges. Mais
les nouvelles de Prague jetèrent le marquis et ses amis dans une
singulière perplexité. Ce fut d'abord une lettre du baron de
Damas, lui demandant de venir l'assister comme sous-gouverneur^
ce qui changeait absolument la question. Puis on apprit que le
précepteur laïque Barrande avait été brusquement congédié et rem-
placé par deux Jésuites. Etant donnés les préju gés qui régnaient alors
contre la célèbre Ck)mpagnie, il ne se pouvait rien rêver de plus
impopulaire; les religieux en avaient conscience les premiers, et
venaient à Prague contre leur gré sur un ordre arraché à Gré-
goire XVI par les instances de Charles X. Indifférent à l'opinion,
le roi avait voulu faire ainsi amende honorable pour les ordon-*
nancea de 1828 contre les congrégations.
Dans ces conditions, d'Hautpoul avait cru devoir refuser, quand
une autre combinaison fut mise en avant. Les fonctions de gouver-
neur seraient dévolues à l'une des personnalités les plus considé-
rées du parti, le général de Latour-Haubourg, anden ministre de
la guerre dans le cabinet Richelieu; entravé par ses glorieuses
infirmités, il déléguerait la direction pratique des études du prince
i d'Hautpoul, avec le titre de sous-gouverneur. En même temps, la
charge de précepteur était confiée à Mgr Frayssinous, dont le nom,
la réputation, le passé, offrsdent toute garantie. Le marquis n'avait
dès lors plus de raison de se dérober aux instances qui se mul-
tipliaient autour de lui : il se laissa persuader qu'on le désirût,
qu'on l'attendait tout au moins à Prague, et il partit vers la fin de
septembre 1833, accompagné de W^ d'Hautpoul.
A peine avait*il quitté Paris, que les tribulations commencèrent.
Il avait franchi la frontière à la dérobée, par une route peu
fréquentée, avec un siçiple passeport pour Francfort, afin de sous-
traire ses papiers aux investigations des policiers de Louis-Phi-
lippe. Une foia à Francfort, il apprit qu'une mesure générale, prise
à la demande de Charles X, suspendait la délivrance des passeports
pour Prague. De presque toutes les provinces de France, d'entre-
prenants royalistes, des jeunes gens pour la plupart, avaient formé
le projet d'aller saluer, à l'occasion de sa majorité, celui qu'ils se
refusaient à appeler autrement que Henri Y : pour empocher cette
manifestation, le vieux roi effaré avait fait solliciter les bons offices
de Metleroich. En vain d'Hautpoul protestsdt-il que cette exclusion
ne pouvait s'appliquer à lui : il dut se morfondre quinze jours dans
uneauberge de Francfort, réduit à causer avec les allants et venants;
un jour, c'était Frayssinous, qui, plus heureux que lui, était excep-
tionnellement autorisé à poursuivr,e sa route; le lendemain, Franc-
hi
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P0BTRA1T3 ET SOCVimAS HISTO&IQOB IM ^
fort était traversé en sens inverse par le doc, de Goicbe, qoi, aprè^
avoir toot sacrifié à son attacbeoient poor le dauphin, se voyait
« eiilé de l'exil », poor avoir voala tenir tète à ronmipotent Blacas.
Le marqois allait perdre patience et reprendre le chemin de la
France, quand un passeport pour Prague lui fui enfin remis de la
part de la chancellerie aulique, avec le titre de gouverneur du duc
de Bordeaui. Il partit en toute bâte, arriva fourbu, prit à peine le
temps de s'extasier sur le site merveilleux de Pikgoe, de s'ébahir
du langage « polonais » de la population (& cette époque, on igno-
rait en France la nation tchèque et on prenait Prague pour une
ville allemande, comme en témoigne certain passage des Mémoire$
cT outre-tombe). Il grimpa précipitamment an Hradschin, où il
a{^t que l'étiquette .conservait ses exigences en exil, et qu'il
Ëtllait solliciter dans les règles une audience royale. Au cours de
cette audience, Charles X, affable à son ordinaire, lui dit incidem-
ment que le baron de Damas se promettmt un grand fruit de sa
coUaboraiion, et qu'il apprécierait sûrement la distinction d'esprit
des Pères jésuites. Le marqois, interdit» essaya d'expliquer qu'il
venût pour succéder à Damas et aux Jésuites, et non pour les mder;
qu'autrement, il serait forcé de se récuser, non par susceptibilité
d'amour-propre, mais par scrupule de conscience. Le roi, sans
discuter ses objections, les traita d'insignifiantes, et le congédia
avec ce sourire obstiné qui niait les difficultés pour ne pas avoir
à les trancher.
D'Hautpoul se trouvait dans un cruel embarras. Sous des pré-
textes futiles, on tardait indéfiniment à lui laisser même apercevoir
l'enfant qu'il était venu élever. De plus, ses conversations avec
Damas et Blacas lui révélaient un état d'esprit plus éloigné encore
des aspirations actuelles de la France qu'il n'avait pu le supposer
i distance : l'un lui donnait à entendre qu'avant de songer à une
restauration, il fallût entreprendre la conversion religieuse du
pays; l'autre, que pour être solidement implantée, la monarchie
aurait besoin d'être imposée par l'intervention armée d'une puk-
saoce étrangère. D'autre part, toute une portion de la peUte colonie
royadiste de Prague conjurât vivement le général de ne pas se
rebuter et de participer, coûte que coûte, à l'éducation du prince,
qui, sans cela, perdrait la dernière occasion d'entrer en contact
avec la France réelle. Dans ce sens, l'intervention la plus ardente
était celle de la duchesse de Gontaut, et la plus émouvante celle de
Mademoiselle, qui, épousant avec chaleur les idées de sa gouver-
nante, disait i d'Hautpoul, les larmes aux yeux : « Ohl Monsieor,
je vous en conjure, n'abandonnez pas mon frère! 11 est perdu si
vous ne restez pas avec nous* »
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152 PORTRAITS ET SOUVENIRS HUSTORiaUES
Cette intolérable situation se prolongea durant une quinzaine et
se dénoua par un vrai coup de théâtre. Le 1" novembre, le mar-
quis faisait ses malles pour retourner à Paris, qnand le baron
de Damas le manda d'urgence et lui déclara qu'il avait ordre de lui
transmettre le soir même les fonctions de gouverneur. D'Hautpoul,
en effet, sans avoir le loisir de descendre en ville prévenir sa
femme, fut installé séance tenante, et, pour débuter, passa la nuit
auprès du duc de Bordeaux, chez qui ce brusque changement
provoqua une violente crise de sanglots.
GjBS sortes de chagrins s'apaisent vite chez un enfant de treize
ans, surtout quand on lui raconte des histoires de batailles.
D'Hautpoul, bientôt en possession de l'affection et de la confiance
de son élève, put entamer l'application du fameux programme
qu'il croysdt toujours revêtu de la tacite approbation de Charles X.
Il résulte de son rédt qu'il y mit tout à la fois du tact et de la
décision. Malgré les répugnances de l'aïeul et de la tante, il obtint
que l'histoire contemporaine figurerait au programme des études,
et qu'on parlerait au prince de cette France moderne sur laquelle
il aspirait à régner : il fit une concession à des scrupules aussi
touchants que peu raisonnables, à savoir que toutes les fautes graves
seraient mises sur le compte des ministres, et que la fiction de
l'impeccabilité royale demeurerait sauve. Fidèle à son idée favorite,
il encouragea le duc de Bordeaux à se proposer comme but de
devenir « un Napoléon légitime » . Pour stimuler son amour-propre^
il osa lui révéler que les jeunes prince3>d'0rléans étaient accom-
plis d'esprit et de manières; le petit duc, qui ne connaissait se»
cousins que par les plaisanteries des salons d'extrême droite sur
«( Grand-Poulot », fut profondément stupéfait, mais profita de
la leçon.
Jusque-là, on s'était moins occupé d'élever le duc de Bordeaux,
dans le sens noble et viril du mot, que de le gâter comme un enfant
et de l'adorer comme une idole. L'excellent baron de Damas avait
eu avec lui des façons de nourrice, l'appelant « mon petit chéri
seigneur », lui passant ses fantiûsies, le laissant se rouler à terre
comme un bébé, négligeant de former en lui la réflexion et Ja
conversation. Par faiblesse autant que par vénération, il avait
habitué le prince à recourir à autrui pour les moindres soins maté-
riels; le duc s'impatientait quand un domestique tardait à lui
présenter un vêtement, et d'Hautpoul lui fit faire une découverte
en lui montrant qu'il pouvait enfiler une redingote à lui tout seul.
Conmie les exemples en sont assez fréquents chez les enfants de
cette illustre condition, le duc de Bordeaux joignait une profonde
timidité à une morgue accentuée. Quand on lui présentait des
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PMTBAITS IT SOUTEIiaS H18TOI10UI8 153
Fraoçiôs qui avaient fait des centaines de lienes ponr le Toir, il
rougissait et toarnait le dos en balbutiant. D'antre part, dans les
mes de Prague, plutôt que de céder un instant le trottoir, il bous-
culait sans ménagement les gens mêmes qui ne le connaissaient
pas, risquant de s'attirer des avanies. Ardent au plaisir, il manœu-
vrait insensiblement de façon à faire empiéter chaque récréation
sur la leçon qui devait suivre. Il avait enfin hérité de son père une
terrible disposition à l'emportement : vaincu dans un jeu d'adresse,
il s'ouUiait jusqu'à frapper violemment son adversaire.
Il serait puéril de prétendre que ces défauts aient été réformés
en quatre mois. Ce qui est vrai, c'est que d'Hautpoul eut l'initiative
de l'éducation qui, d'un enfant charmant, mais inquiétant par
c^tains côtés, fit le prince accueillant, affable, instruit, exem-
plaire, dont le souvenir est resté ineffaçable chez les visiteurs de
Frohsdorf.
Entièrement pris en gré par son élève, le général ne voyait pas
augmenter son crédit auprès des hôtes du Hradschin : avec des
formes irréprochables, presque caressantes, on lui montrait claire-
ment qu'on le subissait. C'était, avec Blacas, de courtoises mais
incessantes controverses, sur la validité des abdications de Ram-
bouillet, sur l'attitude à observer à l'égard de la duchesse de Berry,
dont d'Hautpoul revendiquait les droits maternels, et que Blacas
affectait d'appeler « la femme Lucchesi», Malgré les re^^pectueuses
insiouations du gouverneur, ni le roi, ni le dauphin, ni la dauphine
ne consentirent une seule fois à assister aux examens du samedi, où
les professeurs réunis interrogeaient l'adolescent sur le travail de
la semaine. Charles X n'intervenait dans l'éducation de son petit-
fils qu'en vieil enfant terrible, pour excuser ses escapades ou
déclarer qu'on lui bourrait la tète de notions inutiles.
Les grosses difficultés vinrent à d'Hautpoul de ses collabora-
teurs. Modeste et réservé, Mgr Frayssinous était en plein accord
avec le gouverneur, que sa timidité seule l'empêcha de soutenir avec
énergie. Mais l'ancien magistrat Billot, officiellement chargé d'en-
seigner le droit au jeune prince, et surtout l'illustre mathématicien
Augustin Cauchy, préposé aux leçons scientifiques, ne se cachaient
pas de regretter la direction et les idées du baron de Damas. Pour
gagner les bonnes grâces de l'enfant, Cauchy se prêtait à toutes
ses fantaisies, et les leçons de sciences se passaient tantôt à jouer
aux jeux de mains, tantôt à chanter les cantiques de Saint-Sulpice.
D'Hautpoul, qui se sentait surveillé par ses deux auxiliaires, pro-
nonça un peu à la légère le gros mot d'espionnage, et exigea im-
prudemment qu'on choisit entre eux et lui. Il faissdt ainsi le jeu de
ceux qui redoutaient son influence, et c'est lui qui dut s'éloigner
40 jAHvnra 1902. 11
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1ô4> PORTRUTS ET SOGVRNIRS HISTORIQUES
à la fin de février 1834^ A défieiat des talents d'un (Uplomate, il
avait montré à Prague les qualités d'un homme de cœur, la clsùre
notion des tendances et des besoins de son temps. J'ai dit que son
passage au Hradschin avait pu n'être point étranger à la formation
du caractère moral du comte de Chambord : peut-être l'esprit de ce
prince se fût- il aussi dilaté davantage, si d'Hautpoul avait prolongé
son séjour auprès de lui.
III
M. Pierre de la Gorce a fait la remarque, au début de sa belle
Histoire du second Empire^ que les plus qualifiés d'entre les
serviteurs de ce régime n'ont point laissé de Mémoires ni de notes
biographiques. Quelques-uns, frappés en pleine maturité, n'ont
pas connu cet automne de la vie où l'on trompe l'inaction présente
en évoquant les souvenirs du passé; la plupart des autres, dédû-
gneux par nature ou par principe des consolations littéraires, se
sont renfermés après 1870 dans un silence chagrin.
Il convient donc d'accueillir avec un sympathique empressement
les publications qui rompent ce silence, alors même qu'elles
n'émanent pas de personnages de tout premier ordre. C'est le cas
pour M. Quentin-Bauchart, homme d'une haute honorabilité,
pourvu d'emplois importanta, l'une des lumières et l'un des chefs
du Conseil d'Ctat, mais demeuré toujours en dehors des postes
ministériels et de la décision des grandes affaires. Ses Souvenirs
posthumes, édités par son fils, n'en sont pas moins les très bien-*
venus, car ils nous apporteront sans nul doute, avec un certsdn
nombre de faits nouveaux, le fidèle reflet de l'état d'esprit des
grands fonctionnaires du second Empire.
Le volume qui vient de paraître n'est en quelque sorte qu'un
prologue, puisqu'il s'ouvre à la veille de la révolution de Février
pour se terminer au lendemain du coup d'Etat de Décembre. Ce
tableau de l'histoire politique de la seconde République, pour
consciencieux et complet qu'il soit, ne saurait être égalé à
certains récits plus colorés, et notamment au chef-d'œuvre trop
peu connu que sont les Souvenirs d'Alexis de Tocqueville. Hais
il présente un intérêt très particulier par l'évolution qu'il révèle
dans les idées et les sentiments de l'auteur, évolution partagée
alors par beaucoup de Français, moins distingués et moins en
vue que M. Quentin- Bauchart. C'est aux étapes de cette évolution
^ La duchesse de Gontaat, qui avait été son plus fidèle soutien, fut bientôt
congédiée à son tour, non sans dureté, et invoqua vainement la tradition-
nelle inamovibilité de ses fonctions de gouvernante.
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ponnuas n souniiiBs hjstomquk iss
que nous Dow ttucherons presque exdoaiYenieDt, en re cherchant
comment un Vbénl de 18A7 est insensiblement devenn nn bona-
partista de 1852.
H. Baocbart étût an avocat et un propriétaire de l*Aisne« doté
dn prénom très local de Quentin. Voisin de campagne d'OdUon
Barrot, il professait pour ce dernier une affectueuse vénéraiion,
et partageût les opinions politiques de la majorité de ses compa-
triotes, qui s'étaient fait gloire sous la Restauration d'être repré-
sentés au Palais-Bourbon par le général Foy, et qui, depuis 1830,
n'avaient gu^ nommé que des députés d'opposition. A trente
ans i pdne, H. Quentin-Banchart eut la gloire de remplacer an
conseil général un notûre soutenu par l'administration : nwins
heorenx aux élections législatives, il n'en adhéra qu'avec plus
d'ardeur à la fameuse et néfaste campagne des banquets, et fut
désigné pour porter un toast à la réunion de Saint- Quentin, ce
qui était une sorte d'investiture. Surpris, comme tant d'autres,
par les événements de Février, il accorda i la République une
résignation également dépourvue d'enthousiasme et d'arriëre-
pensée.
Jeunesse relative, hosUlité contre le ministère Guizot, excellente
situation locale, vif attachement aux principes d'ordre, il possédait
toutes les qualités requises pour séduire et rassurer i la fois les
éiectears picards de 18A8. En dépit de quelques exaltés qui
trouvaient qu'il avait donné trop peu de gages à la République,
son nom figura sur la liste et sortit des urnes. Le hasard voulut
qull fût le (Mremier de tous les représentants à monter à la tribune
ém la Constituante, comme rapporteur d'une élection.
Il y reparut fréquemment, et fit bientôt apprécier, à défaut
d'une éloquence très personnelle, une parole facile, claire, vigou*
reuse à l'occasion, bien appropriée au milieu parlementûre. Il
eut le courage, au plus fort de l'insurrection de Juin, de formuler
la proposition dont tout le monde sentait la nécessité et dont
personne n'osait prendre la responsabilité, en demandant la con-
eentration des pouvoirs dans les mains de Gavaignac. Il porta le
même sang-froid devant les barricades, et fut au nombre des
représentants chargés d'aller réconforter les soldats de La Moridëre.
Aussi, quand, avant même la fin de la lutte, l'Assemblée eut
décidé de nommer une commission d'enquête sur les mouvements
insurrectionnels, M. Quentin-Banchart fut élu dans son bureau,
mdgré les objections de Thlers, qui le jugeait trop républicain.
O(filon Barrot, président de la commission^ lui fit confier le mandat
de rapporteur; la lecture de son travail occupa quatre heures,
du» la séance publique du S août, et fut un événement. Les
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156 P0RTR4ITS IT SOUYMIRS HISTORIQUES
membres de Textrème gauche (dont trois au moins, Caussidiëre,
Louis Blanc et Ledru-Rollin, étaient pris à partie nominativement)
interrompirent violemment le rapporteur. Une discussion pas-
sionnée s'ensuivit, dont Odilon Barrot» fatigué ou intimidé, laissa
tout le poids à son jeune collègue. Celui-ci y conquit cette noto-
riété très spéciale dont les irrécusables témoignages sont les
lettres de menaces anonymes et l'exposition des portraits à la
vitrine des libraires. La discussion de la Constitution lui fournit
l'occasion d'accentuer son rôle de défenseur des intérêts matériels.
On avait encore, en matière constitutionnelle, à cette époque, la
superstition du préambule, c'est-à-dire de la proclamation solen-
nelle et platonique d'un certain nombre de prindpes sonores.
A la promesse bien hypothétique d'une plus équitable répartition
des charges publiques, M. Quentin- Bauchart voulut joindre celle
de la réduction de ces mêmes charges. C'était inolTensif et irré-
prochable : la gauche avancée n'en protesta pas moins avec
fureur, estimant qu'on trahissait la démocratie en lui prêchant
l'économie.
Lors de l'élection présidentielle de décembre 1848, M. Quentin-
Bauchart donna- 1- il sa voix à Louis- Napoléon 7 Son silence donne
à penser qu'associé par ses votes et par certains de ses discours
à la politique du général Cavaignac, c'est à celui-ci qu'allèrent
ses préférences. Le prince avait, à cette époque, peu de par-
tisans, peu d'admirateurs surtout, dans le milieu parlementaire,
où ses rares tentatives oratoires n'avaient obtenu qu'un succès
d'hilarité. Mais le député de l'Aisne s'inclina de bonne grâce
devant le résultat de l'élection, surtout quand il sut que le premier
ministre du nouveau président allait être Odilon Barrot. S'il se
jugea trop peu Parisien pour accepter la préfecture de police,
M. Quentin-Bauchart devint sans hésitation l'auxiliaire du prési-
dent du conseil comme sous-secrétaire d'Etat à la justice, jusqu'au
jour où une loi sur les incompatibilités le contraignit à résigner
ces fonctions pour demeurer représentant. Il s'occupa particu-
lièrement de la réorganisation du personnel judiciaire, msds peut-
être ses Souvenirs exagèrent-ils la part prise par lui à cette œuvre
urgente autant que délicate.
Ses compatriotes de l'Aisne lui savaient gré de son attitude poli-
tique : ils le lui manifestèrent avec éclat aux élections pour la
Législative, en le nommant en tête de toute la liste, avant même
Odilon Barrot. M. Quentin-Bauchart fit naturellement partie de la
nouvelle majorité conservatrice ou modérée qui soutenait le minis-»
tère reformé, et son désarroi fut grand lorsque, par un premier
acte de défiance envers cette majorité, Louis-Napoléon congédia le
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PORTRAITS ET SOQYimRS H1ST0IIQ0I8 157
cabioct Barrot ^ Quelles qae fassent ses sympathies pour la plapart
desnoaveanx ministres, tels qae Rouher, Pariea, Fould, la yéné-
ration qu'il gardait au patron de ses débots politiques le retint
dans nne atûtude non point hostile, mais très réservée. Il ne s'en
départait qoe poor adhérer avec enthousiasme à tout ce qui pouvait
renouer le faisceau de Tancienne majorité, comme la loi sur la
liberté de l'enseignement et la loi alors fameuse du 31 mai, restric-
tive du suffrage universel ; renchérissant sur la phrase dédaigneuse
de Thiers à l'égard de « la vile multitude », il provoqua une tem-
pête en parlant des repris de justice et des vagabonds que cette loi
écartût des listes électorales.
Au lendemain de la révocation du général Ghangarnier, M. Qaen-
tin-Bauchart fut vivement sollicité et non moins violemment tenté
d'entrer dans un ministère où il aurait eu pour collègues Baroche,
Rouher et Drouyn de Lhuys. Il refusa sur un mot d'Odilon Barrot :
« Si vous étiez mon fils, je vous dissuaderais d'accepter. » Plus
tard, au début de novembre 1851, ses légitimes ambitions et sa
fidélité d'affection faillirent se concilier : il se crut pendant quelques
heures titulaire du portefeuille du commerce, dans un cabinet
d'apaisement et d'union conservatrice dont Barrot aurait été le
chef : le désistement du futur ministre de l'intérieur, Léon de
Halleville, fit tout manquer au dernier moment.
Nous touchons à la crise qui valut au député de rAi5ne tant de
reproches et même d'injures. Résumons les faits en quelques
lignes. Le 2 décembre, toujours entraîné par son attachement pour
Odilon Barrot, il assista à la réunion de la mairie du X* arrondis-
sement et partidpa aux votes émis contre le coup d'Etat; il fut
arrêté avec ses collègues et conduit comme eux à la caserne du
quai d'Orsay. Autorisé à aller prendre des nouvelles de son fils
malade» il revint au bout de quelques heures se présenter au colonel
Feray, qui le renvoya en lui disant qu'il le considérait coomie
prisonnier sur parole. H. Quentin- Bauchart ne partagea donc point
la courte captivité des autres protestataires à Vincennes ou au
Hont-Valérien. Dès le 17 décembre, il laissait figurer son nom au
Moniteur^ comme membre d'une commission chargée d'examiner les
comptes des ministres. A la fin de janvier, il était conseiller d'Etat.
* Admis dans rintimité du premier ministre, il a peu charitablement,
mais malicieusement raconté comment Tamertume de la disgrâce se doubla
pour M">« Barrot et sa mère du regret d*avoir commandé inutilement pour
le garde des sceaux une éblouissante simarre, qu'il devait arborer à une
prochaine cérémonie officielle. Son successeur, M. Rouher, fit deux fois
preuve de bon goût, en prenant la simarre à son compte et en la laissant
dormir dans une armoire.
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m PORTRAITS ET SOUTElflRS HISTORIQUES
Pour justifier ce revirement un peu brusque, il allègue daus
ses Souvenirs son patriotisme, l'effet irrésistible du plébiscite, les
encouragements de ses électeurs de TAisne.
Il aggrava son cas quelques mois plus tard, en acceptant non
pas de participer à l'œuvre de proscription des commissions
mixtes, comme il en a été très injustement accusé, mais de
reviser ces condamnations sommaires et de distribuer des grâces
dans la ré^on du Sud- Est. Parmi les émeutiers de Décembre qui
comparaissaient devant lui, beaucoup sans doute étaient de vulgaires
malfaiteurs : mais si, aux questions du conseiller d'Etat, l'un d'entre
eux s'était avisé de riposter en invoquant les décrets de déchéance
rendus & la mairie du X' avec le concours du représentant de
l'Aisne, celui-ci se fût trouvé en embarrassante posture.
Il accomplit d'ailleurs sa mission dans un esprit de large bien-
veillance, accordant des grâces ou des commutations aux trois
cinquièmes des condamnés. Cette mansuétude contrastait avec la
rigueur des deux militadres envoyés dans les autres régions; elle
fit l'eff^roi des ultra-bonapartistes apeurés, qui voulaient â toute
force asseoir par des exemples le respect de l'ordre et du gouver-
nement. Les femmes se mirent du côté de la férocité, comme, en
dépit de la légende, elles l'ont presque toujours fait dans les dis-
cordes politiques ; une très grande dame protesta qu'après la fai-
blesse dont M. Quentin-Bauchart avait fait preuve, la sécurité
publique était menacée. Les salons officiels retentirent de lamen-
tations, le garde des sceaux prêcha la circonspection pour l'avenir,
et le Bulletin des Communes se crut obligé de justifier les mesures
de clémence. Il faut dire à la louange de M. Quentin-Bauchart, que
toute cette agitation le laissa insensible, et qu'il fut jusqu'au bout
prodigue de grâces et de commutations.
IV
C'est vers la même époque troublée de 18&8 que nous reportent
les Souvenirs de H. le comte de Reiset. L'auteur a accompli une
longue et déjà lointaine carrière diplomatique, puisqu'elle s'ouvrit
en 18&0, sur la recommandation de la dame d'honneur de la reine
Marie-Amélie. Cédant aux instances de ses amis, il s'est mis à
reprendre et à rédiger en récit suivi les notes qu'il avait jadis la
bonne habitude de griffonner chaque soir. Un premier volume
retrace son séjour à la cour de Turin, pendant les derniers temps
da règne de Charles-Albert et le début de celui de Victor-Emma-
nuel. A côté d'agréables anecdotes, telles que les sdmaient les
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POETEiiTS ET SOUVKHIRS HISTORIQUES 1S9
diplomates d'autrefois, sur les diverses maisons princières d'Italie,
on y trouYe un rëdt très vivant de la crise od hillit s'anéantir la
nationalité piémontûse, et qui fut au contraire le point de départ
de raoité italienne.
Tout jeune attaché, M. de Reiset avait passé quatre ans à Rome,
où il avait pour chef le comte de Latour-Uaubourg et pour collègue
Gaston de Ségur, le futur prélat; mus Grégoire XVI régnait encore,
et c'est une Italie nouvelle qu'il découvrait au printemps de
18&8, en débarquant à Turin comme premier secrétaire. La veille
du jour fixé pour son départ de Paris, Bastide, le chef improvisé
de notre diplomatie, l'engagea, en guise d'instruction, à aller
entendre au Palais-Bourbon le discours que comptait prononcer
Lamartine sur les affiûres italiennes; cette séance se trouva être
celle du 15 mai, et, en fait de discours, les auditeurs n'y recueil-
lirent que les vociférations des envahisseurs. A Tarin, le ministre
de France, Bixio, fort pres<sé d'aller prendre possession de son
siège à la Constituante, fit en vingt quatre heures les présentations
indispensables, et H. de Reiset se trouva chargé d'affaires dans des
circonstances fort épineuses, sans avoir été mis sérieusement au
courant des questions qu'il allait avoir à suivre plutôt qu'à tndièr.
Il tombait non seulement en pleine effervescence, mais en pleine
guerre. A Turin, en dehors du corps diplomatique et des ministres,
il n'y avait plus que quelques vieilles dames, comme la duchesse
de Clermont'Tonnerre, femoie de l'ancien ministre de Charles X et
tante de Camille de Cavour. L'élite de la nation avait suivi le roi à
la conquête de la Lombardie, à l'assaut du fameux quadrilatère.
Les faciles débuts de la campagne exaltaient outre mesure les
amours- propres et les ambitions. La veille du jour où H. de Reiset
prit possession de son poste, la garnison autrichienne de Peschiera
avait capitulé, et on eût passé pour mauvais patriote à douter de
la prochaîne occupation de la Vénétie tout entière. Au sortir
d'un engagement de minime importance, un jeune lieutenant écri-
vait'sërieusement àsa mère : « &avez-vous qu'il n'y a pas beaucoup
de faits dans Thistoire qui puissent s'en approcherai »
On sait ce qu'il advint de ces illusions. Tandis que Charles-
Albert, assez pauvre stratégiste, s'attardait & bloquer llantoue
au Uen de pousser jusqu'à l'Adriatique dans un premier élan
d'enthousiasme et de surprise, le feld-maréchal Radetzky réorga-
nisait matériellement son armée, la remontait moralement, tirait
d'Autriche des renforts, prenait son heure pour passer à l'offenûve.
Débordés par le nombre, abandonnés ou moUrâient soutenus par
leurs auxiliaires italiens, les Sardes devaient délaisser le terri-
toire vénitien, puis céder peu à peu la Lombardie elle-même.
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160 PORTRAITS R SOOVBlflRS HISTORIQOIS
Bientôt les avant-postes des Tedeschi étaient en vue de cette ville
de Milan, ob Charles- Albert avait fait quelques mois plus lot une
entrée délirante et triomphale.
Il y eut quelques heures d'effroyable confusion. Le roi de Sar-
daîgne, pour qui les Blilanais s'étaient compromis, leur avait juré
de les défendre contre un retour de leurs tyrans; mads il devenait
évident que la résistance n'aboutirait qu'à faire bombarder et
peut- être piller la ville. Les Milanais devinaient qu'une évacuation
se préparaît; les uns faisaient fébrilement leurs préparatifs de
départ, pour fuir les vengeances de Radetzky; les autres criaient à
la trahison, et parladent de faire un mauvais parti à Charles- Albert.
Le malheureux souvenûD, avec ce stoïcisme mélancolique qui
était son habituelle disposition d'esprit et qui se reflétait sur ses
traits, s'exposait vainement aux balles autrichiennes : la mort ne
voulût pas de lui, et son martyre commençait seulement.
Il y avait à Milan une importante colonie française, dont les
intérêts et même la sécurité pouvaient courir des risques dans la
bagarre; notre consul général, récemment mandé à Paris,
n'en était pas revenu. M. de Reiset prit sur lui de se rendre &
Milan pour assurer la protection de ses compatriotes. Entendant la
bataille se rapprocher de la ville, il alla trouver Charles-Albert,
qui se tenait avec son état-major devant une des portes, la Porta
Romana; au milieu du sifflement des boulets, il obtint du roi la
permisMon de se rendre avec le consul général d'Angleterre au
quartier général autrichien, pour négocier la sortie des étrangers
avant l'assaut. Radetzky leur apprit que la capitulation venait
d'être signée, et qu'il accordait douze heures de répit à tous les
habitants qui voudraient s'expatrier : ce fut, à la suite de l'armée
sarde, un lamentable exode d'énûgrés, se traînant pour la plupart
à pied sous le soleil d'août. Quelques jours plus tard, un armistice
était signé, qui consacrait la complète évacuation de la Lombardie
par les troupes de Charles-Albert. La croix de la Légion d'hon-
neur, sans parler d'une décoration piémontaise, récompensa le
zèle et l'initiative dont M. de Reiset avait fait preuve.
Sur ces entrefaites arriva à Turin un nouveau ministre de
France, M. Ssdn de Bois-le-Comte, diplomate de famille et de
carrière. Le premier secrétaire allait avoir des loisirs, dont il usa
pour fréquenter la société piémontaise, et surtout pour étudier la
crise de politique intérieure dont l'armistice fut le signal.
Les revers militaires avaient, comme il arrive trop souvent,
déchaîné les passions des partis : dans ce parlement qui ne datait
que de quelques mois, les luttes avaient déjà pris un caractère
inouï de violence. L'extrême gauche, conduite par un tribun du
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F0ITRAIT8 n SOUTUlili HiaTOftlQUIS 161
Dom de Brofferio fil est surtoat connu chez noos par quelques
lettres ampoulées de Victor Hugo), voulait, sinon la république
immédiate, du moins la lutte contre toutes les monarchies voisines.
A Textrémité opposée, le parti absolutiste était encore puissant au
Sénat et avait des racines vivaces dans l'aristocratie. Les Savoyards,
si connus jadis pour leur loyalisme, et fournissant encore à l'armée
son meilleur contingent d'oflSciers et de soldats, marquaient des
tendances séparatistes, à présent que la monarchie s'identifiait
avec les aspirations italiennes; ils se battuent admirablement à
Novare, mais en chantant la Marseillaise ^ singulier hymne de
guerre au service d'un roi italien. Le grand parti constitutionnel
modéré souhûtait la psdx, pour réorganiser les finances, améliorer
l'armée, préparer l'avenir; les sympathies du roi ne suffisaient
point à le soutenir contre les impatiences des libéraux, qui consi-
déndent comme une honte de renoncer à l'affranchissement immé-
diat de l'Italie et, à défaut d'une guerre d'indépendance, voulaient
tenter au moins une confédération de principautés. Leur chef le
plus écouté était un prêtre, Vincent Gioberti, dont les écrits
avûent alors une immense influence, en dehors même ^e l'Italie,
puisque Lacordaire n'y a point échappé; très honnête, mais mal
préparé à l'action, se dépensant en grandes phases et en vastes
thëoriesy il conquit pourtant à la Chambre piémontaise une telle
autorité, que le roi dut le mettre à la tête de son ministère.
La situation, déj& bien grave, se compliqua des événements de
Rome, c'est-à-dire l'assassinat de Rossi, la fuite de Pie IX et la
proclamation de la république. Non seulement le crime du palais
de la Chancellerie ne souleva pas à Turin d'indignation ostensible,
mais la populace manifesta en Thonneur de l'assassin, et M. de
Rdset rapporte qu'on adressait couramment aux ministres cette
menace : « Far à corne a Mossi. » Le roi et le président du conseil
eurent le courage de résister au courant, et refusèrent obstinément
d'entrer en relations avec la république romaine. Les possesseurs
actuels de Rome ont pu ériger en face des jardins du Qairinal la
statue équestre de Charles- Albert, sans parvenir d'ailleurs à
donner à ses traits une expression de triomphe : cet initiateur du
Bisorgimenlo considérait comme un sacrilège toute atteinte à la
souvendneté pontificale. Quant à Gioberti, partisan d'un régime
constitutionnel à Rome, il déclarait très haut qu'à ses yeux le
pouvoir temporel était indispensable au salut de l'Italie.
Pour se justifier du reproche de timidité, pour se soustraire à
l'écœurement des dissensions et des récriminations, Charles-Albert,
dénonçant l'armistice, recommença une guerre dont l'issue ne
pouvait être douteuse. Au soir de Novare, desespérant de mouri|:
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162 PORTBAiTS fiT SOUVEHIRS HISTORIQUES
en soldat, il voulat pourtant disparaître, pour apaiser les rancunes
des vainqueurs. Il signa son abdication et partit pour le Portugal,
où la Providence, le prenant enfin en pitié, ne tarda pas à mettre
an terme à ses souffrances.
Les ministres de France et d'Angleterre intervinrent encore une
fois pour obtenir la cessation définitive des hostilités. M. de Reiset,
précédant son chef dans la ville de Novare convertie en une vaste
ambulance, y trouva mortellement ou gravement blessés plusieurs
de ses amis de Turin, entre autres l'ancien ministre Perrone et le
futur ministre Robilant.
Il avait, avec le nouveau roi, des relations qui touchaient à
rintimité. Pendant l'armistice, le duc de Savoie (c'étsdt alors le
titre de Victor-Emmanuel), affublé d'une fausse barbe et se cachant
sous le nom de H. Martin, négociant lyonnais, étadt venu fréquem-
ment le surprendre chez lui, pour causer librement de politique, de
chasse et d'autre chose encore. Devenu roi, il prodigua les marques
de bienveillance au secrétaire de la légation de France, qui n'en fut
ni ébloui ni même touché, et qui le considéra toujours comme un
type parfait d'égoïsme : « Victor- Emmanuel m'a souvent dit qu'il
avait une grande affection pour moi, et j'avoue que je n'y ai jamûs
compté... Toutes les fois que je le revoyais, il me sautait au cou,
et malgré cela on sentait qu'il était indifférent et qu'il ne pensait
qu'à lui. »
Par une prudence très respectable, mais fort peu éclairée, la
mère de Victor- Emmanuel, pénétrée des dangers que court la
vertu des jeunes princes, avait autant que possible séquestré
l'adolescence de ses fils, veillant à leur éviter tout contact avec les
dames de la cour et de la société. Elle avût réussi à en faire de
vrais sauvages, sans que d'ailleurs le diable y perdit rien, car aux
intrigues mondsdnes qui leur étaient interdites, ils suppléent par
des fréquentations plus vulgaires, et ils avaient de mauvaises
£&çons sans avoir de bonnes mœurs. Chez Victor-Emmanuel, le
mariage ne put corriger le goût du débraillé ni celui de la grosse
galanterie d'arrière- boutique ou de basse-cour. M. de Reiset cite
à cet égard des détails caractéristiques, et qui seraient amusants,
n'étsdt la pensée que ce héros de Maupassant égaré sur un trône
avait une femme qui souffrait en silence, une mère qui se lamen-
tait et qui faisait dire tous les matins une messe en l'honneur de
sainte Monique... Aussi bien, il serait scabreux de prolonger ici les
confessions de cet Augustin.
H. de Rdset demeura à Turin pendant quatre années, sous des
chefs très différents d'esprit et qui ne lui étaient pas tous égale-
ment sympathiques, MM. de Bois-le- Comte, Ferdinand Barrot, le
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POaTEAITS ET 80DVI1UR8 HISTOUQOIS 163
{»ince Marat, Fis de Butenval. La sodété turinoiae éudt alors
toute française de langue et de cultore, comme elle Test demeurée
en partie. Elle se montrait très accueillante non seulement pour le
corps diplomatique, mais pour les visiteurs de distinction, tels que la
tragédienne Rachel, la duchesse de Parme, et surtout le prince qui,
par attachement à son cher Chantilly, se faisait appeler dans ses
déplacements le comte de Vineuil^
Familièrement lié avec le premier ministre de Victor-Emmanuel,
Maxime d'Azeglio, M. de Reiset se montre bien indulgent pour
l'attitude du gouvernement sarde à l'égard de la cour de Rome.
L'état ancien de la législation ecclésiastique ne pouvait évidem*
ment être maintenu : mais an lieu d'imposer la réforme par voie
d'autorité et de rompre les relations avec la papauté, ne pouvsût-on
engager des n^ociations? C'est ce que pensèrent alors d'excelloits
esprits, comme Balbo, et c'est le parti que d'Azeglio eût pris
sans doute si dès lors lui et ses amis n'avaient voulu faire des
avances aux révolutionnaires italiens.
Le 2 Décembre, malgré ses apparences de dictature conserva-
trice, ne put que les rassurer, s'il est vrû que dès le lendemsûn,
Louis- Napoléon dit en confidence au ministre de Sardaigne : « A
présent que je puis faire ce que je veux, je ferai quelque chose
pour l'Italie. » H. de Reiset ne devût pas assister de près au déve-
loppement de cette politique, car, après le coup d'Etat, par un
avancement qu'il n'avait pas désiré, il fut nommé premier secré-
taure à Saint-Pétersbourg. Là, une autre crise étant en perspective;
nous espérons qu'il nous en donnera le rédt.
Avec H. le baron des Michels, nous abordons la diplomatie de la
troisième République. Egalement soucieux d'observ«* la discrédon
professionnelle et de satisfaire cette curiosité d'informations dont
les exigences vont pans cesse grandissant, l'ancien ambassadeur
s'est efforcé, comme il le dit spirituellement dans son avant-propos,
de concilier « la rigueur des doctrines avec la licence des temps ».
Avec quel tact et quel agrément il a triomphé des difficultés de
cette tâche, ce n'est pas aux lecteurs du Correspondant qu'il est
* Un joar que le dac d'Aumale n'avait passé que quelques heures à
Tarhi, Thôtelier, qui Pavait reconnu, lui présenta uue note de 75 francs.
Le prince paya, mais dit en riant : < C'est bien un peu cher pour un
général dégommé. »
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164 PORTRAITS ET SOUVENIRS HISTORIQUES
besoin de rapprendre, puisqu'ils ont eu la primeur ^ cTun des récits
dont la première série a été récemment publiée.
H. des Michels débuta dans la carrière au moment du congrès de
Paris, sous le patronage du comte Walewski, qui avait été offider
d'ordonnance d'un de ses oncles. Grâce à cette protection, le jeune
diplomate reçut de bonne heure des missions agréables ou inté-
ressantes, tantôt à Weimar, où le mélomane qu'il était se prit de
passion pour Liszt et de curiosité pour Wagner, tantôt à Milan, ou
il fut en 1860 secrétaire de la conférence chargée de régler la
nouvelle délimitation de la Lombardie et de la Vénétie. Le minis-
tère Thouvenel lui fut moins propice ; cet homme d'Etat italomane
lui en voulut d'avoir, au cours d'un congé, recueilli les éléments
d'une brochure peu favorable à la révolution napolitaine. M. des
Blichels fut envoyé comme simple attaché à Rio-de Janeiro, ce qui
était une manière de disgrâce et ce qui loi fut l'occasion d'un
succès inattendu. L'absence du chef de la légation, la mort quasi
foudroyante du secrétaire, relevèrent inopinément à la situation de
chargé d'affaires. A sa place, bien des jeunes gens de vingt- cinq
ans auraient perdu la tète, et bien d'autres se seraient absorbés
dans des satisfactions de vanité, dans la joie, par exemple, de
présenter des amiraux français â l'empereur dom Pedro. M. des
Michels, estimant & leur juste valeur ces jouissances de protocole,
eut l'audace et la décision de faire vraiment œuvre de diplomate :
profitant d'un refroidissement entre le Brésil et l'Angleterre, il
entreprit, par des sollicitations directes auprès de dom Pedro,
d'enlever à l'industrie anglaise le privilège immémorial dont elle
avait joui et d'obtenir pour nos constructeurs la commande de
trois cuirassés. La stupeur fut si vive au quai d'Orsay qu'on songea
d'abord & calmer un zèle jugé excessif; mais quand le courrier
suivant apporta les traités en règle, le conseil des ministres décida,
en guise de réprimande, d'envoyer au téméraire la croix de la
Légion d'honneur.
Ces fonctions de chargé d'affaires, H. des Michels devait, au
lendemain de la guerre de 1870, les exercer plus longuement et
plus fréquemment â Rome, où il fut nommé premier secrétaire de
r^mbassade auprès du Vatican. Quand le comte Bernard d'Har-
court occupait effectivement son poste d'ambassadeur, son activité
faisait aux secrétaires des loisirs que ceux-ci consacraient à
l'archéologie : sous la direction de l'archiviste de l'ambassade,
singulier personnage, révolutionnaire converti, qui avait jadis lancé
dans la presse européenne la retentissante histoire du petit Mortara,
* Numéro du 10 février 18t>9.
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NttTftAm ET SOOTIKIRS BlSTOMQOtt 165
on entreprit des fonilles près de la ?oie Appienne, sur l'emplace-
ment supposé de la villa de Vanis. Pendant près de trois mois, les
diplomates vinrent quotidiennement surveiller le travail des terras-
siers; les fouilles eussent-elles été stériles, que la majesté du site
et l'incomparable encadrement des Monts Albains auraient justifié
et récompensé le déplacement; mais d'importantes snbstructions
forent mises au ^ur, et les archéologues débutants connurent les
délices des controverses d'identification ; de plus, il se rencontra
sous la pioche quelques débris intéressants, notamment une réplique
de la tète du Cupidon de Praxitèle, qui fut galamment offerte à
M"* d'Harcourt.
Mais lorsque rambassadeur était en congé, M. des Michels rede-
venait exclusivement diplomate. Il a raconté ici l'affectueux accueil
qmll recevût de Pie IX, et comment le vieux pape se laissait aller
avec lui à de longues causeries, où les doléances s'éclairûent de
temps en temps d'un sourire ou d'un bon mot. En 1872, la situa-
tion devint plus grave.
11. Tûiers, qui avait défendu naguère le pouvoir temporel devant
le Corps législatif impérial, sentait toujours très vivement la conve-
nance de garder à la France sa situation auprès du Saint-Siège :
par son ordre, l'embassadeur continua à siéger à Saint- Jean-de-
Latran dans la stalle de premier chanoine, à se rendre en gala à
Saint Louis-des-Français, le jour de la fête patronale. Mais à moins
de rompre les relations diplomatiques avec le gouvernement italien,
il fallait bien, d'autre part, reconnaître le fait accompli; quand
Victor- Emmanuel s'installa au Quirinal, le ministre ^ de France dut
le suivre avec le reste du corps diplomatique.
Trente ans ont passé depuis l'occupation de Rome, et si illogique
et périlleuse que soit demeurée la situation, il s'est établi par la
force des choses une sorte de modus vivendi. En particulier, les
représentants de la France auprès du Quirinal et du Vatican n'ont
aucune peine à se considérer mutuellement comme des compa-
triotes, appliqués dans la même ville à deux tâches absolument
^tinctes; entre le palais Farnèse et le palais Rospiglioai, il n'y a
que des rapports de voisinage, de société ou de camaraderie. Il
n'en allait pas de même au lendemain de 1870, alors que les plaies
étaient encore saignantes, les positions mal définies, les occasions
de conflit incessantes. Et peut-être M. des Michels ne juge-t-il
pas avec une parfaite compréhension des choses l'attitude et le
langage du ministre de France d'alors auprès du Quirinal, M. Four-
nier, esprit ouvert et diplomate éminent, qui devait, plus tard, à
* Nous n'avions alors auprès du roi d'Italie qu'une légation.
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166 PORTRAITS R SODVjmiRS fllSTOftiODES
GoDstantinople, soutenir avec énergie le protectorat traditionnel
de la France sur les établissements catholiques ^
Quoi qu'il en soit, IL Thiers coupa court aux difficultés en
changeant notre ambassadeur, et le Saint-Siège agréa avec joie le
nom de M. de Gorcelles, dont la désignation fit aussi bon effet à
Versailles qu'à Rome.
Le chapitre suivant est consacré à l'Egypte. Il s'a^t de cette
période de 1876 à 1878, où notre situation étsût prépondérante
encore dans le delta du Nil, mais où nous devions déjà la défendre
contre les convoitises anglaises. M. des Michels, qui voyait
l'étendue du péril et qui le dénonçait avec vigilance à Paris, fut
éner^quement soutenu tant que le duc Decazes resta au quai
d'Orsay; son successeur, M. Waddington, dont le patriotisme
ne saurait être mis en doute, mais qui, par son éducation, ses
sympathies, son tempérament, était un anglomane achevé, entra
dans la voie des conces^ons et des reculades qui dévouent insensi-
blement conduire les habits rouges au Caire. Sa faute cafHtale fut
de ne point se rendre au vœu de notre ministre plénipotentiaire,
qui le pressait de profiter du congrès de Berlin poui: faire proclamer
par les puissances l'internationalisation de l'Egypte. On eût ûnsi
intéressé l'Europe entière à arrêter les empiétements de l'Angle-
terre : M. Waddington préféra se cantonner à Berlin dans la défense
des Juifs roumains.
M. des Michels donne d'intéressants détails sur l'organisation et
les débuts du condominium^ rendu nécesssdre par le lamentable
état des finances égyptiennes. La réputation de prodigalité du
khédive Ismaîl est bien établie, et nous ne sommes pas surpris
d'apprendre qu'il avait dévoré treize milliards en quatorze ans I Mais
on ignorait généralement que, du despote oriental, il avût aussi les
caprices sanguinaires : c'est une tragique aventure que celle de
son frère de lait et favori, Sadyk-Pacha, étranglé sous les yeux du
maître qui convoite son harem et ses trésors.
La carrière diplomatique de M. des Michels s'est prématurément
et volont^rement terminée à Madrid, où il exerça les fonctions
d'ambassadeur pendant les dernières années du règne d'Al-
phonse XIL II y déjoua les intrigues allemandes, dont la plus
redoutable consista à fdre du roi d'Espagne le colonel honoraire
d'un régiment de nhlans, à Ja veille de son voyage officiel à Paris.
On se rappelle que la population pariûenne, cédant à des exdtar
* C'est lui, comme Ta rappelé le Correspondant au moment de sa mort,
qui, questioQDé par Jules Ferry sur le meilleur moyen de consolider
l'influence française dans le Levant, répondait : • Semer de la graine de
missionnaires] »
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ï:;^;---
POBTRAITS IT SODTimiS HISTORIQUIS 167
tioos très perfides oa trop naïves, accadllit Alphonse XII par un
charivari. Si une roptore ne s'ensuivit pas, la France le dot
suioQt & l'habileté et au sang- froid de l'ambassadeur, mandé
i Paris pour la circonstance; le gouvernement, qui n'avait pas su
prévoir ou prévenir le scandale, ne fit, dans le premier moment de
désarroi, rien pour le réparer. Le minisire des affaires étrangères,
M. Challemel-Lacour, était, à coup sûr, un écrivûn et un orateur
de marque, mais il donna ce jour-l& une piètre idée de sa capacité
d'homme d'Etat, car, au sortir de la gare, il alla se terrer pendant
vingt-quatre heures dans une retraite impénétrable, laissant ses
sobordonnës sans instructions et sans moyen de parvenir jusqu'à
IdL Ce fut M. Grévy que l'ambassadeur décida personnellement à
retenir le roi par une visite d'excuses. Le président était double-
ment tenu à cette démarche, car il était indirectement responsable
de l'incideot : Alphonse XII, en effet, avait dû primitivement
commencer par la France son voyage d'Europe, et c'est M. Grévy
qoi avdt fiait fixer au retour d'Allemagne l'arrêt & Paris, pour ne
p» s'arracher à sa chère villégiature de Mont-sous- Vaudrey.
Les eq^ts cependant s'étaient montés en Espagne, et quand
Tambassadeur régala son poste, quelques exalta tentèrent de lui
fidre avanie à la douane d'Irun. Slais cette agitation superficielle ne
tarda pas à tomber; deux ans plus tard, les prétentions allemandes
sar l'archipel des Garolines achevèrent de prouver aux Espagnols
que leurs Toi^ns de tras los montes sont encore leurs amis les plus
sûrs et les plus désintéressés.
L. DE Lanzac de Laboiie.
rig 11
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LA CONFÉRENCE DE BRUXELLES
ET
LA QUESTION DES SUCRES
Udo conférence internationale est, en ce moment, réunie à
Braxelles pour étudier une question qui, à première vue, paraît
plutôt du ressort des assemblées nationales « — à savoir le régime
commercial et fiscal des sucres de betterave... Cette question des
sucres est, pour la France, d'un intérêt primordial. Ainsi que le
rappelait H. Ribot, le samedi h janvier, dans une réunion organisée
par la Société des Agriculteurs de France, la fabrication du sucre
de betterave est une industrie qui a pris naissance dans notre pays.
Défendre cette industrie, c'est défendre une des gloire» écono-
miques de la France. C'est en même temps défendre une des res-
sources les plus précieuses, les plus nécessaires de l'agriculture
française que, seule depuis vingt-cinq ans, la culture betteravière
sauve de la ruine.
Contre qui notre industrie sucriëre a-t-elle besoin d'être défendue?
Il est regrettable de constater que c'est contre ceux-là mêmes qui
ont mission de la défendre, contre ces hommes qui ont temporai-
rement la garde de nos intérêts, contre le gouvernement français,
en un mot. La conférence de Bruxelles ne peut, en effet, nous être
préjudiciable que si le gouvernement français le veut bien : or, s'il
n'est pas certain qu'il le veuille aujourd'hui (la crainte de l'élec-
teur ayant été peut-être pour lui le commencement de la sagesse), il
est certain qu'il le voulait hier. La législation qui régit les sucres en
France depuis 188& est la bête noire de M. le ministre des finances,
et il ne lui déplairait pas de faire cause commune avec l'étranger
pour la mettre à mal, dût l'industrie sucriëre française en mourir.
Périssent les colonies plutôt que les principes I
Comment a-t on été amené à réunir les nations en conférence
pour l'examen, et éventuellement pour la solution de la question
des sucres? Qu'avons- nous & craindre de cette conférence?
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U GORFÉRnrCK DK BRUXELLES H U QOISTIOH DK 8UCBIS 169
I
Le sucre, en sa qualité de produit de première nécessité, a été
de tout temps Tobjet des tendresses du fisc, tendresses qui se sont
manifestées par l'imposition d'un droit toujours égal et souvent
supérieur à la valeur du produit. Jusqu'en 188&, ce droit se mesu-
rait sor la quantité de sucre fabriquée : le fabricant payait autant
de fois hO francs qu'il avait produit de 100 kilogrammes de sucre.
On s'étadt longtemps accommodé de ce régime fiscal, analogue à
cdni des autres pays. Hais un jour, l'Allemagne et bientét l'Au-
triche-Hongrie, imaginèrent de faire porter l'impôt, non plus sur la
matière première, non plus sur le sucre, mais sur la betterave. Plus
donc la betterave produisait de sucre, c'est-à-dire plus se perfec-
tionnât la culture betteravière et plus se perfectionnaient les pro-
cédés de l'industrie sucrière, — et moins l'impét éxsîi lourd. Ainsi
le régime fiscal était-il un stimulant au progrès agricole et industriel.
Dès le jour où ce nouveau régime eut été inauguré en Allemagne
et en Autriche-Hongrie, il y eut dans ces deux pays, un essor pro-
digieux, un développement considérable de la fabrication du sucre;
et nous perdîmes dans ce domaine la suprématie qui nous avait
appartenu jusque-là. En 187&-187Ô, on produisait en France près
de &00,000 tonnes de sucre de betterave; on en produisait moins de
300,000 en Allemagne, un peu plus de 200,000 en Autriche-Hon-
grie. Un 1883488&, la production françûse étant restée station-
naire, la production de l'Autriche-Hongrie dépassât 600,000 tonnes,
la production de l'Allemagne atteignait près de 1 million de tonnes.
La loi du 29 juillet 188& fit, dans notre système fiscal, la trans-
formation qui avait si bien réussi chez nos voisins. Aux termes de
l'article 3 de cette loi,
Tout fabricant de sucre indigène pourra contracter avec Tadminis-
tration des contributions indirectes un abonnement en vertu duquel
les quantités de sucre imposables seront prises en charge dC&près le
poids des betteraves mises en œuvre.
Cette prise en charge sera définitive, quels que soient les man-
quants ou les excédents qui pourront se produire.
Elle aura lieu aux conditions ci-après : rendement par 100 kilo-
grammes de betteraves, 6 kilogrammes de sucre raffiné.
Un décret déterminera les obligations qui seront imposées aux
fabricants abonnés pour la garantie des intérêts du Trésor.
On voit en quoi con^tait la réforme. Le fabricant était désor-
mais taxé, — s'il préféradt ce mode de taxation à l'ancien, — non
40 jAMvna 1902. il
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^70 LA OOIIFÉRIIIGI OB BRUXELLES
plus pour la quantité de sucre qu'il avait réellement fabriqué, mais
pour autant de fois 6 kilogrammes de sucre qu'il avait travaillé et
mis en œuvre de 100 kilogrammes de betteraves. Tout ce qu'il
obtenait en sus de ces 6 kilogrammes, c'était du sucre exempt
d'impdt. Désormds, le fabricant de sucre français, comme son
concurrent d'Allemagne ou d'Autriche, avait un grand intérêt k
faire progresser sa fabrication.
Ce progrès, U loi du 29 juillet 188& l'avait par avance escompté.
Ses auteurs ne doutaient pas que lo rendement théorique de
6 pour 100, représentant au moment de la promulgation de la loi
la réalité des faits, serait bien vite dépassé ; qu'une quantité relati-
vement considérable de sucre, par conséquent serait exempte de
l'impôt. Pour protéger le fisc, ils avaient édicté deiu dispositions
de sauvegarde. Ils avaient d'abord élevé le chiffre de l'impôt, qui
était jusque-là de iO francs, à 50 francs; eo sorte que, s'il devait y
avoir moins de sucre imposé, le sucre imposé l'était désormais un
peu plus lourdement. Ils avaient en second lieu décidé que le chiffre
du rendement légal ne serait de 6 pour 100 que dans les trois pre-
mières campagnes qui suivraient le vote de la loi; qu'en 1887, il
serait porté à 6,25; en 1888, à 6,50; en 1889, à 6,75 ; en 1890,
enfin, à 7,00.
Le résultat prévu ne se fit pas attendre. L'industrie sucrière, qui
semblait frappée à mort, se releva comme par enchantement. En
même tf mps que la richesse saccharine de la betterave augmentait
dans des proportions étonnantes, les procédés de fabrication se
perfectionnsdent. Pour la première campagne, le rendement n'était
encore que de 6 pour 100; il s'élevait à 7,83 dès la seconde, à
§,86 pour la troisième. Les excédents, c'est-i-dire les quantités de
sucre échappant à l'impôt, étaient de &0,000 tonnes en 188&-85,.
de 78,000 tonnes en 1885-86. de 157,000 tonnes en 1886-87.
Progrès si rapide et dépassant & tel point les prévisions, que le
législateur se vit obligé de revenir, dès la troisième année d'appli-
cation de la loi, sur les bases du quasi-contrat qu'il avait passé en
188& avec la fabrique de sucre. Une loi du h juillet 1887 décide
« qu'à partir du 1" septembre 1887, le rendement légal par
100 kilogrammes de betteraves mises en œuvre dans les fabriques
de sucre, sera fiié, pour la campagne 1887-88, à 7 kilogrammes
de sucre raffiné; pour la campagne 1888-89, à 7,25; pour la cam-
pagne 1889-90, à 7,50; pour la campagne 1890-91, à 7,75 *. »
* L'article 7 de la loi du 4 juillet 1887 crée, en outre, une nouvelle taxe
daus les termes suivants : t Pour couvrir le Trésor du surcroît de dépenses
que peut nécessiter Tapplication du régime institué en faveur de Tindustrie-
sucrière, par la loi du 29 juillet 1884, chaque fabricant sera tenu de verser^
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Gi30gle
IT U QUKSTIO!! DU SDCtlS 171
Une autre loi, rendue presque à la même date, loi du 27 mai
1887, modifie plus gravement la législation de 188&. Elle élève de
10 francs le taux de l'impôt sur les sucres, qui passe aiosi de
^0 à 60 francs, et décide que cette surtaxe sera appliquée mémo
{LUX sucres libérés de Timpôt. A partir de ce moment, les excédents,
— les quantités de sucre fabriquées au delà du rendement légal, —
ne sont plus indemnes. Ils n'échappent plus complètement à l'im-
pôt, et l'impôt va les ssdsir de plus en plus. La loi de 1887 les
soumettait à une taxe de 10 francs; par la loi du 2i juillet 1888,
on les impose à 20 francs; par la loi du 5 août 1890, on les impose
à 30 francs, c'est-à-dire à la moitié de la taxe normale.
Ces restrictions sont jugées encore insuffisantes. Une nouvelle
loi intervient, à la date du 29 juin 1891, pour fixer, sur des bases
plus favorables au fisc, le régime des fabriques de sucre. Aux
termes de l'article premier de cette loi :
À partir du 1" septembre, et pour les campagnes suivantes, le ren-
•dement légal par 100 kilogrammes de betteraves mises en œuvre dans
les fabriques de sucre iodigène, reste fixé à 7 kilogr. 750.
Lorsque le rendemeot effectif de chaque fabrique ne dépasse pas
10 kilogr. 500 de sucre rafQné par 100 kilogrammes de betteraves,
Texcédent est, en totalité, admis au bénéfice du droit réduit de
30 francs.
La moitié de reicédeût obtenu en sus de 10 kilogr. 500 de sucre
par 100 kilogrammes de betteraves, n'est également passible que de ce
même droit réduit; Tautre moitié est ajoutée aux charges impo-
sables, au droit plein de 60 fraucs.
Ce texte est celui qui détermine à l'beure actuelle la situation
de l'industrie sucriëre vis-à-vis du fisc, situation qui peut se for-
muler de la façon suivante. Tout fabricant de sucre qui met en
<Bavre 100 kilogrammes de betteraves doit : l'' Pour les premiers
7 kSogr. 750 de sucre qu'il retire de ces betteraves, et qui consti-
ment le rendement minimum légal, le droit plein de soixante cen-
times le kilogr. ; 2'' pour toute quantité prodiùte en sus du rende-
ment légal et ne dépassant pas le rendement de 10 kilogr. 500, le
droit réduit de trente centimes le kilogr. ; 3^ pour toute quantité
produite en sus du rendement de 10 kilogr. 500, — la paille étant
coupée en deux, — le droit plein pour moitié, le droit réduit pour
l'autre molUè, ou en d'autres termes, un droit mixte de quarante^
dnq centimes le kilogr.
dans la caiscê du receveur principal des contributions indirectes, une taxe
doDt le montant est hxé à trente centimes par mille kilogrammes de betteraves
~'i en œuvre, »
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172 LA GONFÉBIHCE DE BROXBLLfS
II
Ces reatrictionB saccessives apportées aa principe de la lot
de iSSi n'ont pas eu pour effet de ralentir le progrès de Tindastrie
sucriëre. Le rendement moyen a continué de s'élever, et la pro-»
duction n'a pas cessé de croître, ainsi que le montre le tableau
ci-après :
Campagnea.
Prodaetlon.
Bendement.
1883-84
406,007 tonnes.
5,55 pour 100.
1884-83
372,962
—
5,99
—
1885-86
265,084
—
7,83
—
1886-87
434,043
—
8,86
—
1887-88
344,744
—
9,53
—
1888-89
412,523
—
9,77
—
1889-90
699,365
—
10,47
—
1890-91
615,242
—
9,46
—
1891-92
577,821
—
10,26
—
1892-93
523,366
—
9,56
—
1893-94
514,788
—
9,80
—
1894-95
704,454 tonnes.
9,87 pour 100
1895-96
593,646
—
10,97
—
1896-97
668,545
—
9.88
—
1897-98
730,067
—
11,40
• —
1898-99
737,902
—
12,08
—
1899-00
869,200
—
11,75
—
1900-01
1,040,291
—
11,93
—
Ce développement de la production aurait été impossible si les
producteurs français n'avaient pas eu d'autres clients que les consom*
mateurs français : la consommation du sucre en France est presque
stationnaire. Notre industrie sucrière a heureusement rencontré à
l'étranger, principalement sur le marché anglais et sur le marché
américûn, de vastes débouchés. Elle a dû de conquérir ces mar-
chés extérieurs au régime fiscal inauguré en 188&, régime qui n'a
pas eu seulement pour résultat de favoriser les progrès de la fabri-
cation du sucre en encourageant les forts rendements, mais qui a
encore eu pour effet de favoriser l'eiportation du sucre produit en
accordant à cette exportation une prime indirecte.
Comment cette prime joue-t-elle7
C'est une règle de droit fiscal dont la justification n'a pas besoin
d'être fûte que, toutes les fais qu'un produit soumis à Timpôt est
exporté, on ne perçoit pas les droits sur ce produit, ou on les
restitue s'ils ont été perçus. Il en est ainsi pour le sucre. Toutes
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n u QoisTiOii Drs suotn m
le8 fois qu'âne quantité de socre» 100 kilogrammes par eiemple,
est exportée* cette quantité de sacre exportée fait Tobjet d'nne
restitution de droits ou d'une décharge.
Qa*e6i*ce qu'on restitue on décharge à l'exportateur? Uoe somme
de 60 francs, correspondante au droit nominal. Or qQ'es^ce qui a
été réellement payé ou pris en charge? Non pas 00 francs, nuds
nue somme inférieure i 00 francs, puisqu'une quantité plus ou
DKNDs importante de sucre produit n'est imposée qu'au droit réduit
de 30 francs* ou au droit mixte de i5 francs, puisqu'on réalité
runpôt qui frappe le sucre n'est pas 00 francs,, mais une somme
moindre, yariable suirant que les excédents au rendement légal ont
été plus ou moins considtoables.
Prenons un exemple qui fera mieux comprendre le mécanisme
de la prime indirecte. Une fabrique de sucre a mis en œufre
100,000 kilogrammes de betteraves, et elle en a extrait 10,500 kilo-
grammes de sacre. Voilà l'hypothèse* De quelle somme est-elle
redevable vis-i-vis du fisc? Elle doit, pour toutes quantités qui ne
dépassent pas le rendement légal, soit pour 7,750 kilogrammes, le
droit plein de 00 centimes, ou i,050 francs. Elle doit, pour les
quantités excédant le rendement légal et ne dépassant pas le ren-
dement de 10,5, soit pour 2,750 kilogrammes, le droit rédait de
30 centimes, ou 825 francs. Elle doit au total 5,i75 francs.
Cette somme de 5,i75 francs devra être intégralement payée si
les 10,500 kilogrammes de sucre fabriqué sont livrés à la
coQsomooaUon nationale, et l'impôt représentera r^^-^^ francs, ou
environ 52 francs les 100 kilogrammes. Si, an contraire, le fabri-
cant exporte, par exemple, la moitié des quantités produites, soit
5,250 kilogrammes, on le décharge d'une somme égale à 5,250 X ^0
on 3,150 francs. U reste donc débiteur, lâs-à-vis du fisc, de
5,i75 — 3,150 = 2,325 francs, et 2,325 francs payés pour les
quantités de sucre livrées au commerce intérieur, soit pour
2 325
5,250 kilogrammes, représentent seulement ' .^ francs, ou
02,uU
environ hh francs par 100 kilogranmies. S'il en exporte davantage
encore, soit, par exemple, les trois cinquièmes des quantités pro-
duites, ou 6,300 kilogrammes, on le décharge d'une somme égale
i 6,300 X ^ — 3»7^^ francs; il reste donc débiteur vis-à-vis du
fisc de 5,475 — 3,780 = 1,695 francs, et 1,695 francs payés
pour i,200'kilogrammes (les quantités livrées à la consommation
intérieure) représentent seulement j^-^ttx francs, ou environ
40 francs par 100 kilogrammes.
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174 U GORFÉRRKGI DB BRUXELLES
On voit,, par cet exemple, que le taux réel de Timpôt sur les
sucres, inférieur déjà au tau^ nomiDal toutes les f(HS que le rende-
ment obtenu par le fabricant dépasse le rendement minimum légal,
subit une seconde dépression fous l'iofluence de l'exportation,
dépression d'autant plus forte que l'exportation est plus considé-
rable. En exportant ses produits, l'industrie sucrière, non seule-
ment soustrait à l'impôt les quantités de sucre exportées, résultat
qui n'a rien que de très normal, mais encore bénéficie indirecte-
ment d'une réduction de taxe pour les quantités de sucre consom-
mées en France.
Il ne faut pas s'étonner si ce mécanisme fiscal eut pour effet de
donner un grand essor à notre exportation. En 1885, la quantité de
sucres exportés de France est inférieure à 100,000 tonnes; en
1886, elle monte à 130,000 tonnes, dépasse 150,000 tonnes en
■ 1887 et 1888, 250,000 tonnes en 1889, 300,000 tonnes en 1890.
Tandis que nos fabricants commençaient à profiter de la loi de
188i pour développer leur industrie, nos voisins d'Allemagne aban-
donnaient le régime fiscal que nous leur avions emprunté pour en
faire la base de notre législation nouvelle. Le système qu'ils inau-
gurent en 1891, tout en restant très favorable au progrès de la
culture et de l'industrie, supprime la prime iudirecie à l'exporta-
tion. Le législateur allemand, comprenant que cette suppression
pourrait être préjudiciable aux intérêts de la fabrique de sucre,
rmagine de créer une prime directe à l'exportation, uue prime qui
est payée par le Trésor à tout exportateur de sucre, en proportion
des quantités exportées.
Le taux de cette prime était d'abord modéré. Mds une campagne
fut bieniôt menée, au profit de l'industrie sucrière allemande, où
Ton fit valoir les dangers de la concurrence française; et cette
campagne aboutit, en 1896, au vote des primes de guerre^ primes
beaucoup plus élevées que celles qui avaient été consenties en 1891,
et dont on se promettait monts et merveilles. En effet, tandis que
l'exportation des sucres allemands continue à s'accroître, l'expor-
tation des sucres français, qui s'était maintenue de 1891 à 1895 à
un chiffre annuel variant entre 200,000 et 300,000 tonnes, tombe
en 1896 à 100,000.
Le gouvernement français crut nécessaire de répondre à la décla-
ration de guerre du législateur allemand par un projet de loi, qui
est devenu la loi du 7 avril 1897, et dont les principales disposi-
tions sont les suivantes :
A partir de la promulgation de la présente loi, des primes, dont la
quotité est fixée comme il suit, sont accordées pour Texportation en
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R U QOBTKII WêS 80GRI8 i15
]^ys étrangers et dans les colonies françaises non socunises au tarif
dooanier. métropolitain. (Suit le chiffre des primes variant entre
3 fr. 50 et 4 fr. 50 pour iOO kilogrammes, suivant la nature des
produits.)
À partir de la promulgation de la présente loi, il est établi :
i* Un droit de rafOnage sur les sucres candis, sucres rafQnés par-
faitement épurés, durs et secs; sucres rafBués autres titrant au moins
96 pour iOO et vergeoises : 4 francs pour iOO kilogrammes de rafBné.
2* Un droit de fabrication sur les sucres bruts n'allant pas en
rafDneiie, 1 frauc pour iOO kilogrammes de raffiné.
Sont exempts des droits prévus dans les deux paragraphes ci-dessus
ks sucres qui sont exportés.
.- Dans le cas où le montant des primes allouées pendant une
campagne excéderait le produit des taxes de fabrication et de raffinage,
prévues par la présente loi, le taux des primes serait, pour la caoQpagne
suivante, ramené au chiffre nécessaire pour couvrir le Trésor de son
avance...
Toutes les fois donc qu'il y a exportation de sucre françsûs, il y
a paiement d*nne prime à l'exportateur, prime dont le taux est, en
principe, fixé à 3 fr. 50, 4 francs, ou 4 fr. 50 pour 100 kilogrammes,
miûs qui, en réalité, a toujours été jusqu'à présent inférieure au
taox légal, parce que les ressources créées pour son service se sont
trouvées insuffisantes*.
III
Progrès de l'industrie sucriëre, grâce à l'encouragement donné
aux forts rendements; développement de la production, grâce i
Fencouragement donné à l'exportation, voilà, en deux mots, quel
a été le résultat de la législation inaugurée en 1894.
Par 14, elle a été, pour un grand nombre d'individus, pour toute
la région qui s'étend an nord de Paris, une loi bienfaisante. Elle
n'a pas seulement fait la fortune d'un petit groupe d'industriels,
elle a encore été le salut pour des milliers et des milliers d'agri-
culteurs et ses bienfaits ne sont pas limités à la région du
nord : ils s'étendent à la région du centre, région d'élevage où
les fabricants de sucre vont acheter chaque année les milHers
de bœnfs qu'ils engraissent avec les résidus de leur fabrica-
tion. Qui en a le plus profité? La fabrique ou la culture?
'Le taux des primes allouées pour la campagne 4900-1901, et dont le
JûwmI officiel, dans un de ses derniers numéros, vient de déterminer le
chiffre, est 2.2 î au lieu de 3.50, 2.54 au lieu de 4, 2.86 au lieu de 4.50.
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176 U GORFÈRKNGB DS BRUXBLLIS
Celle-ci a-t-elle eu toute la part qu'elle étût en droit de prétendre?
Celle-là s'est-elle tûllé une part de lion 7 C'est une quesdon qui a
soulevé bien des tempêtes, mais qui est pour l'instant question
oiseuse. U suffit que l'une et l'autre en aient profité, que l'une et
l'autre aient eu leur part, pour que l'une et l'autre puissent et doivent
rendre témoignage à la loi de 188i qu'elle a été une loi de salut.
Hais si elle a été avantageuse pour le producteur, tant agricole
qu'industriel, a-t-elle été néfaste pour le consommateur? A-t-elle
-été cruelle pour le fisc?
On serait tenté de le croire lorsqu'on entend, d'ane part, le
ministre des finances, gardien jaloux des intérêts du Trésor, d'autre
part, les* théoriciens du libre-échange défenseurs infatigables des
droits du consommateur, proclamer avec ensemble que, de 188&
à 1891, soit en dix-sept ans, l'industrie sucriëre a reçu près de
huit cent millions de primes, soit près de 50 millions de francs
par an. Il n'en est rien cependant.
Le fisc n'a certainement pas eu à se plaindre de la loi de 188&.
Lorsque le projet, qui devait devenir la loi de 188i, fut présenté
au Parlement, le nunistre des finances, qui n'était pas sans inquié-
tude sur ses conséquences, monta à la tribune pour déclarer : « Je
ne demande qu'une chose, c'est qae l'impôt sur les sucres produise
après la réforme ce qu'il produisait avant la réforme. » La
consommation moyenne annuelle était à ce moment un peu infé-
rieure à 400,000 tonnes, et le produit de l'impôt ne dépassût guère
150 millions de francs.
La consommation du sucre en France n'a pas beaucoup aug-
menté depuis 188A. Le vœu du ministre des finances d'alors se
trouverait donc exaucé si, pendant la période de dix-sept années
qui s'est écoulée de 1884 jusqu'à 1900, l'impôt sur les sucres avait
produit une moyenne annuelle de 150 millions, soit par exemple
600 millions pour chaque période de quatre années. Or, cette
moyenne a été dépassée depuis 188i, comme l'établissent les
chiffres d-après :
1881-1887 617 millions, soit annuellement 154 millions
1888-1891 669 » » 167 »
1892-1895 783 » » 195 »
1896-1899 757 » » 189 »
1900 <85 n » 185 »
1884-1900 son » » 175 »
Au lieu de 150 millions, chiffre réclamé par le ministre, l'impôt
produit annuellement 175 millions; au lieu de 2 milliards et
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R U QDISnOir DB 8DGiI8 177
demi en dix-*sept ans, Timpôt produit S milBards. U n'y a pas de
qnoi TTÛment crier misère I L'année 1901 elle-même, année où,
par aoite de circonstances exceptionnelles et qui ne se reprodni-
nmt pas, la taxe snr les sucres a donné quelques mécomptes aux
financiers du gouyemement, la production de cette taxe aura
atteint un chiffre très sensiblement supérieur à celui des années
antérieures i la loi de 188i. Le fisc n'a rien perdu à l'éublissement
du nouTean régime.
Comment y aurait-il perdu? En ce qui concerne les primes
directes à l'exportation, la loi même qui les a établies» établit des
impéts spéciaux pour en assurer le service et prévoit expressément
que la dépense occasionnée par celles-là ne devra jamais excéder les
ressources procurées par ceux-ci. Les bonis de fabrication et les
frânes indirectes qui en sont la conséquence aundent pu entraîner
à de véritables sacrifices fiscaux, si, à mesure que les' progrès de
l'industrie sucrière faisaient une brèche à l'impôt, le législateur n'était
intervenu pour restaurer, par une nouvelle construction, l'édifice
fiscal; mais ces interventions successives ont assuré le maintien
mtégral des droits du Trésor. Bref, si l'industrie sucrière a bénéfidé
depuis 188i de 800 millions de francs de primes, ce n'est toujours
pas an détriment du fisc. Il n'a rien coûté à l'Etat d'être généreux.
En a-t-il coûté davantage au consommateur, je parle du consom-
mateur françds? C'est lui, k la vérité, qui a payé les 800 millions
de primes; c'est sur lui que retombe l'augmentation du taux
nominal de l'impét, rendue nécessaire, et par l'exemption partielle
des excédents, et par la fissure légale de la prime indirecte; c'est
sur lui encore que retombe la création des nouveaux impôts
destinés au service des primes directes. L'écart entre le prix du
sucre (impôt déduit), et le prix du sucre (impôt compris) s'est
élargi sous l'influence de ces deux causes, a passé de àO francs à
6/1 francs. Est-ce à dire que le consommateur ait perdu à la trans-
formation du régime fiscal? Non, assurément, si l'abaissement du
prix du sucre (impôt déduit), provoqué par les progrès de l'indus-
trie sucrière, a compensé et au delà le relèvement de l'écart entre
les deux prix, et si en définitive le prix du sucre (impôt compris),
n'est pas plus élevé, est moins élevé même qu'avant 188i. C'est en
effet ce qui s'est produit. ^
Dans les années qui précèdent la réforme de 188&, le cours
moyen du « sucre bbinc n* 3 », 100 kilogrammes, est 63 francs.
Dès l'année 1884, il tombe à &6 francs et se maintient à peu près
au même chiffre en 1885. Il fait une nouvelle chute en 1886, pour
se fixer bientôt aux environs de 35 francs. De 1887 à 1893, il
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m: Lk ocmrlRSffCE m beuxillis
oseille entre ce' chiffre de 35 francs et celui de &2 francs. Nouvelle
chute en 189i ob it n^est plus que de 32 fr. 50, relèyement en 1895
i 38 fr. 60, rechute en 1895 i 30 fr. A5, chiffre qui n'est guère
dépassé depuis lors que d'une unité (en 1899, 31 b. 89). Bref, de
188& à 1900, le cours moyen du sucre blanc n* 3 est inférieur de
plus de 30 francs i ce qu'il étsdt ayant 188/i.
Aussi le prix du sucre raffiné, du sucre Fiyré à la consommation,
en dépit de l'augmentation nominale on réelle de l'ippôt qui le
grëre, a-t-il été toujours inférieur, depuis 188i, à ce qu'il était
auparavant. Pendant les années qui ont précédé 188i, il dépassait
116 francs les 100 kilogrammes. Depuis 188&, son maiimum a été
11&,&3 en 1889, et 112,8i en 1893; il est descendu plusieurs fois
au-dessous de 100 francs; son taux moyen est compris entre 103
et lOi. Bref, le régime fiscal inauguré en 188i n'a pas eu de mau-
vaises conséquences pour le consommateur français.
Ainsi, à quelque point de vue qu'on se place pour apprécier les
résultats de ce régime tant critiqué, on ne constate que de bons
effets. Grâce aux primes directes et indirectes que perçoit l'expor-
tateur, l'étranger a presque pour rien le sucre que nous produi-
sons; les sucriers et les cultivateurs de betteraves, dont la produc-
tion a pu se développer, font fortune; l'Etat encaisse, non seulement
par la répercussion que provoque la prospérité d'une branche
importante de l'activité industrielle et agricole, mais par l'impôt
sur les sucres même, des sommes plus importantes qu'autrefois;
le consommateur, enfin, bien que grevé de toutes ces charges,
paye le sucre un peu moins cher qu'auparavant. Tout cela fait songer
à Y Homme aux quarante écus : « Vint un sage et brave citoyen^
qui offrit de donner au roi trois fois plus en faisant payer par la
nation trois fois moins. » Tout cela n'est pourtant que l'expression
de la vérité, et facilement explicable. Du régime fiscal est issu le
progrès de l'industrie sucrière; du progrès de l'industrie sucrière,
l'abaissement du prix de revient du sucre; de l'abaissement du
prix de revient du sucre, un bénéfice, inégalement réparti, mus
réparti, entre producteur, consommateur k'ançais et étranger, fisc.
Il est assurément regrettable que la meilleure part de ce
bénéfice aille, non pas au consommateur français, mais au con-
sommateur étranger. Mais n'est-ce pas sur le consommateur
étranger que repose la prospérité de l'industrie sucrière? Si le
développement de la production a été le principal facteur de cette
prospérité, n'est-ce pas le développement de l'exportation quia
permis le développement de la production? Ce serait un désastre
si nous venions à perdre la clientèle de l'étranger, et il n'est pas
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iT u eoisTioff DIS meus iti
éCoDDaot que Qoas fassions, poor la consenrer, tons les sacrifice
possibles. Il n'est pas étonnant non plus qoe nos ri?anx, alle-
mands, antricbiens, belges, etc., raisonnant de b même manière,
le marcbé international de consomouiâon da sncre soit deyenn un
diamp de bataille où chacun lutte i tont prix pour maintenir on
pour améliorer ses positions.
L'objet poursuivi par les promoteurs de la conférence de
Bruelles est la recherche en commun, par tous les pays inté-
ressés, des moyens propres à contenir cette concurrence. L'accord,
si l'on en croit certaines indiscrétions, serait près de s'établir :
primes directes et primes indirectes résultant des dispositions
légales de chaque pays seraient immolées sur l'autel de la con-
corde. Et l'on ne pourrait que se féliciter de cet accord s'il rtelisait,
en même temps que la liinitation de la concurrence, l'égalité de
tous les concurrents.
Le malheur est que la France jouerait, en l'acceptant, un réie
de dupe. Elle s'interdirait, en effet, un moyen de concurrence que
plusieurs de ses rivales, et non des moindres, continueraient à
emjdoyer. Tantfis que notre industrie sucriëre perdrut les faveurs
k l'exportation qui résultaient de son régime légal, l'industrie
sucriëre austro- hongroise et l'industrie sucrière allemande conti-
nueraient à profiter de la prime à l'exportation, considérable
encore que dissimulée, que leur procure l'ingénieuse organisation
du « cartel j» .
.i IV
Il existe, en eOTét, depuis peu de temps, et en Autriche-Hongrie
et dans l'emjHre allemand, sous le nom de « cartel sucrier », une
assodation ayant pour but direct de faire hausser artificieltement
le prix du sucre sur le marché intérieur, et pour but indirect de
faciliter aux fabricants de sucre l'exportation de leurs produits.
Le cartel sucrier allemand, que nous prendrons pour type, est,
dans la forme, une société à responsabilité lioiitée, au capital de
180,000 marks, ayant un siège sodal à Berlin, dénommée syndicat
sucrier aliemand^ et dont le but est ainsi spécifié par l'article 2 des
statuts : « Le but de l'entreprise est de prendre les précautions et
les mesures qui pré? iennent la déprédation des produits de l'indus-
trie sucrière; en particulier, la société a pour devoir de conclure,
avec les fabriques de sucre de betterave, les conventions propres à
remplir ce but. »
Le « syndicat sucrier allemand » a conclu, pour une période qui
a commencé le 1** juin 1900 et qui prendra fin, sauf tacite recon-
duction, le 30 septembre 190ft, avec la presque totalité des fabriques
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180 U GORFÉRIRCB Dl BRUXKLLIS
de sucre brut d'une part, avec toutes les raffineries d*autre part,
une convention dont les termes peuvent se résumer aux deux
formules suivantes :
1* Les fabricants de sucre brut s'engagent à ne livrer leurs pro-
duitSy s'ils sont destinés à la consommation intérieure, qu'à des
raffineurs affiliés au syndicat sucrier allemand.
2'' Les raffineurs, ayant ainsi le monopole de la vente du sucre sur
le marché intérieur, protégé d'sdllenrs contre la concurrence étran-
gère par un droit de douane élevé, libres en conséquence de fixer
les prix presque à leur guise, s'engagent à payer au syndicat sucrier
allemand une certaine somme que ledit syndicat répartit ensuite
entre les fabricants de sucre brut, suivant une certaine proportion.
Quelle somme les raffineurs ont-ils à payer? Et sur quelle base
les fabricants de sucre brut se partagent- ils cette somme? La ré-
ponse & cette double question nous fera connaître, en même temps
que le mécanisme du cartel allemand, son véritable but et sa portée.
La somme que doivent payer les raffineurs est proportionnée
d'une part à la quantité de sucre livrée par eux à la consoomiation,
et variable d'autre part suivant le cours moyen mensuel du sucre
brut à la Bourse des sucres de Blagdebourg.
On a calculé que le prix normal, le prix « convenable », du sucre
brut, devait être fixé à 12 marks 75 par quintal de 50 kilogrammes;
et « la raffinerie », prise dans son ensemble, s'est engagée vis-à-
vis de « la fabrique de sucre », également prise dans son en-
semble, à lui garantir ce prix. Voilà la base du cartel.
Dans la pratique, le marché du sucre conserve son libre jeu; le
cours du sucre brut reste souoiis à toutes les oscillations qui résul-
tent de l'abondance ou de la pénurie des olTres et des demandes.
Chaque vendeur, considéré individuellement, vend au prix qu'il
veut; çiwine acheteur, considéré individuellement, achète au prix
qui lui convient. Le cours du sucre brut peut donc être, et est en
TéatUé, inférieur à 12,75; et la raffinerie achète son sucre à un
prixfnlMeur au prix convenu de 12,75; mais, par le mécanisme
que nous allons décrire, elle rembourse la différence au cartel.
Tous les mois, on calcule, d'une part, les quantités de sucre
livrées à la consommation par chaque raffinerie; d'autre part, le
cours moyen du sucre à la Bourse de Magdebourg. Chaque raffinerie
est tenue de payer autant de fois la différence entre ce cours
moyen et le chiffre convenu de 12,75, qu'elle a livré de quintaux
de sucre à la consommation, — avec une majoration de 10 pour 100
représentant la différence entre les 50 kilogrammes de sucre brut
et les 50 kilogrammes de sucre raffiné. Si, par exemple, le cours
moyen du sucre brut a été pendant tel mois de 10 marks, soit infé-
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R U QOESIIOR DIS BVCMS lit
rieur de 2,75 aa taux conyeno, et qu'one raffinerie a livré pendant
ce mois 10,000 qnintanz de sacre raffiné, cette raffinerie anra à
payer an « syndicat sncrier allemand » 10,000 X 2f7& +1 dixième*
sok S0»250 marks.
En réalité, le coors du quintal de sacre brnt à la Bourse de
Magdebourg a varié de 12,56 Qnillet 1900} à 9,35 (octobre 1901).
La différence k payer par quintal a donc elle-même varié de 0,19
4 S,AO. La somme totale payée par les raffineries, pendant ces
^-sept mds, 8*est élevée, pour une consommation d*un peu plus
de 22 millions de quintaux, i près de 50 millions de marks.
Cette somme perçue sur les raffineurs par le syndicat est
répartie, à la fin de l'exercice annuel et déduction fisdte des frais
d'administration, entre les fabricants de sucre brut. Sur quelle
base se fait cette répartition?
On avait pensé d'abord à prendre pour base de la reparution
les quantités de sucre fabriquées ou les quantités de sucre vendues
durant Texerdce par chaque fabricant; mus l'un et l'autre de ces
systèmes avaient l'inconvénient d'encourager les fabricants de
OTcre à dévdopper leur fabrication, de pousser, en conséquence,
à la surproduction, cause d'avilissement deft prix.
On s'est arrêté à un système différent. La baçe de la répartition
n'est pas la quantité réellement produite ou vendue pendant l'exer-
cice, c'est une quantité invariable représentant en quelque sorte la
puissance de production de la fabrique : c'est le cbiflre qui a servi de
base à l'impét pour la dernière campagne antérieure i la création du
cartel, ou, pour employer l'expression dont se sert le légblateur
fiscal allemand, le contingent de cette dernière campagne.
Si nous supposons, par exemple (ce sont des chiffres hypothéti-
ques), que ce contingent ait été pour l'ensemble de l'empire 25 mil-
lions de quintaux, une fabrique de sucre, dont le fisc auradt évalué la
production à 250,000 quintaux, dont le contingent aurait donc été
fixé à la millième partie du contingent total, aura droit i la millième
partie de la somme payée par les raffineurs poor toute la durée du
cartel, et quel que soit le chiffre réel et actuel de sa production.
La part du fabricant de sucre dans les versements de la raffi-
nerie est donc exactement la même, s'il a produit beaucoup et s'il
a produit peu, s'il a vendu beaucoup et s'il a vendu peu. A ce
point de vue, il n'a aucun intérêt à augmenter sa production.
Le but poursuivi par les fondateurs du cartel et le résultat
atteint par le cartel a été d'élever, dans une proportion assez
considérable, le prix du sucre de consommation sur le marché
intérieur allemand.
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U OOHrÉRBIM M BROX»"»»»
«ne part, avec toutes les^ffinmes cl'a
dont les termes peuvent se résumer
^^Z de sucre brut s'engagent ^ ne livre;
1. aesdnés à la cdnsoœmauon mténeure
&s au syndicat sucrier a"emnd.
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'ii"r' Totégé d'^leurs contre la concurr
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« l iTur guise, s'engagent à payer au sy n
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u â« ^cre brut se partagent-ils œtte so
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CT© brut reste soumis à toutes les •
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ife^ieur à 12,75-, et la rafBnev
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/
au point de vue du résultat, —
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sont plus importantes, plus exten-
;s que celles-là. Nous interdire les
îien des autres, ce serait nous mettre
. que la lutte deviendrait impossible.
le que la conférence de Bruxelles abou-
'" n'aboutisse pas à une solution qui
^oriî^ santé et entraînerait la misère
^d'agriculteurs.
r Maurice Vanlaer.
^a
182 U CONFERENCE DS BRUXELLES
Au 1" Join 1900, avant la mise en marche da cartel, le paii>
de sucre 8e yenda,it, à la Bourse de Magâebourg, 25 marks 50 le
quînlal,soît en francs et aux 100 kilogrammes, 63 fr. 75. Au !•' juil-
let 1900, après la création du cartel, le m^me produit se vendait
28 marks 35 le quintal, 70 fr. 87 les -100 kilogrammes. L'augmen-
tation est de plus de 0 fr. 07 au kilogramme.
Et ces hauts prix se sont maintenus, malgré la dépression
générale qui s'est manifestée dans le cours du sucre depuis
plusieurs mois : au 30 novembre 1901, le pain de sucre se
vendait, en Bourse de Magdebourg, 28 marks A5 le quintal^
71 fr. 12 les 100 kilogrammes. Gomme il n'est pas douteux que si
le cartel n'existait pas, le sucre raffiné se vendrait, en Allemagne
ainsi que dans les autres pays, moins cher aujourd'hui qu'en 1900,
il n'est pas exagéré d'affirmer que le consommateur allemand doit
au cartel de payer le &ucre 0 fr. 10 de plus au kilogramme.
Ce dur sacrifice imposé à la consommation allemande n'est pas
saos contrepartie. Grâce à lui, en effet, grâce à l'existence du
cartel, les fabricants de sucre allemands peuvent écouler à
l'étranger le trop-plein de leur production. L'industrie sucrière
allemande peut vendre d'autant meilleur marché ses produits &
l'étranger qu'elle les vend plus cher sur le marché intérieur.
L'existence du cartel est pour elle, ainsi qu'il est facile de le
montrer, un puissant stimulant à l'exportation.
En mai 1900, le sucre allemand se vendait à Londres 3& francs
les 100 kilogrammes; le même sucre se vendait à Magdebourg
71 francs. La différence, apparemment considérable, était en réalité
assez faible. Le produit allemand vendu à Londres béné6cie, en
effet, d'un double avantage; d'une part, il ne paye pas l'impôt de
consommation qui est en Allemagne de 25 francs; d'autre part,
il profite de la prime de sortie payée par le gouvernement alle-
mand et qui dépasse h francs. En réalité, l'écart n'était que de
8 francs aux 100 kilogrammes.
En septembre 1901, le même sucre se vend à Magdebourg
"" -rancs, soit 8 francs de plus que quinze mois auparavant. Il se
vend à Londres 28 francs, soit 6 francs de moins que quinze mois
auparavant. L'écart n'est plus de 8 francs, mais de 22 francs.
Comment expliquer ce phénomène? G'est que le prix du sucre
allemand vendu à Londres se mesure sur le cours du sucre brut,
tandis que le prix du sucre allemand vendu en Allemagne se
mesure sur le cours du sucre raffiné. Or tandis que le cours du
sucre raffiné s'est élevé depuis la création du cartel, le cours da
sucre brut n'a pas cessé de décroître : il était à 12 marks le quintal
en juin 1900; il est aujourd'hui à 9,35.
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IT U QUCSTIO!! ÙU S0CRB8 18)
Et si le coors da sacre brut est ûnsi descendu, c'est que les
irendeurs de sucre brut, c'est-à-dire les fabricants de sucre, n'ont
ancuD intérêt à ce qu'il soit plus élevé. Rappelons- nous qu*en eOet
les raffineurs se sont engagés i payer aux &bricaDt8 de sucre,
pour toutes les quantités de sucre consommées k l'intérieur de
l'empire, la différence entre le cours rémunérateur de 12,75 et le
conrs réellement constaté à la Bourse de Hagdebourg. Plus le
cours du sucre brut est bas, plus les versements de la rafûnerie
sont considérables, plus la part qui revient à chaque fabricant sur
ces versements est élevée. La fabrique de sucre allemande peut
d'autant plus volontiers consentir avec l'étranger des marchés à
bas prix, que par le fait de ces marchés le coors s'abaisse, et que
Fabussement des cours loi vaut une boniGcation d'autant plus
importante sur les quantités de sucre consommées à l'intérieur.
Mais, par contrepartie, plus le cours du sucre brut est bas, et
pbs les raffineurs ont à payer en vertu de leur convention avec le
syndicat sucrier; plus ils doivent par conséquent maintenir le prix
élevé du sacre de consoomiation, et plus l'écart sera considérable
eotre le coars du sucre brut et le cours du sucre raffiné. On voit
par là comment le cartel permet aux producteurs allemands de
consentir des sacrifices aux consommateurs étrangers sur le dos
des consommateurs allemands, comment il constitue donc au profit
de rindustrie sucrière allemande une véritable prime d'exportation.
Et cette prime eût été quasi illioiitée, si la convention passée entre
raffineurs et sucriers n'avait fixé un cours minimiun, au-dessous
daquel on ne doit pas descendre pour mesurer les engagements de
la raffinerie, à partir duquel l'industrie sucrière ne sera plus
remboursée de ses différences, le cours de 9 marks 35... Ainsi
limitée, elle est dëji considérs^ble puisqu'elle permet de vendre à
Londres 22 francs moins qu'à Magdebourg les 100 kilogrammes
d'en même produit.
Il n'y a qu'une différence, — au point de vue du résultat, —
entre les primes qui résultent pour l'industrie sucrière française de.
sa législation fiscale et celles que procure le cartel allemand à ses
adhérents, c'est que celles-ci sont plus importantes, plus exten*
sibles et à la fois plus solides que celles-là. Nous interdire les
premières et accepter le maintien des autres, ce serait nous mettre
dans un état d'infériorité tel que la lutte deviendrait impossible.
U n'est pas indispensable que la conférence de Bruxelles abou-
tisse. Il est nécessaire qu'elle n'aboutisse pas à une solution qui
senût la ruine d'une industrie flori^isante et entraînerait la misère
pour des milliers et des miiiers d'agriculteurs.
Maurice Vanlaer.
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REVUE DES SCIENCES
Physique : Nouvelle senBationnelIe. — La Télégraphie sans fil à travers
rOcéan atlantique. — Signaux d'Angleterre à Terre-Neuve. — Illusion
ou réalité. — Causes d'incertitude. — Expériences à recommencer. —
Médecine : Grave question. — A-t-on raison ou tort de redouter la
contamination de la tuberculose par le lait? — Le bacille des bovidés
est-il le même que le bacille de Thomme? — Depuis le Congrès de
Londres. — L'opinion de M. Kocb, de Berlin. — Opinions contraires. —
Nouvelles expériences en France. — Nécessité de maintenir les mesures
d'hygiène les plus sévères. — Physiologie : Ascensions scientifiques
de Paris. — L'homme aux grandes altitudes. — Modifications de l'orga-
nisme, — 1885-i901. — En montagne. — Les gaz du sang. — Les globules
rouges. — Augmentation rapide des globules en ballon. — Diminution
aussi rapide au retour aux bas niveaux. — Oxygénation proportionnelle
du sang. — Aéronautique : Encore un projet. — Traversée du Sahara.
— Un ballon non monté à travers l'Afrique. — De Tunisie au Soudan.
— Contrôle de la direction des vents. — Ballon au long cours.
L'année 1901 aura bien fini ponr la télégraphie sans fil, si Ton
en croit les informations de la presse anglaise! Le 12 décembre
dernier, M. Marconi aurait poar la première fois pu échanger des
signaux à travers l'Océan Atlantique, entre Saint- Jobn's, New-
foundland et la station de Lizard, Comwall. Nous voilà bien loin
de la télégraphie sans fil à travers la Hanche ou de la télégraphie
sans fil entre la Côte d'azur et la Corse. Le maximum de distance
francbie par les ondes hertziennes, — le progrès serait énorme, —
avait été jusqu'ici de 300 kilomètres. Hûs, est-ce bien certain?
Les signaux ont-ils réellement franchi l'Océan?
Il avait été convenu que le poste transmetteur de Lizard
enverrait le signal correspondant à la lettre S (trois points) un
certain nombre de fois à intervalle de cinq minutes. Les signaux
ont été reçus effectivement, mais assez irrégulièrement. Doit-on
conclure qu'ils provenaient réellement d'AngleterrreT Sir Williams
Preece pense qu'ils sont simplement dus à des décharges atmosphé-
riques lesquelles très souvent reproduisent précisément la lettre S
sur les appareils Morse des bureaux télégraphiques. D'autres estiment
que les signaux reçus à Saint- John's ont eu pour origine quelque
station américaine voisine de télégraphie sans fil. Il suffirait même»
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lifui on icniicit tss
pour toot exfdiqiier, de rintenreatîoii d'un mannis plaisant qui, mb
au conrantt se fût amusé à envoyer dans le voisinage les signaux
conrenus. The Eleetrical Beview^ qui reste très sceptique à
regard des signaux Marconi ayant traversé TAtlantique, rappelle
malideusement les fameux messages, reçus en Amérique de la
planète Mars d'après H. Tesla. Il rappelle aussi les célèbres puits
qoe Ton creusa à pnx d'or pour la recherche du charbon, alors
qu'un gamin pour exdter la convoitise des capitalistes avsdt jeté
dans le trou de sonde quelques seaux de houille.
U faut donc être réservé sur la nouvelle « sensationnelle » de la
télégraphie sans fil d'Europe en Amérique. C'est possible, tout est
possible, mais il faut attendre des expériences plus démonstratives
avant de se prononcer sur la réalité du (ait. L'illusion est id
extrêmement facile. .
11 ne faut pas non plus confondre un résultat sdentifique et un
résultat pratique. Au point de vue sdentifique, cette transoûssion
serût déjà une merveille. Hab au point de vue pratique, rien ne
dit que la télégraphie sans fil à travers l'océan serait possible. Il
est prësumable qu'à ces distances la transmission serait très capri-
deuse; elle exigerût des appardls extrêmement puissants et sen-
âbles (H. Marconi s'est servi en guise d'antenne d'un cerf-volant
âevé à 130 m.); elle serût à la merci des perturbations atmosphé-
riques ou des perturbations des autres appardls. Les communica-
tions ne sendent, d'ailleurs, ni rapides ni secrètes. Nous ne voyons
pas que les compagnies de câbles transatlantiques aient à redouter
la concurrence de la télégraphie sans fil. On ne peut que soarire des
craintes de X Aiiglo-american Telegraph Company, qui vient de
sommer M. Marconi de mettre fin à ses expériences, en vertu du
monopole que cette compagnie possède sur la télégraphie, à
Newfoundland. Et ce monopole finit dans deux ansl Dans deux
ans, mais c'est à peine, en admettant que M. Marconi ait pu
réellement transmettre un petit signal à travers l'Atlantique, si
l'organisation, la construction et le réglage des appareils pourndent
être mis au point pour une exploitation commerciale.
Tels sont les faits dans' leur simplidté. La nouvelle qui a ému
l'opinion est peut-être exacte; mais elle a grand besoin de confir-
mation pour être acceptée les yeux fermés. Attendons que des
esssus plus nombreux aient fait tomber les doutes sur la réalité de
la portée merveilleuse des ondes hertziennes à travers l'océan
Atlantique.
Au dernier Congrès international de la tuberculose à Londres,
M. le professeur Robert Koch de Berlin fit une communication qui
10 jiNVUR 1902. 13
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186 RiYui BIS wcmxas
ëmut ainguliërement le monde médical. M. Koch a soutenu que la
tuberculose transmise à l'homme par le lût et la chair des animaux
n'était paa plus fréquente que la tuberculose héréditaire et qu'il n'y
avait pas lieu de prendre à son égard des mesures spédales. Contre
cette assertion se sont élevées de toutes parts des protestations
qui forment aujourd'hui un véritable dossier. Depuis des années,
en effet, il est admis qoe la tuberculose des bovidés peut parfaite-
ment se transmettre à l'homme. D'où l'interdiction de la vente des
vaches et des bœufs tuberculeux. D'où la pratique de faire bouillir
le lait pour tuer les germes tuberculeux.
Koch a basé son argumentation sur les deux affirmations sui-
vantes : l"" le bacille humain n'est pas inoculable aux grands herbi-
vores qui sont très sensibles à la tuberculose animale; 2* la tuber-
culose des animaux ne contamine pas l'homme. •
Cette dernière affirmation est déjà contredite par la fréquence de
là tuberculose intestinale chez l'enfant; quant à la première,
BI. Arloing, le savant physiologiste de l'Ecole de Lyon, y répond
par les expériences suivantes. Il a fût cinq séries d'expérience avec
des bacilles recueillis chez l'homme et cultivés dans son labora-
toire. Trois de ces séries sont terminées et il possède déjà vingt-trois
faits positifs dans lesquels un bUcilie d'origine humaine a conta-
miné de grands herbivores, taureau, génisse, âne, chèvre, etc. Il a
inoculé le bacille par la voie veineuse et il a obtenu une générali-
sation tuberculeuse attestée par les lésions de la rate, du foie et
des reins. Il faut dire que chez tous les animaux les symptômes
n'ont pas été les mêmes; dans chaque série, des bêtes ont été très
atteintes, tandis que d'autres résistsdent bien. Les premières ont
succombé, tandis que les autres ont été sacrifiées. Les jeunes ont
paru plus sensibles que les adultes. Les faibles se sont mal défendus.
L'infection est donc variable et dépend de circonstances complexes.
Si l'on recherche les raisons qui peuvent impliquer l'écart qui
existe entre l'opinion de fiL Koch et celle de la plupart des physio-
logistes, on constate que les faits relevés de part et d'autre ne
différent pas radicalement. M. Koch n'a pas trouvé non plus que
des faits négatifs, il a eu aussi des résultats positifs dont il aurait
dû tenir compte. Il a aussi employé des doses beaucoup trop faibles
de bacilles. 11 a pu, en outre, se servir de variétés à virulence
affaiblie. C'est pourquoi M. Arloing conclut de ses expériences :
1*" La virulence du bacille de la tuberculose étant variable et
capable de s'adapter à certains organismes, il n'est pas surprenant
que le bacille humain puisse manifester sur certains animaux
moins d'activité que le bacille de la tuberculose bovine; 2* On peut
trouver et entretenir en cultures pures des bacilles humains aptes
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uns m Kmas tsr
i tnbercolis^ le bœaf« le moQton et le chieD ; 8* Si Ton en troQTait
dlaeapables iprodaire ce résultat* — et il y en aura, — ils ne se
rattacheront pas pour cela à une tnbercnlose absolnment distincte;
V II per^e i admettre Tonité de la tnbercnlose bnmahie et de la
tnbercnlose animale à bacille de Koch; S"" MM. Kocb et Scbnti
n'étaient pas autorisés par lenrs propres expérimces à préconiser
des distinctions absolnes, comme ils l'ont fait; 6* U est ntile en
définitive de maintenir dans une sage mesure les précautions
édictées à l'égarl de la viande et du lait suspects de receler le
bacille de la tuberculose.
G)oclusion. Le.^ choses doivent rester en l'état. Les bovidés et
antres animaux peuvent parfaitement bien nous transmettre leur
propre tuberculose. Nous avions donc raison de conseiller, il y a
quelques mois, après le Congrès de Londres, de ne pas admettre en
pratique les affirmations de M. Koch. Continuons à nous défier des
vaches tuberculeuses, faisons bouillir notre lait par prudence. II est
possible que chez certaines personnes l'introduction des germes
tuberculeux de la vache restent sans conséquence, maïs il suffit
que l'on connaisse des cas de contamination pour que l'on puisse
redouter toujours la transmission de l'animal à l'homme. Et il est cer-»
lain que Ton en a relevé plus d'un. Doue soyons toujours prudenta»
Tous les journaux ont parlé des ascensions scientifiques qui ont
en lieu à la fin de novembre 1901 dans le but de savoir par qud
mécanisme l'organisme humain se mettait en équilibre fonctionnel
en passant brusquement du niveau de la mer à des altitudes élevées
de 3,000 à A,600 mètres. Des savants expérimentés firent l'analyse
des gaz du sang et l'examen du nombre des globules sanguins
entre ces limites. 11 noLS faut bien dire que ces ascensions utiles
n'ont cependant révélé aucun fait bien nouveau. Elles seront i
recommencer. On a trouvé que la proportion d'oxygène absorbée
pour un même volume d'air en haut dans chaque inspiration est
plus grande qu'en ba^, que la proportion d'acide carbonique
exhalée est plus forte aussi aux grandes altitudes qu'an niveau de
la mer. Ce qui est naturel puisque l'oxygène en haut ayant une
tension moindre, pour maintenir la provision à son même taux, il
est indispensable que le sang en prenne de plus en plus à mesure
que l'on b'élève. Enfin, on a constaté que le nombre des globules
sanguins augmentait aussi en raison de la hauteur atteinte, et
diminuait de même quand on revenait aux bas niveaux. Il a été
démontré dans ces ascensions que l'efiet était instantané pour ainsi
£re; le nombre des globules se multiplie très vite, et diminue très
vite puisque, à la descente du ballon, il revient à son taux normal.
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188' Rinn DB sGiliffcn
Nous eat-il permis de rappeler que dès 1884# — et nous avons
mentionné ces expériences id même, — nous avons déjà montré
que les globules s'accroissent aux hautes altitudes et disparaissent
de même au retour aux bas niveaux. Sur le plateau du Rigi-Schei-
degg, à i ,680 mètres de haut, nous gagaions un bon tiers de glo-
bules sanguins que nous reperdions dès la descente à Luceme.
Mêmes mouvements respiratoires, même pouls, etc. Mêmes obser-
vations confirmatives chez d'autres personnes. Aussi bien ces faits
avaient déjà été constatés à ^«OOO mètres de haut. Viault les avait
signalés chez les habitants des hauts plateaux de l'Amérique du
Sud. Jourdanet, dans un appareil d'expérimentation ; Paul Sert, etc.
On dirait que le globule, véritable véhicule de l'air dans nos vûs-
seaux, se multiplie de façon que leur nombre fasse équilibre à la
dépense. Moins d'oxygène, plus de véhicules porteurs pour le sai^
dans l'air et en apporter une quantité suffisante dans nos tissus.
Ceci est simple et se comprend, du reste. Mais ce qui l'est
menus, c'est le mécanisme par lequel les globules se multiplient
si rapidement dans le sang pendant une ascensio'n en montagne
ou en ballon. Ck)mme nous l'avons dit en 188&, deux hypothèses
se présentent à l'esprit. Ou l'augmentation des globules n'est
qu'illusoire, ou elle est réelle. Illusoire, parce que si le sang
renfermait moins d'eau à la hauteur et, en effet, la perspiration est
très augmentée, s'il se concentrait, il est clair que par centimètres
carrés, on compterût plus de globules et l'on serait trompé par
l'apparence. Réelle l'augmentation s'il y avait néoformation de
globules en cours de route. Or, jusqu'ici, la question reste pen-
dante. Quelques physiologistes disent avoir trouvé dans le sang
de petits globules en voie de formation. Pendant les dernières
ascensions, on n'a rien observé de semblable. Il faudra donc cher*
cher encore. Mais il est probable qu'il y a réellement prolifération.
En tout cas, contrairement à ce que l'on pensait autrefois, il
n'y a pas « diète respiratoire » aux altitudes. Rien n'est changé.
On respire autant d'oxygène et de l'air pur et ozone. L'expérience
prouve que le climat d'altitude est favorable à l'organisme. Il est
presque superQu d'ajouter qu'il s'agit ici d'altitudes moyennes de
1,500 à 2,500 mètres. Au delà peuvent survenir les symptômes
désagréables connus sous le nom de <c mal de montagnes » qui
semblent avoir pour origine, entre autres raisons, Timpuissance
de l'organisme à absorber la dose d'oxygène qui lui est nécessaire,
par suite l'insuffisance du sang à se charger d'un nombre de
globules utiles à la pénétration de l'oxygène dans les tissus. Ces
questions sont mal éclaircies et sans doute pourrat-on les examiner
de plus près dans les prochaines ascensions aérostatiques.
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RiTui on acmn m
ToQt e6t aax ballons en ce moment I Après le projet de la
tratersée de la Méditerranée, M. le capitaine du génie Deburanz
cherche à mettre i eiécntion la traversée da Sahara. C'est an
projet qu'avait déjà en tète M. le commandant Hoorst. Pourquoi
iure? Mais tout bonnement ponr connaître le Sahara, sans être
assassiné en route par les Touaregs ou autres peuplades de même
acabit. Ne décourageons personne.
Depoiâ pluûeurs années, M. Deburaux caresse ce projet qui
a anssi auiré Tattention de M. de GastiUon de Saint- Victor. 11
s'agirait de traverser le Sahara de Tunisie au Niger en se laissant
entratoer par les vents alises. On verrait en route à relever le
pays topographiquement et on saurait si un chemin de fer pourrait
à un jour donné traverser i son tour cette région très peu
connue. Le monde savant, qui, par définition, est avide de
savoir, a bien accueilli les idées de M. Deburaux. L'Académie a
coaronné chacune de ses études, et de même l'Institut Smithsonien,
de Washington. Il ne faudrait pas cependant que cette double
pnme à l'encouragement eût pour résultat une aventure auda-
dense. André aussi avait eu tontes les approbations académiques.
M. Deburaui, dans son enthousiasme hardi, n'a pas perdu la
notion nette des choses. Il dit avec grande raison : « Avant de
tenter la traversée du Sahara au moyen d'un aérostat monté par
quatre ou cinq aéronautes et, par conséquent, de gros volume,
expérience qui coûterait environ 300,000 francs, les promoteurs
de l'entreprise vont essayer de faire eiécuter cette même traversée
à un ballon non monté, eipérience qui coûtera de 15,000 à
20,000 francs seulement. » Ce n'est qoe sage bien qu'encore peu
économique. 20,000 francs pour aller du nord- est au sud-ouest à
tout hasard et uniquement pour savoir si le vent du Sahara suit
bien la direction supposée, ce n'est pas bon marché. Hais chaque
chose a son prix.
Quoi qu'il en soit, M. Deburaux a pour lui les rapports des explo-
rateurs du Sahara^ tous unanimes sur ce point, que les vents alises,
venis du Nord-Nord-Est, soufflent avec une absolue constance
d'octobre à avril, chaque année, au-dessus du Sahara central, avec
beau temps fixe. Ces documents sont importants, mais évidemment
rendent moins utile le départ d'un ballon sondeur du vent. Si c'est
certaiul Eofin, ce sera un contrôle] Or ces vents entratueront
l'aérostat, et l'appareil franchira 480 kilom. par 2A heures.
L'aérostat partira de Gabès, et comme de Gabës au Niger la dis-
tance est de 2,300 kilom., il traversera le Sahara français en 5 jouri).
Sur quelles' données, se fonde H. Deburaux pour fixer ces
chiffres? L'aérostat non monté sera muni d'un « équilibreur » et
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m RITUK DtS SGtERdBS
de n détestears » automatiques, destinés à remplacer Taéronaute
absent de son bord. L^éqnilibreur, c'est un guiderop rigide
en acier de 500 kilogr. pour un ballon de 300 m. Le délesteur
automatique, c'est une caisse à eau renfermant i,A00 kilogr. de
lest-eau, munie d'un appareil extrêmement simple tel que si
l'aérostat s'approche à moins dé 50 m. du sol, il jette automati-
quement 70 kilogr. de lest en une demi-minute : une soupape,
munie d'un ressort qui tend à l'ouvrir; elle est maintenue fermée
par Taciion d'on poids suspendu à l'extrémité d'une longue corde.
Si la corde touche terre, le poids n'agit plus et le ressort ouvre la
soupape. Le liquide tombe. Le ballon délesté remonte, le poids agit
de nouveau et la soupape se ferme. Le poids moteur est sphérique
pour mieux se dégager des obstacles qu'il pourra rencontrer en
chemin. Tout est bien conçu..., à moins que le poids reste retenu
par des branches ou quitte sa corde. Il y a partout des aléas! En
tout cas, voici un ballon qui, avec le délesteur, restera sensible-
ment à la même hauteur au-dessus du sol et, par conséquent, ne
perdra pas beaucoup de gaz en allées et venues verticales; par
suite, de ce chef, il pourra voyager longtemps. D'autant mieux que
l'équilibreur ou guiderop, en touchant la terre quand le ballon
tendra à descendre, délestera aussi et réduira les pertes de force
ascensionnelle qui seront réduites aux fuites de gaz par l'enveloppe.
Or les pertes par l'étoffe sont approximativement connues. En
supposant les circonstances les plus défavorables, le ballon doit
demeurer dans l'air au moins 12 jours.
D'autre part, on estime la vitesse du vent en moyenne à
20 kilom. à l'heure.
C'est pourquoi M. Deburaux pense qu'il fera la traversée en
5 jours. Et il aura 12 jours devant luil
EnOn, h'il arrive malheur au ballon en route, il aura, en tout cas,
été vu par les nomades du désert. Son passage constituant pour eux
un phénomène extraordinaire, ils en colporteront la nouvelle, ce
qui permettra tout au moins d'avoir quelque renseignement sur le
parcours et peut-être même de retrouver son épave et les appareils
enregistreurs dont il aura été pourvu au départ. Tel est le projet.
Du moment où il n'y a plus menace de mort d'homme et qu'il ne
s'agit plus que de risquer une somme d'argent, on peut tenter
l'expérience, il sera toujours intéressant de savoir comment se
comportera un véhicule aérien livré A ses propres forces partant de
Gabës et s'en allant à travers l'Afrique accomplir ses destinées.
Henri de Pàrvilli.
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CHRONIQUE POLITIQUE
8 janvier 190?.
L'année nooTelle s'est ooTerte, comme les précédentes, ao miliea
des coDRratolations officielles. Les pouvoirs publics ont éckâDgé,
saiYant la coatume, leurs compliments, leurs Tœox, leurs espé-
rances. Nous doutons que ceux qui se prodiguaient les uns aux
antres ces banalités de con? ention aient éié, au fond de leur ciear,
très pénétrés du contentement dont ils faisaient parade. Si Ton
Sfait pu entendre leurs conversations particulières, peut-être j
eût-on surpris bien des aveux et bien des soupirs, en contraste
flagrant avec le langage qu'ils venaient de tenir.
Comment, en effet, à quelque parti qu'on se rattache, ne pat
envisager Tavenir avec anxiété? Les élections de 1902 sont là qni
barrait, en quelque sorte, Tborizon qu'on a devant soi. Que seroni*
elles? A qui donneront-elles la victoire? En quelles sudns remet-
tront-elles le sort de la France?
Jamais, depuis 1851, depuis cette époque où l'époufante, pro-
voquée par la menace du triomphe des rouges^ facilita le coup
d'État du 2 décembre, jamais la question ne s'était posée plus
grave; jamais l'issue du scrutin n'avait paru tout à la fois plus
décisive et plus redoutable.
Ils D*ont pu cacher leurs appréhensions, ceux-là même qui pré«>
tendent avoir sauvé la République. Elles leur servent de prétexte*
il est vrai, pour se cramponner au pouvoir, et ce péril, qu'ils se
vantent d'avoir conjuré, ils affectent de le montrer sans cesse
renaissant afin de justifier, par le souci de la défense républicaine*
lenr présence dans le gouvernement. Mais, quelque part qu'on
fasse a leur tactique, il est certain qu ils ne sont pas sans éprouver
quelque chose des craintes qu'ils manifestent.
Ils l'ont bien montré le jour ob ils ont célébré, dans une solen*
nité concertée entre eux, le cinquantenaire de la mort de Baudin,
ce républicain d'espèce rare qui sacrifia i^a vie pour sa cause. A la
date tardive où s'accomplissait cette cérémonie, nous n'avons pu,
dans notre dernière chronique, que signaler le caractère exclusif et
mesquin que le gouvernement lui avait donné, à seule fin d'en
écarter le Conseil municipal. Nous ne reviendrons pas sur les
incidents dont les journaux ont fait le récit ; mais il convient de
s'arrêter sur l'état a'esprit que trahissaient les harangues pronon-
cées devant le monument de Baudin par les personnages officiels.
Cet état d'esprit était celui de gens qui ne se sentent pas tran-
quilles ; comme des convives qui, attablés à un banquet somptueux*
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m GflRosnooK pounouB
regarderaient à tout instant du côté de la porte, craignant de voir
entrer le maître qui va les mettre dehors.
La leçon du 2 décembre pesait sur toutes ces tètes; elle a
assombri de mélancoliques réflexions les dithyrambes républicains.
Ce n'est pas seulement le président de la Chambre qui en a fait
ressortir avec une insistance prophétique les impérieux enseigne-
ments : <c Tous les coups de force, a dit M. Deschanel, les 18 bru-
mûre et les 2 décembre, sont des effets^ non des causes; ce n'est
pas assez de les condamner, il faut en prévenir le retour; et, pour
en prévenir le retour, ce sont les causes qu'il faut atteindre. »
M. Waldeck-Rousseau lui-même n'a pu se défendre, en homme
qui ne s'étonnerait pas de les voir se reproduire, de reconnaître
et de constater les antécédents du coup d'Etat : « Il n'est point
d'événement, quelque soudain quHI pandsse, a-t-il avoué, qui ne
suppose une longue série de faitâ^et souvent de Fautes. Il faut aux
crimes publics en préparation un milieu favorable, une passivité
toute frète. »
Ne sont- ce pas là, précisément, les éléments préliminûres que
le ministère actuel travaille à créer? Ce « milieu favorable », cette
« passivité toute prête », ne sont-ils pas la conséquence nécessaire,
et dès aujourd'hui prévoyable, de l'anarchie qui se développe, de
l'alarme qui trouble les intérêts, de la menace qui plane sur toutes
les existences, et qui entraîne dès lors les populations & chercher,
n'importe sous quelle forme et par quelles mains, les moyens de se
protéger? Ce que M. Deschanel appelait «l'imprécation fameuse de
Bonaparte au Directoire », cette apostrophe terrible : « Qu'avez-vous
fait de la France? » dont il disait encore « qu'elle retentit à travers
l'histoire et qu'elle est aussi une leçon », ne semblait-il pas
l'adresser lui-même aux ministres devant lesquels il parlait? Et
n'est-ce pas le même cri qui s'échappe de tous les cœurs, lorsqu'on
voit la France divisée, l'armée insultée et désorganisée, la magis-
trature avilie, la banqueroute menaçante, et l'aggravation crois-
sante d'un système de gouvernement qui déjà, en 1883, produisait
des résultats ainsi résumés par le président de la Chambre : « Au
mois de juillet 1883, dans le débat de l'afTaire d'Egypte, une
coalition accidentelle dans l'une des deux Chambres détruisait en
une heure r œuvre de huit siècles, » Est-ce que ce travail destruc-
teur ne s'est pas continué? Est-ce qu'après 1 abandon de l'Egypte,
nous n'avons pas eu Fachoda? Est-ce que nous ne vojons pas, quoi
qu'on en dise, en Orient l'œuvre traditionnelle de la France de
plus en plus ébranlée? Est-ce que, lorsque la conspiration, qui s'est
déclarée contre l'Eglise et qui chaque jour avance à ciel ouvert,
aura atteint son but à l'intérieur, elle n'aura pas, du même coup,
détruit, au dehors, les dernières assises de ce protectorat qui fait
notre influence et dont les conjurés ne cachent point qu'ils pour-
suivent l'abolition?
- Ce qui n'est pas moins remarquable que le soin avec lequel les
orateufs du gouvernement ont rappelé les causes du coup d'Etat,
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cBimmoi founoui m
c'est rindifféreneeqni a accatnlli révocation de cet événement. Ceux
qui ont vécu soos le second Empire on qui avaient Tige d'homme«
aux premières années qui ont soivi sa cbnte, peuvent mesurer la dif-
férence enure Timpression que fSBusaient alors ces souvenirs et celle
qu'ils prodmsent aujourd'hui. Nul ne se serait hasardé, à cette
époque, à parler, avec une ironie tranquille, du 2 décembre
comme « d'une simple opération de police j», ainsi qu'on le £ûsait
naguère eu pleine académie. On s'animait à ce seul nom; on se
pas^onnait pour ou contre, et lorsqu'on 1868 une première sous-
cription s'ouvrit pour élever un monument à Baudin, les généra-
tions de ce temps n'ont pu l'oublier, les libéraux de toute nuance
s'ooirent pour y prendre part. C'était le même accord qui s'était
formé, le jour oii le coup de force s'était accompli, alors que, sous
l'ins[Hration deBerryer. les représentants de l'Ausemblée se réunis-
saient à la mairie du X* arrondissement, et qu'une majorité con-
servatrice noomMÛt le républicain Tamisier chef d'état- major du
géné^ Oudinot, élu, par elle, commandant des troupes.
Noos sommes loin, aujourd'hui, de ce mouvement d'opinion.
M. Waldeck-Rousseau s est plaint qu'en 1851 le peuple n'ait
pas soutenu ses représentants : « Au 2 décembre, a-t-il dit, par
une erreur qu'il a longtemps eipiée, on ne vit point le peuple se
lever tout entier. »
M. Waldeck-Rousseau pense t-il qu'aujourd'hui, dans des cir-
constances analogues, le peuple se lèverait davantage? Pense-t-il
qo'il se rencontrerait beaucoup d'ouvriers soucieux d'exposer leur
vie pour un régime oii fleurissent les Millerand et les Qullaux, les
Monis et les Lanessan? Non, assurément, le président du Conseil
ne se fait pas cette illusion, et contre un coup d'Etat nous ne
soounes pas certain qu'il se lèverait lui-même. D'aucuns préten-
dent que, loin de s'y opposer, M. Waldeck-Rousseau se (Uspose,
le cas échéant, à en profiter? C'est une chose curieuse ({ue ces
propos-là se tiennent, sans qu'on s'en étonne. On est si bien fixé
sur la fermeté des convictions de l'homme; on a si bien appris,
par les preuves qu'il a déjà données, à le juger capable de toutes
les besognes, qu'on le montre, lui l'associé de Millerand, en
passe de s'entendre avec les bonapartistes; la rumeur circule
depuis plusieurs mois; elle n'émeut ni ceux qui la propagent ni
ceux qui la recueillent. Nous ne sommes pas dans les secrets de
M. Waldeck-Rousseau; ce que nous savons seulement, c'est que,
s'il voulait prédisposer les esprits au oésarisme, s'il voulait créer
icemilien favorable et cette, passivité toute prête n qui, de son
aven, ont contribué aux succès du coup d'Etat, il ne s'y prendrait
pas autrement qu'il ne fSedt.
Nous ne féliciterons pas la Chambre des députés des deux
votes sur lesquels elle a clos sa session de novembre. Elle a
ajourné à une date indéternûnée la discussion des moyens propres
à assurer la sincérité du scrutin, et elle a concédé au gouver-
nement les fonds secrets qu'il sollidtait. Les fraudes commises
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m craoHKn» rounooi
dans ks élections sont avérées; nul ne les a contestées; nuds il ne
s'est pas trouvé une majorité pour fiiîre une loi qui les prévint ou
qui les réprimât. Les scandales, qu'on est unanime k reconnaître, se
reproduiront donc en toute liberté. En revanche, le gouvernement,
qui aspire à faite^ comme on dit, les élections, a reçu de ceux qui,
députés aujourd'hui, seront demain des candidats, l'argent néces-
saire pour travailler en leur faveur le suffrage universel.
La majorité, qui a voté les fonds secrets, a été faible : 258 voix
seulement contre 223. Mais quand on regarde la liste de ceux qui
ont voté pour ou qui se «^ont abstenus, on s'étonne que cette majo-
rité ait pu se rencontrer; il y avait tant de memi)res que leurs
opinions et leur situation devaient séparer du ministère I Noos
n'indiquerons ici aucon nom ; il en est plusieurs qu'il nous serait
trop pénible de relever I Sur la liste des abstentions, nous comptons
au moins 23 membres, dont nous aurions prédit, croyant ainsi leur
rendre hommage, qu'ils se feraient un devoir de repousser la
proposition du gouvernement. . • Et que dire de quelques-'uns de ceux
qui l'ont votée?
Il n'y avait pourtant aucun principe essentiel engagé dans ce
débat. M. Waldeck- Rousseau lui-même avait mis à l'aise la
conscience de ses adversaires; il avait parlé de manière à lever
tous leurs scrupules : <c La vérité, avait-il dit, est qu'on vote les
fonds secrets au gouvernement dans lequel on a confiance, et qu'il
serait suprêmement illogique de les voter à un gouvernement
dont on se défierait. »
On ne pouvait parler pins clair; le vote des fonds secrets, c'était
un vote de confiance au ministère Dreyfus, au cabinet qui proscrit
les congrégaUons et qui désorganise la défense nationale. Geux qui
lui ont donné ces fonds avaient donc confiance en luil Tel député,
que ses électeurs ont évidemment envoyé à la Chambre pour y
soutenir la cause de l'Eglise et de la liberté religieuse, trouve donc
que, remise à M. Waldeck- Rousseau et à M. Millerand, cette cause
est en bonnes mains I Tel député qui, hier encore, dans son
département, à l'occasion de l'anniversaire de la naissance du
Christ, conviait les homme? de bonne volonté à se réunir pour
assurer la paix sodale, pour aimer la patrie, pour honorer le drapeau,
compte donc, pour propager ces nobles idées, pour développer les
enseignements évangéliques, sur M. André et sur M. de Lanessanl
Et quant aux membres qui se sont abstenus, pensent-ils qu'il
soit indifférent, en de pareilles occasions, de n'exprimer aucune
opinion? S'ils ont confiance dans le gouvernement, pourquoi ne
lui outils pas voté les fonds secrets, et s'ils n'y ont pas confiance,
pourquoi ne les lui ont-ils pas refusés? Est-ce, comme quelques-
uns le prétendent, pour ne pas se compromettre auprès des élec-
teurs, qu'ils n'ont dit ni oui ni non? Et que diraient- ils, & leur tour,
si, au jour du scrutin, suivant leur exemple, les électeurs, ceux
dont ils espèrent les suffrages, ne disaient, eux aussi, ni oui ni
non, laissant & d'autres le soin de fahre un choix? .
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CnOHlOOt FOUnQOK * tM
C'est avec de telles défaillaoces qo'oa maîatient an régime dont
on .wt, dont on répète chaque joar qa'il perd la France.
Tous les caractères, grâce à Dieu, ne sont pas de cette trempe;
des crises comme celles qoe nous traven^oos apprennent & coq-
Daitre les hommes, et si elles mettent à nu les faiblesses des uns,
elles poussent les autres à sortir de l'ombre et à s'affirmer. Un
officier du plus haut mérite, écrivain militaire éminent, hier encore
professeur i l'Ecole de guerre, le lieutenant-colonel Ronaset, vient
de donner sa démission. Dans une lettre éloquente qu'il adresse au
journal \k Liberté, il expose les motifs de sa résolution. Hâtons- nous
de le dire, il commence par recommander â ses camarades de ne
pas suivre son exemple. Il e^t formellement d'avis qu'en dehors de
situations exceptionnelles, comme il estime la sienne, tous doivent
rest^ â leur poste et surmonter, pour la préservation de l'armée,
les dégoûts que leur inspirent les traitements dont ils sont l'objet.
.Nous tenons â souligner cette réserve; car, si nous honorons la
n(d>le et patriotique inspiration qui a dirigé le colonel Rousset et le
capitaine Gnyot de Villeneuve, nous n'en regrettous pas moins que
de tds hommes n'appartiennent plus â l'armée.
Quelque opinion qu'on ait d'ailleurs sur leur détermination, le
seul fait qu'ils lûent été amenés â la prendre, qu'ils en aient eu
l'idée, n'est-il pas un triste et efl^rayaot symptôme? Quand pareille
chose s'estelle jamais produite? Quand a-t-on vu des officiers
quitter une carrière, où ils étaient aimés et estimés, où ils avaient
mis l'honneur et l'ambition de leur vie, quand les a-t-ou vus quitter
Tannée, non pas parce qu'ils en étaient las, mais, au contraire,
parce qu'ils lui étaient plus attachés, parce qu'ils semaient que pour
pouvoir la ddendre sans faire échec â la discipliu3, ils devaient
• reuoncer au bonheur d'en faire partie? Quand a-t-oo vu des
officiers de cette valeur en venir â peindre en ces termes le sort
qu'a fait â cette armée celui-là même qui e^t â sa tète. « La séré-
nité des anciens jours s'est évanouie ; le malaise, l'inquiétude ont
envahi les âmes: des ambitions malsaines, jusqu'alors insoupçon-
nées, ont germé tout â coup, encouragées par des stimulations
abominables. La délation, que des personnages voisins du pouvoir
n'ont pas dédaigné de pratiquer en personue, s'est insinuée len-
tement d'abord, puis de jour en jour plus cynique daus les
rapports hiérarchiques et privés, m
11 n'y a pas â dire que ce sont là des récits imaginaires. Qui de
nous, dans des entretiens intimes, n'eu a entendu de pareils? Qui
de noua ne pourrait mettre les noms sur les victimes de ces odieuses
vflenies, comme sur leurs auteurs, si la crainte d'attirer sur ceux qui
les ont éprouvées de nouvelles disgrâces n'empêchait de les dési-
gner? Nous ne reprocherons pas aux chefs de l'armée, comme le
fait le colonel Rousset, de n'avoir point protesté contre les ini-
quités qu'il déplore; la diire et nécessaire loi de cette discipUue,
dont ils doivent les premiers donner l'exemple, leur fermait la
bouche. .Mais U ea e^t d'a^ufi:^» auxquels la plai^ pourrait
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196 CaMHIIQUK PCHJnQUI
s'adresser. Le Sénat compte dans ses rangs des gënéranx que leur
admission au cadre de réserve a rendus libres; s'ils ont reçu de
leurs électeurs un mandat, c'est, avant tout« celui d'intervenir
dans toutes les questions où cette armée qu'ils ont honorée se
trouve intéressée. C'est à eux qu'il appartiendrait, avec l'autorité
de leurs longs services, avec leur expérience des choses militaires,
d'élever la voix pour arrêter « l'œuvre de destruction et de malfai-
sance » qu'un « détestable ministre », suivant les expressions du
colonel Rousset, est en train d'accomplir.
Il y a dans tout homme deux ordres de passions, les bonnes et les
mauvaises; le devoir d'un gouvernement est de faire appel aux
bonnes et de les encourager; nulle part ce devoir n'est pour lui
pins sacré que dans ses rapports avec l'armée: car c'est le sort de
la patrie elle-même qui est en question. Ainsi l'a compris et rempli
en Russie le vaillant soldat auquel le tsar, en lui conférant la
décoration de Saint- André, vient de rendre un éclatant hommage.
Estimant que la première force d'une armée est dans son moral, le
général Dragomirof b'est appliqué à développer chez les soldats
qu'il a eus sous ses ordres les vertus militaires, le courage, le
dévouement, l'initiative, la foi; il s'est fait l'apôtre de cette
méthode, il l'a propagée dans ses conversations comme dans ses
écrits, et il a trouvé en France de fervents disciples; entrç autres,
et en première ligne, le général Cardot, trop tôt sorti des rangs de
l'armée qu'il n'aurait dû quitter que comme divisionnaire et qui
s'est inspiré des enseignements du général russe pour les faire con-
naître avec tant de verve à ses jeunes camarades.
Le ministère de la défense républicsûne a adopté le système
contraire; c'est aux passions mauvaises qu'il s'adresse; il les
encourage parmi les ouvriers; il les provoque dans l'armée, y sus-
citant les divisions, les jalousies, les haines, y supprimant toutes
les garanties qui protégeaient l'avancement des officiers pour faire
acheter par de basses complaisances des faveurs, dont un arbitrure
sans frein règle la distribution. M. André prétend soustraire l'armée
à la politique. Et lui-même, qui devrait donner l'exemple, que
f^t-il, à Dijon comme aux Jardies, partout où il pérore, que fait-il,
sinon de la politique? et de la pire.
Il y a d'autres signes de réaction qu'il faut noter, parce qu'ils
prouvent que, poussée au delà de certaines limites, l'intolérance
se trahit elle-même, en soulevant par ses excès ceux que d'abord
elle avait Idssés indifférents. De ce nombre est cette imposante
et touchante manifestation des habitants d'Arles lorsqu'ils virent,
& leur réveil, toutes les croix de leur ville abattues. Le coup
s'était fait la nuit, la bravoure des criminels n'égalant pas leur
scélératesse. A vrai dire, il n'était que l'exécution trop brusque
d'une délibération prise par le Conseil municipal, et la population
a dû comprendre, en voyant de quels actes ses élus étaient
capables, le tort qu'elle avait eu de les nommer. Puisse- t-elle
s'en souvenir au prochûn scrutin I Quoi qu'il en soit, l'attentat
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cBiûiiQui pounocn m
sacrilège Ta in^goée; elle a teoa i le réparer sur rbeore, et
c'est aa milien de rémotion anWeraelle que plus de dix mille
personnes ont accompagoé les croix rentersées dans les églises
où on les rapportait.
Ge qu'on a pa se dire à Arles, comme à Pam, comme dans
tonte la France, c'est qne les hommes qui accomplissent de
tels forfsdts constituent le parti do gouvernement. Des bandes
ont essayé à Arles, dans la soirée, une cootre-manifestation en
réponse à la pieuse procession du matin ; elles se sont promenées
dans les rues en clutntant la Carmagnole. Ceux qui la composûent
seront, au nds de mai, n'en doutez pas, les électeurs des can-
didats officiels. A Paris, le jour de l'inaugoration du monument
Bandin, des individus, à Téglantine rouge, ont failli assassiner
le président du Conseil municipal, M. Dausset. Ceux-là ausri
étaient des favoris du gouvernement. Pendant que le bon peuple
était tenu à distance, ils avaient été admis dans l'enceinte réservée;
c'étaient des privilège. N'avaient-ils pas mission d'empêcher,
coûte que coûte, M. Dausset de prendre la parole?
C'est également sous la protection du pouvoir que les syndicats
révolotionnûres organisent les grèves, en menaçant d'assommer
quiconque ne consent pas à les suivre. Là encore, la tyrannie des
prétentions a soulevé les protestations. Sous l'énergique impulsion
d'un citoyen courageux, M. Lanoir, directeur du journal V Union
otœrière. une Bourse du travail indépendante vient de se fonder
à Paris. Le Journal des Débats donnût récemment sur ses origines
et sur les résultats qu'elle a déjà obtenus des détails pleins d'in-
térêt. Il y a dii-huit mois, en présence des excitations haineuses
que prodiguiûent les amis de M. Millerand, M. Lanoir, s'adressant
aux travailleurs, leur disait : « Le capital- travail et le capital-
argent sont les deux facteurs indispensables à la vie sociale; l'un
complète l'autre; les deux se font vivre mutuellement. »
Ces réflexions n'ont pas été perdues pour les ouvriers. Ils les
ont d'autant mieux comprises qu'ils avaient vu à l'œuvre les
agents des syndicats, et qu'ils soutient plus cruellement la misère
à laquelle les grèves, qu'on leur avait imposées, les avsdent
réduits. A l'heure actuelle, la Bourse du Travail indépendante
compte 2i& syndicats, comprenant 98,150 travailleurs; elle orga-
nise des succursales à Reims, à Belfort, à Marseille; elle reçoit de
toutes parts des adhésions, et pour répondre aux demandes qui lui
sont faites, elle vient de partager la France en six sections aux-
quelles seront attachés des comités, munis de tous les moyens de
propagande. Elle a pour elle les syndicats jaunes^ formés par les
ouvriers qui entendent demeurer libres, et ces syndicats eux-mêmes,
quels progrès déjà n'ont-ils pas faits? A Hontcuau, les jaunes compte
3,600 adhérents, tandis que les rouges, qui en avaient 15,000, n en
ont plus que 1,100; au Creuset, 5,000 adhérents vont au syndicat
jaune, et 600 a peine au syndicat rouge, qui naguère en comp-
tait 10,000.
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ÎQS (SROinQOK POUTIQDB
Qael exemple donnent ces ouvriers? On accuse^ souvent le
peuple, et beaucoup, dans des rangs plus élevés, croient justifier
leur inaction personnelle en disant qu'il n'y a rien à faire avec luL
Voilà pourtant ce qu'obtient ce peuple; voilà ce qu'il arrive à
réaliser. Il n'y parvient pas sans eiïort, sans patience, sans des
sacrifices d'argent qui comme le denier de la veuve, sont pris,
non sur son superflu, mais sur son nécessaire; il n'y parvient qu'à
jfbrre d'héroïsme. Le noot n'est pas exagéré. Il faut un véritable
héroïsme pour se soustraire aux suggestions de toutes sortes,
menaces, promesses, insinuations tentatrices, qui assiègent dans sa
pauvreté l'ouvrier. Ahl si les hommes à qui leur situation, leur
fortune, leurs loisirs, réservent une grande mission sodale, savaient
aussi bien la remplir, les périls dont on s'effraie seraient depuis
longtemps conjurés et l'avenir de la France assuré.
Le croirait-on, pourtant, et n'est-ce pas là, mieux que toutes les
paroles, la condamnation de ce gouvernement, auquel certains
conservateurs donnent encore des votes de confiance? Cette œuvre
d'union, de bienfaisance, de paix sociale, est suspecte au minis-
tère. Par ordre de ses chefs, le préfet de la Soine refuse à la Bourse
du travail indépendante l'indemnité que le Conseil municipal lui a
accordée, et quand elle envoie des délégués au ministre du com-
merce, à H. Millerand, cet ami des ouvriers leur montre la porte.
11 est vrai qu'ils ont trouvé un autre accueil à l'Elysée. Non seule-*
ment M. Loubet les a reçus, mais encore il les a félicités; il leur a
aclres:)ë ces propres paroles : a Les homiues, ou mieux les politi-
ciens, puisque vous avez employé ce terme, qui attisent les haûies,
3ui excitent les convoitises, qui lancent les uns contre \e9 autres
es hommes qui sont faits pour s'entendre et s'unir^ees hommes-
là, vous ne sauriez trop le répéter, sont des niais ou des misérables.
Aussi l'œuvre que vous avez entreprise a to««es mes sympathies;
je vous félicite de votre courage et je woù& souhaite de tout mon
cœur une grande réussite. »
Parfaitement dit. Il ne reste pkns qu'à agir en conséquence. La
presse ministérielle a tonné comre ce langage; elle est stupéfaite que
son élu ait pu le tenir; eite rappelle au Président de Ja République
qu'il lui doit le po^e qu'il occupe, ei elle le menace de l'en faire
déchoir. Ou comprend ses colères et son étounemeut. Qui sont, eu
effet, ces hommes qui attisent les haines, qui excitent les convoi-
tises, qui suscitent la guerre civile, si ce n'est les minisires et leurs
partisans? Les Millerand, les Waldeck- Rousseau, les André, les
Viviani, les Jaurès! Eh bieni ce sont donc là des niais on des misé-
rables? Et c'est le Président de la République qui les qualifie de la
sorte? Mais alors, qu'est-il lui-même, lui qui les a fait ministres, lui
qui chaque jour s'identifie avec eux, en signant tout ce qu'ils loi
présentent?
M. Waldeck- Rousseau se prépare à aller à Saint-Etienne; ilvett
y prononcer, dit-on, un grand discours politique. Cumi slt vou-
lait mieux afficher dans cette ville, où il a été éta par les conser-
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CBIOIQQDI POUTIQOI 199
tateors, le scandale de sa trabisoD, il a choisi, pour raccompafnier,
trois des pires sectaires de son gonTemeœent : H. Millerand, M. de
Lanessan, M. André.
C'e5it, H fant Tavoner, nno impodence rare. Depuis pins de dix
ans, M. Waldeck- Rousseau s'était retiré de la politique pour se
consacrer aux lucratives occupaiioos du barreau. Un jour, il loi
vient à ridée d*y rentrer, et pourquoi? il le déclare bien haut : c'est
pour combattre le collectif isme, pour défendre, en reprenant un
mot dont ses amis politiques, plus craintifs, n'osaient pins se servir,
pour défendre la cause des républicains conservateurs. A cette
annonce, les honnêtes gens de la Loire, oubliant leurs vieux griefs
et leurs mutuelles dissidence^*, se réunissent. Le membre le plus
influent du Conseil fanerai, H. Audiffret, républicain de vieille
date, présente le candidat aux électeurs sénatoriaux ; les modérés,
les conservateurs, les royalistes eux-mêmes, lui donnput leurs voix ;
M. Waldeck-Ronsseau est nommé sénateur. Il porte si loin, pen-
dant quelque temps, le zèle pour la délense sociale, qu'il appuie,
en sa faveur, des ralliés, comme M. Hotte, à Roubaix, et M. Gay, à
Samt-Etienne, excellents candidats, d'ailleurs, mais que M. Audif-
fret, plus rigoureux, ne trouvait pas assez républicains. C'est le même
homme qui va paraître à Saint- Etienne, escorté et salué par ceux
qui, naguère, l'insultaient, et qu'il se faisait honneur de répudier,
renié et maudit par ceux dont il hollicîtait le suATrage et qu'il
a trahis. C'est dans cette ville où il s'es't fait nommer pour com-
battre radicaux et socialistes, qu'il va se montrer avec nn l^nessan,
un André, un Millerand, comme pour dire à cette population : « Je
vous avais promis de combattre les révolutionnaires; eh bieni
voyez les garants que je vous amène. Je me suis fait leur associé et
leur complice. »
Nous ne savons comment les Stéphanois prendront cet audacieux
défi. Hais, pour avoir ce front, il faut tenir en bien grand mépris
les hommes — et soi-même.
On a fait beaucoup de bruit de l'allocution que notre ambassa-
deur auprès du Qairinal, M. Barrère, a adressée, le 1" janvier, à la
colonie française réunie dans les salons du palais Farnèse. Ce dis-
cours était une sorte d'épithalame en l'honneur de l'intimité qui
unirait désormais la France et l'Italie, toutes difficultés, toutes
préventions, toutes rivalités étant dissipées par suite d'accords réci-
proques, entre les deux Ëiats. Nous ne savons quelle est la portée
de ces accords, et, bien que l'optimisme exubérant de l'ambassa-
deur nous laisse quelque inquiétude, nous voulons croire qu'ils
n'ont pas été achetés de notre part au prix de tiop de sacriÛces.
M. Delcassé fait annoncer partout qu'il s'en expliquera devant les
Chambres. Nous attendons ses déclarations.
On ne peut nier, au surplus, qu'un travail semble se faire dans
les relations mutuelles des gouvernements européens. Les intérêts
commerciaux et les ambitions de race ébranlent la triple alliance.
Les cbanceileries et les peuples paraissent, dans les mêmes Etats,
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SOO GHROmQUJt POLITIQOS
animés de sentiments opposés. Tandis que le prince de Galles se
dispose à rendre, vidte à Vempereur Guillaume pour effacer le sou-
venir des blessures que les paroles intempérantes de M. Chamber-
lain ont faites à l'orgueil germanique, les Allemands ne se lassent
pas de témoigner leurs sympathies pour les Boers et leur aversion
pour l'Angleterre.
Les populations de l'empire d'Autriche, à leur tour, se défient
de l'invasion allemande, et la persécuUon, exercée par les fonc^
tionnaires prussiens contre les Polonais de Wrescben, susdte dans
la diète de Galicie, au grand déplaisir du cabinet de Berlin, les
protestations indignées du prince Gzartoryski. En Angleterre, la
presse relève avec aigreur l'hostilitë de l'Allemagne : « Depuis
quelques années, écrit le Daily graphie^ l'Allemagne a commis
erreur sur erreur. Elle ne peut guère compter aujourd'hui sut
l'appui et encore moins sur la dépendance d'aucune puissance euro-
péenne. » Des publications importantes font valoir les avantages
d'un rapprochement avec la Russie^ qui, ne voyant dans cette
invitation qu'un moyen d'intimider l'Allemagne, s'y montre peu
sensible. Cependant les Boers continuent avec succès la résistance,
et la nouvelle du désastre de Tweefontein vient pour la troisième
fois attrister à Londres If a fêtes de Noël.
Dans cette mêlée confuse des intérêts et des combinaisons, les
puissances, tout en invoquant la paix, s'attachent de plus en plus
À préparer la guerre. M. Chamberlsdn déclare que l'Angleterre
est la nation la plus haïe du monde, mais qu'elle doit demeurer
(c dans son splendide isolement », et, comme s'il méditait quelque
coup mystérieux, l'empereur Guillaume réunit les généraux de son
armée pour leur adresser, toutes portes fermées, un discours dont
le texte reste secret.
* C'est la pensée que vient de développer dans de curieux articles la
National Review. Uq de ces articles a été traduit et commenté avec intelli-
gence et perspicacité par M. Feraand Noavion dans la revue de M. Gabriel
Bonvalot, la France de demain.
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- III. LA FRANCE ET L ITALIE DANS LA MÉDITERRANÉE.
— LA UUKSTION DE LA TRII»OLITAINE. . . . A. redier.
252. - IV. TEMPS PERDU. — ï b^"»» c de baulny,
279. - V. A PROPOS DE LA REPRÉSENTATION PROPORTION- '*' *"^"*
NELLE-— SLMPLE EXPOSE D'ARITllMÊTiQUE
ÉLECTORALE ET PARLEMESTAIRE .... jean DARCy.
293. - VL LES LEÇOSS DE L'HISTOIRE. — RELIGIEUX
FRANÇAIS EN E.\IL(179M802) VICTOR PIERRE.
335. - VIL LE THEATRE ALS.\CIEN PAUL ACKER.
3i3. - V»L UNE APOLOGIE DU CARDINAL DUBOIS L. DE LANZACDE LABORIE.
352. - I\. LE TIR DES FUSILS DE CHASSE a. DE METZ-NOBLAT.
3W. - .V. LES (EUVRES ET LES HOMMES, chronique du
MONDE, DE LA LITTÉRATURE, DES ARTS ET DU
THÉÂTRE LOUIS JOUBERT.
372.- XL CHRONIQUE POLITIQUE.
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:!8janv. 1002, parM'BouLLAiRE, not., &, quai Voltaire, f
TERRAIN, r, Montcalm, angle r. AcU. Martinet, C«
1,{iCi3 m. M. i p. 80,000 fr. À adj Ch. Not. Paris^J
k fév. S' M* CoTTENET, not., 25, boul. Bonne Nouvelle, I
A AdJ. s.
VILLE DE PARIS
1 eucli. Cil, des not. Paris, le k février 1909
2TrDD I l¥C d'Angle l» r Trousseau et
I LllIt/lIllS Candie. 278*08. H. àp 250n
m. 2' r bandrlcourt et Tolbiac. 19&"'63. M.àp.80^
le m. S' aux not. M* Mauqt de la QuÊHA^TONNAIS, \k%
r. des Pyramides, et Dblorme, r. Auber, 11, dép. encb,
C4 P r f A\ r l' 1* T THEATRE, r. d»Alé8ia,|
If ïi (iVAtrillIf 101615. M. à p (pourôtra*
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DURÉ£ : 1£S jouas
Paris «— Orléans — Blois — Amboise — Tours — Chenonceaux, et retour à Tours — Lmch
et retour à Tours — Langeais, et retour à Paris, via Blois ou Vendôme,
Ces billeis sont délivrés toute Tau née à Paris, à la gare d'Orléans (quai d'Orsay et qua
d^Austeriîtzjet aux Bureaui succursales de la Compaguie et à toutes les gares et stations du résea^
d'Orléans, pourvu que la demaude eu soit faite au moins trois jours à Tavance.
L'ÉPOPÉE SAHARIENNE
LA MISSION FOUREAU-LAMY
Au printemps de Tannée 1900, jnste à Thenre où s'ouvrait à
Paris la bruyante kermesse internationale, qui devait jeter sur la
France an éclat passager et discutable, une poignée d'hommes,
sous la conduite d'un chef aussi prudent que résolu, terminait en
Afrique Taccomplissement d'une grande œuvre, digne d'être pro-
posée à l'admiration de la postérité.
Partis de l'extrême Sud algérien, les voilants de la mission
Fooreau-Lamy réussissaient à traverser, sous un soleil de feu et au
prix de mille souffrances, les régions les plus inhospitalières du
pays de la soif. Bientôt dépourvus de toute ressource, en butte à
une hostilité sauvage, qui ne cessait pas un instant de guetter
l'occasioD propice pour un massacre, ils parvenaient, grâce à leur
inébranlable fermeté, à déjouer tous ces calculs, sans jamais
recourir à la force en dehors des cas de légitime défense. Ils impo-
s^ent le respect de notre drapeau à de farouches nomades, teints
du sang de quelques-uns de nos compatriotes, et qui avaient cru
pouvoir braver impunément nos lointaines menaces de représailles.
Aux populations noires, périodiquement pillées par ces nomades,
ou écrasées sous le joug sanglant du fanatisme musulman, ils
apparaissûent comme les protecteurs des humbles et des faibles,
ramenant partout avec eux la paix et la tranquillité. Enfin,
le jour où la mission avait achevé son œuvre bienfaisante,
et réalisé pour la première fois la jonction de nos possessions algé-
riennes et de celles du Soudan, la rencontre providentielle de son
escorte avec les glorieux débris de deux autres expéditions à demi
décimées suflSsait pour mettre fin à la puissance du plus dangereux
des barbares installés au centre de l'Afrique.
Pour que rien ne manquât à cette gloire, tout cela s'était
accompli avec une implicite de moyens sans égale. L'amour de la
sdence et de la France avait été l'unique instigateur de l'expédition.
Un patriote, par une intelligente libéralité, confiée à une Société
digne de le comprendre, en avait rendu l'exécution possible, sans
fi 2« uvBAisoN. — 25 jAimia 1902. 14
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202 LlPOPÉI SAHàRUNNI
que le budget public en dût éprouver une charge appréciable.
Quel contraste avec Thécatombe d'existences chrétiennes et le Ras-
pillage de nûlliards, qui désolaient au même instant l'extrémité
méridionale du continent noir, imprimant une tache indélébile aux
dernières lueurs du dix-neuvième siècle expirant!
C'est donc vraiment d'une nouvelle épopée que vient de s'enri-
chir notre histoire. Il est du devoir de tout Français de la bien
connaître, afin de légitimer pleinement à ses propres yeux la fierté
qu*il a le droit d'en ressentir. 4ussi, au moment où vient de
paraître * l'élégant volume dans lequel M. Foureau a reproduit, avec
une émouvante simplicité, son journal de mission, convient-il de
signaler aux lecteurs du Correspondant cet épisode héroïque, où
les plus belles qualités de notre race se sont affirmées au dehors,
avec un éclat bien fait pour nous consoler un peu de tant de tris*
tesses, qu'il nous faut subir sur notre sol national.
Au nombre des Français qui, en cette fin de siècle, suivaient le
plus passionnément les progrès de l'expansion de notre pays en
Afrique, se trouvait un inspecteur général des ponts et chaussées
en retraite, appelé Renoust des Orgeries. Seul et sans parents
proches, il n'avait rien autour de lui qui le détournât de songer au
bien public. Son rêve était d'apporter un jour une aide efficace aux
entreprises africaines, qu'il savait trop souvent paralysées par lo
manque de ressources. Il avait de fréquents entretiens sur ce sujet
avec ses amis, notamment M\l. Alfred et Louis Le Chatelier, actifs
champions de la colonisation française, et M. le commandant Binger
qui, après avoir acquis un juste renom comme explorateur et eoa-
verneur de la Guinée, était devenu directeur des afi'aires d'Afrique
au ministère des colonies.
M. des Orgeries avait amassé, par son travail, une fortune
d'environ 300,000 francs. Il voulut qu'après lui cet argent pût
servir la cause qu'il avait sdmée, et, par un testament en date du
2 juillet 1890, il en fit don à la Société de géographie, en stipulant
expressément que cette somme devrait servir « A l'exclusion de
toute autre affectation, à favoriser l'organisation et à récompenser
les résultats des missions d'exploration, ayant, comme objectif,
sous la préalable autorisation du gouvernement, de placer pacifi-
quement sous la protection ou l'influence de la France les contrées
encore indépendantes qui, à l'intérieur de l'Afrique, peuvent con-
tribuer à faire un tout homogène de nos possessions actuelles ûm
l'Algérie, du Sénégal et du Congo ». Mil. A. Le Gbatelier et
* D'Alger au Congo par le Tchad. — Mission saharienne Foureani'Lamy, par
T. Foureau. Paris, Masson et G^*, 1902.
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U ISmH lOQUâlKAIIT
Bbger étaient déûgnés coome sécateurs testamentaires^ ponr
UBar^^ de conoert avec la eoimmssioa centrale de la Société de
géograptûe, Texécntion des lolontés da donateor.
M. Renoast des Orgeries étant mort en 189i, 3 fidlut d'abord
attendre, ponr entrer en possession du legs, TantorisatioD da
GoDseil d'Etat. D'après la loi, la mission de la haute assemblée
coDftiste simplement, en pareil cas, à s'assurer que la Société lèga-
trice est apte à recevrâr, et que les conditions da legs m blessent
«Qcone des prescriptions de k loi.
Cependant, depuis quelques années, la fantaisie de plusieurs
personnages du Conseil a réussi à modifier le caractère de cette
mterfeniion. Désireux de mériter le renom de « pères des parents
pauTres », les personnages en question ont imaginé de profoqoer
des recherches à son de troaipe, pour savoir A les auteurs d'une
donation i une Société n'auraient pas bdssé, dans quelque coin du
monde, des arrière-cousins besogneui. Quand on en découvre, le
Conseil, par un acte de pur arbitraire, mais contre lequel il
D'eiiâte aucun recours, impose à la Société béDéficîaîre un sacri6ce
eD faveur des collatéraux qu'il a eu la gloire de dénicher.
Oo résolut d'appliquer cette jurisprudence au legs des Orgeries.
Mais les termes du testament étaient formels et ne permettaient la
diâtraction d'aucune partie du capital encaissé. D'autre part, la
Société de géographie ne possédait pas de ressources libres qm
passent supporter la charge de cette obligation, dictée par le bon
piaiahr. Il £ELllut donc que le Conseil d'Eiat réduisit ses prétentions
et, au prix d'un léger sacrifice, joint à quelque retard, Taffaire fat
enfin nfcguiarisée en mai 1896.
Immédiatement, la commission centrale se préoccupa d'exécuter
les intentions du testateur. Avec une pleine intelligence de
Timportance du rôle qui lui était dévola, elle sentit qu'il serait
désastreux de procéder par « petits paquets », comme de se borner
à utiliser les revenus de la somme, tout à fait insuffisants pour
prodiire un résultat utile. C'est un grand coup qu'il fallait essayer
de frapper. Or un homme était sous la main de la Société de
géographie qui, précisément, nourriss^t l'idée fixe de la jonction
de l'Algérie avec le Soudan, et qu'on savait plus capable que tout
autre de conduire une pareille expédition dans le grand désert. Cet
homme émit M. Femand Foureau.
Etabli dqniis près de vingt-quatre ans dans le sud de l'Algérie,
aux confins du Sahara, il avait fécondé les sables de l'Ouei Kir
par une heureuse utilisation des nappes artésiennes. Cette œuvre
en avût fait, dans le pays, un personnage presque légendaire, et
sa réputation s'était d'auunt plus solidement établie que, connms-
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JM LlPOPÈ£ SÂHiRUUUlI
sant la langue et les mœurs des indigènes, devenu apte à vivre de
leur vie, il leur imposât à tous, comme a dit M. Liard ^, « par une
endurance physique et une énergie morale à toute épreuve, par an
ascendant fait de force et de loyauté, de fermeté et de douceur, de
dédsion et de calme ».
Dès 1883, c'est-à-dire deux années après le massacre de la
mission Flatters, M. Foureau s*était offert pour entreprendre la
liaison de TAlgérie au Soudan et au Niger. « Si vous me faites
rhonnenr de me confier le pavillon de la France, écrivait- il au
ministre de l'instruction publique, je le porterai aus^ loin que
vous le désirerez. »
A cette époque, l'entreprise avait paru trop périlleuse. Le
gouvernement n'osa pas prendre la responsabilité de la tenter. Du
moins il eut le mérite de confier à M. Foureau plusieurs missions
successives, qui furent comme autant de reconnaissances préa-
lables. L'explorateur accomplit ainsi, de 188& à 1896, neuf
voyages, représentant un parcours de 21,000 kilomètres, dont
9,000 au moins en pays nouveaux, tant dans le Sahara algérien
que dans le Sahara touareg. Pour ces expéditions, il avait eu le
concours du ministère de l'instruction publique, du gouvernement
général de l'Algérie et aussi de l'Académie des inscriptions et
belles-lettres qui, à deux reprises, avait consacré à cet objet les
annuités provenant de la fondation Gamier.
Au cours de ses derniers voyages, M. Foureau, traversant la
région de dunes du Grand Erg, avait réussi à dépasser Timassânine
et à aborder les pentes septentrionales du plateau dit Tasili des
Azdjer, par environ 27 degrés de latitude, rapportant de précieux
renseignements sur la topographie et la géologie de la région. Ses
escortes se composaient uniquement d'Arabes de la tribu des
Chambba, recrutés à Ouargla, et dont le nombre avait varié entre
dix et quarante-cinq individus Sous leur conduite, il était entré
plus d'une fois en contact avec les Touareg Azdjer, séjournant, non
sans diflBcultés, au milieu de leurs campements et s'efforçant de
leur démontrer que ses intentions étaient absolument pacifiques,
de telle sorte qu'ils ne couraient aucun risque à lui fsdre traverser
leur pays pour le mener jusqu'au Soudan. En vain il avait
multiplié les bonnes assurances et les cadeaux. On le leurrait de
promesses dont l'exécution était toujours, sous un prétexte quel-
conque, ajournée à l'année suivante. Et, chaque fois, il fallait
rentrer en Algérie sans avoir rien obtenu.
L'épreuve était donc fsdte. Ce n'est pas des Touareg qu'il fallait
^ Préface â^ Alger au Congo par k Tchad.
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U MISSIOS FOUBKAU-LàMT fOk
attendre un secours. Il était nécessaire de les aborder avec une
escorte telle, qu'il leur fût démontré qu'on était indépendant d'eux
et pleioeinent en état de se faire respecter. Cette escorte devidt
être sérieuse ; car le massacre impuni de la mission Flatters a?ût
singulièrement diminué le respect des Touareg pour le nom fran-
çais. Trop souvent H. Foureau avait eu l'occasion de s'en aper-
cevoir, et il avait fallu toute sa diplomatie pour savoir répondre
dignement à l'observation narquoise que lui adressaient ces
nomades, que nous paraissions avoir oublié nos morts. « Noua
n'oublions rien, leur avût-il dit; mais nous savons attendre; et, le
jour ?eoa, l'épée justidère de la France ne manquera pas de
s'abattre, en quelque lieu qu'ils soient, sur ceux qui ont répandu le
sang de nos explorateurs. »
U convenait que de telles paroles eussent une sanction pro-
chaine; mais cette sanction ne pouvait devenir effective que si
l'eipëdiiion était entreprise sous la protection d'une force suflBsante
pour imposer le respect.
C'est précisément pour avoir négligé la précaution d'une puis-
sante escorte que la mission Flatters avsdt été massacrée en 1881.
A vrai dire, le chef de la mission n'en ignorait pas la nécessité,
et il avait demandé deux cents. hommes. Malheureusement le
soin de se prononcer à cet égard avait été laissé à la commission
supérieure du transsabarien, où des hésitations se produisirent,
sous le prétexte que le voyage de Flatters deviendrait ainsi une
véritable expédition militaire, perdant le caractère pacifique qui
convient à une mission scientifique.
Redoutant de voir son projet abandonné, Flatters renonça spon-
tanément à sa demande, se contentant de trente-deux Chimbba et
de quarante-six volontures tirés des régiments indigènes. Ce n'était
pas assez. Comme disait un vieil Algérien, le général Arnaudeau,
« n'est pas pacifique qui veut; à quoi bon se faire assassiner
pacifiquement » ? C'est ce qui advint au colonel Flatters. Attiré dans
nn guet-apens, il fut massacré le 16 février 1881 avec tout son
monde, alors qu'il avait déji dépassé le tropique et atteint le
revers méridional du massif de l'Ahaggar.
Pour réussir là où il avait échoué, il ne fallait pas amener avec
soi moins de deux cents hommes. Mais alors les frais de l'expédition
devenadent si considérables qu'on n'y pouvait plus suffire à l'aide
de subsides ordinaires. L'état général de nos finances n'était pas
tel, qu'on put solliciter du gouvernement ce grand effort, mèmie
avec la conscience de l'importance du but à atteindre. Le projet de
M. Foureau étsdt donc condamné à demeurer un rêve, A quelque
fée bienfaisante ne venût à son secours.
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iE06 L*ÉPOPÉI SàHâRIEHNI
Cette fée apparat henreasement sous la forme de la Société de
géographie, héritière des volontés de H. Reaoust des Orgeries.
Dans son rapport de 1897, M. Foureau avait ûnsi ooncla :
« Rien ne peut se faire dans le Sahara sans sacri6ces et sans
argent. Qu'il surgisse un Mécène, et la question trouvera immédia-
tement sa solution ». Aussi, dès qu'il eut connaissance du legs,
s'offrit-il à remplir le programme tracé par le donateur. En 1898,
la résolution fut bientôt prise par la commis^on centrale, d'accord
avec les exécuteurs testamentaires, d'accepter cette proposition et
d'y consacrer la totalité du capital légué, sans autre réserve que
xelle de la somme nécessaire pour couvrir ultérieurement les frais
de la publication des résultats scientifiques du voyage.
Pourtant, au moment où on allait réaliser le capital du legs pour
le mettre à la disposition de H. Foureau, une grave difficulté vint
à surgir. A la fin de sa carrière, M. Renoust des Orgeries avait été
administrateur d'une importante Société de travaux publics. Sur la
parfaite honorabilité de sa gestion, aucun doute ne pouvait exister,
et le vote d'une assemblée générale l'avait pleinement décharge
de toute responsabilité vis-à-vis des actionnaires. Mais il restait les
revendications possibles des tiers, et une récente expérience avait
montré, par de douloureux et retentissants exemples, à quels déboires
pouvaient être exposés les héritiers d'un administrateur défunt.
Aussi longtemps que cette difficulté ne serait pas levée, si la
fortune de M. Renoust des Orgeries était virtuellement acquise à
la Société de géographie, du moins la propriété pouvait plus tard
en être revendiquée par d'autres. Or, d'après la loi, le déisû dans
lequel cette éventualité était susceptible de se produire ne devait
expirer qu'en 1903.
Que faire? Attendre jusque-là en accumulant les revenus ou en
les appliquant à des entreprises secondaires? C'était s'exposer, le
moment venu, à ne plus trouver pour le capital d'emploi conforme
à l'objet de la donation. Déjà le temps avait marché; toutes les
^X)nvoitises des puissances se donnaient fiévreusement carrière en
Afrique. II ne resterait bientôt plus un coin de ce continent où il
y eût, pour la France, un résultat nouveau à espérer. Combien ce
danger ne s'aggraverait-il pas durant les six années qui devsûent
encore s'écouler avant le terme de 1903?
D'un autre côté, comment une commission, chargée d'admi-
nistrer les deniers d'une Société, aursdt-elle pu engager celle-ci
^ns une entreprise où elle risqnait de voir sombrer son capital ,
actuellement représenté par l'immeuble social, le reste des
•ressoorces étant immobilisé par des fondations de prix, dont on n'&
jms le droit de modifier la destination? A la rigueur, les audacieux
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U MISSKHI PODRIilHAMT ^91
Enraient pa soutenir que le bot à atteindre était assez grand pour
qu'on osât en infliger le risque à la Société. Mais qui aurût pu se
résoudre k imposer une telle décision? En cas d'insuccès, quel
blâme n'eût-on pas encouru pour ayoir ainsi amené la ruioe d'une
compa^ie qui, jusqu'alors, avait fait si bonne figure et encouragé
tant de belles choses?
Cétait donc une véritable impasse. Heureusement la commis*
sioQ centrale comptait dans son sein des membres tels que M. Al«
phonse Uilne-Edwards, son président, MM. Alfred Grandidier, le
prince Roland Bonaparte, Bouquet de la Grye, etc., tous hommes
de luiute initiative et de soofll^ généreux. Ils s'accordèrent à penser
que c'était â la commission centrale, composée de trente-trois
membres, qu'il appartenait d'assumer pour son compte les risques
de reoureprise. Après tout, si évident que fût le danger aux yeux
des hommes de loi, le péril paraissait surtout théorique. Aucune
revendication n'avait été formulée contre la société dont H. dea
Orgeries était de son vivant administrateur ; aucune n'était le moins
du iDonde annoncée. Si cependant la délicatesse des membres de
la Commission devait se refuser À faire courir â la communauté un-
risque, même peu vraisemblable, des particuliers av^ent toute
libmé pour l'affronter, s'ils se sentaient en nombre suffisant pour
en porter le poids.
L'exemple donné par la tète porta ses fruits. En quelques heures
le capital de garantie était souscrit, chacun apportant, non seule-
ment sa signature, mais des valeurs effectives, offertes en nantisse-
ment et destinées â subir, jusqu'en 1903, Timmobilisation acceptée
par les souscripteurs.
Cette difficultée levée, rien ne devait plus empêcher H. Foureau
de procéder â l'organisation de son expédition. Mais voilà qu'au
dernier moment un nouvel obstacle se révèle I La réalisation d'un
capital, appartenant â une société reconnue, exige des formalités
spéciales. On s'aperçut qu'il manquait certaines pièces et que des
antorisations légales seraient nécessaires pour les réunir. Mais 1»
période des vacances était déjà ouverte, et aucune décision des tri-
bunaux ne pouvait être provoquée avant deux mois. Or un tel débûr
eût entnJné l'ajournement forcé de l'expédition â une autre année.
Dans ces conjonctures, le bureau de la Société do géographie
n'hésita pas à renouveler, pour son seul compte cette fois, l'acie-
généreux auquel la commission centrale s'étût déjà prêtée. Son dé-
voué secrétaire général, M. le baron Hulot, tout pénétré des devoirs
qu'imposaient à la Sodété son honneur et le souci du bien public,
n'hésita pas à donner sa signature personnelle pour la moitk6 de la
somme. Le président, H. Alphonse Milne-Edwards, en fit autant»
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12d8 L'ÉPOPÉE SAHABlKimE
Grâce à ces signatures (d'aillears bientôt dégagées par rachëve-
ment des formalités prescrites), les banquiers purent avancer les
fonds, qui furent immédiatement employés par M. Foureau i l'ac-
qmsition de chameaux, à la confection du matériel d'échange, etc.
A ce moment, l'explorateur n'avait reçu aucune autre subvention,
sinon de son ami M. Dorian, qui devait encore s'honorer en accom-
pagnant l'expédition jusqu'au bout. Mais l'exemple de la Société de
géographie devint heureusement contagieux. Des subventions
furent accordées par le ministère de l'instruction publique d'abord,
puis par celui des colonies et par le ministère des finances, sur
les produits du legs GifTard. Le gouvernement général de l'Algérie,
le Comité de l'Afrique française, les Conseils généraux de l'Algérie
et divers amis personnels de l'explorateur intervinrent aussi. La
somme provenant du legs Renoust des Orgeries se trouvait du coup
presque doublée. La difficulté d'argent, la seule qui jusqu'alors eût
paralysé M. Foureau, était enfin complètement aplanie.
SI nous avons insisté sur ces détails, c'est d'abord parce qu'il
était juste que la part de chacun dans l'œuvre fût nettement établie ;
c'est aussi parce que de tels actes de générosité et de désintéresse-
ment, en même temps qu'ils honorent te pays, marquent le véri-
table caractère de cette magniQque entreprise, où, du commence-
ment jusqu'à la fin, tous, pariiculiers, sociétés savantes, pouvoirs
publics, ont rivalisé de bonne volonté; où pas un acte mesquin n'a
été commis; où tous ceux qui pouvaient concourir au succès, même
par une coopération imprévue, militaires ou civils, n'ont pas cessé
de manifester le plus sympathique élan.
Il restait à trouver un chef pour l'escorte. Par une heureuse
rencontre, l'armée française comptait alors, parmi tant d'oflSciers
du plus haut mérite, un homme qui, durant ses séjours à El Goléah
et au Congo, avait fait le même rêve que M. Foureau. C'était le
commandant Lamy. M. Foureau ne lui était pas personnellement
connu ; mais un ami commun, M. A. Le Ghatelier, les mit en rapports,
et dès ce moment, comme a dit justement M. Liard, « la conjonc-
tion des deux hommes indispensables à l'entreprise était faite ».
Ce qu'était Lamy, c'est encore M. Liard qui nous le dira le
nûeuz : « Lui aussi, avait le corps de fer et l'àme inébranlable
nécessaires dans ces sortes d'entreprises, et, joints à ces énergies,
une bravoure souriante, une science militaire déjà profonde, une
habileté d'administrateur déjà éprouvée, un enthousiasme contenu
par le sens toujours présent des responsabilités du commandement,
un héroïsme naturel et simple, un patriotisme ardent et discret, an
souci constant du devohr, un dévouement toujours prêt an
sacrifice. »
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U MISSION Fi)URBÂU-UMT 20»
Aq mois de septembre 1898, la mission, entièrement organisée,
se coDcentradt à quelques kilomètres d'Oaargla. Un arrêté du
5 mars, signé de H. Rambaud, l'avait constituée c à l'effet de
poursuivre Texploration scientiGque du Sahara entre l'Algérie et le
Soudan », et pour assurer l'unité de l'entreprise, une lettre de
service du 18 août conférait à U. Foureau tous pouvoirs sur le
personnel civil et militaire. En prenant cettd décision, on savait
bien à quels hommes on avait aOaire, et quel tact parfait préside-
rait toujours aux relations du chef de la mission avec son incom-
parable commandant d'escorte.
Le départ eut lieu le 23 octobre. M. Foureau avait quatre compa-
gnons civils, MM. Dorian, Villatte, Leroy et du Passage (ce* dernier
bientôt obligé par la maladie de rentrer en Algérie, oix il allait
succomber). Sous les ordres du commandant Lamy se groupûent
dix officiers, dont le capitaine ReibelH, deux cent treize tirailleurs
. algériens, cinquante tirailleurs sahariens et treize spahis. L'artil*
lerie comprenait deux canons de h2 millimètres. Avec l'autorisation
du ministre de la guerre, H. Gavaigoac, le commandant Lamy avait
pu choisir les tirailleurs et leurs olficiers dans le régiment où il
avait fait lui-même presque toute sa carrière militaire. Une ving-
taine de Cbaamba montés à méhari avaient été enrôlés comme
guides; une quarantaine d'autres étaient engagés à titre de chame-
liers, pour diriger les soldats dans les soins à donner aux mille
dromadaires de l'expédition.
Par une trë^ sage décision du gouverneur général, un goum de
cent vingt indigènes et de cinquante spahis sahariens, sous le
comaiandement du capitaine Pein, devait s'installer à Timâssanln,
pour assurer, aussi loin que faire se pourrait, le contact de la
mission avec l'Algérie, et bien démontrer aux Touareg que l'expé-
dition était soutenue sur ses derrières. Cette surveillance durerait
jusqu'au jour où les Touareg Azijer eux-mêmes, en rapportant les
lettres de la mission Foureau, attesteraient qu'elle avait franchi,
pour entrer dans l'Aîr, les limites méridionales de leur territoire.
Et maintenant c'est dans le livre même de M. Foureau qu'il faut
lire le récit, fait au jour le jour, de cette marche incessante, avec
les sujétions et les fatigues qu'ajoutent, aux rigueurd du désert,
les soins k donner à un pareil troupeau d'animaux, avec les précau-
tions que commandent, chaque soir, l'établissement du camp et la
recherche d'une eau trop souvent imbuvable.
Le 18 novembre, après la traversée des grandes dunes, la mission
* Les autres officiers de cette vaillante troupe étaient MM. les capitaines
Rondeoay, Oudjari et Métois, les lieutenants Britscb, YerleuHaaus, à%
ThézilUt, de Chambruo, les docteurs Haller et Fournial.
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^10 L'tPOPiE SABARIEIINE
parvient à Hmâssanln, où le capitaioe Pein est déjà installé. Le
gibier pullule aux alentours, et la chair de quelques antilopes vient
heureusement varier, pour un moment, le menu jusqu'alors exclu-
sivement composé de Tinsipide viande de chameau. A partir du
8 décembre, il faut s'engager dans les défilés rocheux et désolés
du Tindesset, pour arriver sur le plateau gréseux du Tasili, adossé
au massif montagneux de l'Ahaggar, le plus important de l'Afrique
centrale. La montée est écrasante pour les animaux. Le froid des
nuits est intense, l'altitude atteik<nant l,iiOO mètres. En trois jours,
trente-sept chameaux ont succombé. En revanche, les Touareg
qu'on rencontre sont beaucoup moins importuns qu'autrefois. On
sent l'effet produit par la puissance de la mission, qu'ils savent
parfaitement capable de se suffire à elle-même.
, Le 30 décembre, on commence à voir apparaître par places le
fond de granit qui constitue tout le centre de l'Afrique et sert
d'appui aux grès du Tindesset. Déjà, pendant la nuit, le thermo-
mètre s'abaisse jusqu'à 3 degrés au-dessous du point de glace.
Enfin, le 1" janvier 1899, on se trouve au contact de la falaise qui
limite l'Ahaggar, infiniment saisissante comme structure et comme
dessin. C'est une énorme muraille déchiquetée de laves, aux lignes
dures et énergiques, simulant des ruines de toutes sortes. Elle
flamboie sous le soleil de midi; mais à minuit, le 10 janvier, la
température tombe à 10 degrés au-dessous de zéro! C'est du reste
le chiffre le plus bas que l'expédition sût enregistré. A ce moment^
la mission franchit par 1,360 mètres d'altitude la ligne de partage
entre l'Atlantique et la Mériiierranée.
Arrivé à Tadent, à l'origine d'une vallée qui penche vers le
sud, M. Foureau, accompagné de MM. Lamy, Dorian et Leroy,
se dirige, avec une escorte de trente Chaamba, vers le puits de
Tadjemout, situé à 100 kilomètres dans l'ouest, et où fut massacré
Flatters. Impressionnés par les trois cents fusils de la mission, les
Touareg ne cherchent pas à troubler ce pieux pèlerinage, qui se
termine le 23 janvier. Quatre jours après, on est de retour à
Tadent, et toute la colonne s'ébranle de nouveau sur ce que Barth
a nommé la mer de roches j c'est-à-dire une plaine hérissée de blocs
granitiques, mus aussi jonchée d'une série interminable de carcasses
de chameaux. Chaque jour cet ossuaire va s'augmenter aux dépens
de la mi3sion. Déjà il n'y a plus un seul tirailleur monté, les bétes
suffisant tout juste à porter les charges. Cependant l'esprit général
demeure excellent. Enfin, après sept jours de cette épreuve, 1&
colonne atteint In-Azaoua, ayant perdu cent quarante chameaux^
sans parler des cent sept squelettes n'appartenant pas au conyÀ^
et qu'on a comptés sur la route!
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U MlSSiûi lOURliU-UllT m
Le 2 février, deux spahis sahariens apparaissent, annonçant un
coQYoi de rayicûllement, qui va bientdi arriver sous le comman-
dement dn Ikutenam de Tbézillat. Laissons parler H. Foureau :
« Ces deux cavaliers venaient de parcourir une soixantaine de
kilomëtres, n'ayant point bu depuis quarante-huit heures. An lien
de pousser jusqu'au camp de la mission pour s'y désaltérer et y
attendre l'arrivée de leur corps, ce qui eût été très licite, ces deux
spahis sahariens n'ont pas hésité à tourner bride et à revenir sur
leurs pas, escortant les chameaux jusqu'à leur arrivée aux mains
de leur oflScier, moment auquel ils avaient alors couvert, dans la
journée et b nuit, plus de 120 kilomètres. J*ai donné en détail ce
récit pour faire connaître quelle est la dose d'endurance et de
dévouement qu'il est permis d'attendre des nomades du Sud
algérien, parmi lesquels se recrutent les spahis sahariens; et aussi
pour montrer ce qu'on peut demander à des hommes de cette
trempe quand on les connaît, et que l'on sait s'en faire aimer et par
conséquent s'en servir. »
Le à févri^ arrive le convoi conduit par le lieutenant de Tbézillat.
En même tempe les Touareg Azijer font savoir qu'ils ne répondent
plus de rien, les linûtes de leur territoire étant franchies. Le fait
est que les nouvelles tribus de nomades qu'on va rencontrer dans
l'Aîr manifestent de mauvaises dispositions. On a entendu dire à
quelques-uns que « la colonne des infidèles ne passerait pas ».
Cependant la mission se met en route et, le 12 février, les
convoyeurs Chaamba la quittent, emportant son dernier courrier à
destination du Nord : moment impressionnant, où l'on sent que
tout lien avec l'Algérie est désormais rompu I U faut alors cheminer,
par une chaleur accablante, à travers des amoncellements chaotiques
de blocs de granit. Au ciel si pur du Sahara succëie un ciel
tropbal, criblé de petits cirrus qui n'affaiblissent pas l'ardeur du
soleil. Bien que l'herbe devienne assez abondante, les chameaux,
continuent à périr. Heureusement, après avoir été longiemps^
réduite à cette unique sorte de viande, la mission va bientôt
pouvoir y mêler la chair des antilopes et des gazelles.
Cest le 24 février qu'on atteint Iférouane, premier village de
l'Air. Déjà les habitants ont envoyé un message où ils protestent
de leur bon vouloir, mais en affirmant qu'ils n'ont pas de chameaux,
tous ceux de la région étant au Damergou pour le ravitaillement
de la contrée. C'est le commencement d'ennuis qui ne vont plus
cesser. Des mille animaiu du début, il n'en reste plus que 585,
presque toos invalides.
Le séjour à Iférouane s'impose. Pendant qu'on négocie sans
succès pour avoir des chameaux, dans ce village où l'on retrouve
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121t L'tPOPÉB SAHARIEIIHE
les souvenirs de Barth et d'Erwin de Bary, une attaque inopinée
de Touareg se produit le 12 mars, à raul)e du jour. Vingt* dnq
minutes de combat suffirent pour repousser cette tentative, si
folle d'ailleurs qu'elle ne peut s'expliquer que par les illusions où
les marabouts ont pu entretenir leurs fidèles en leur vantant
l'impuissance des chrétiens. Dix des assaillants sont morts sur la
place et vingt superbes chameaux tout équipés figurent parmi le
butin. Les fuyards, épouvantés de la portée des armes françaises,
répandent au loin le bruit du combat. Mais le récit, passant de
bouche en bouche, finit par être si bien dénaturé que la rumeur
du massacre de la mission tout entière parvient en Europe où,
heureusement, elle trouve peu de créance.
Après cette affaire, le commandant Lamy retourne à In-Azaoua
pour chercher le détachement qu'on y avait laissé. Il le ramène le
7 avril, après avoir subi la dure obligation de détruire, faute
d'animaux de transport, plus de. deux cents charges de provisions.
Aussi l'exaspération est-elle à son comble parmi les officiers de
l'escorte, qui, dans leur énervement, demandent à en finir par un
coup de force. Mais M. Foureau les calme en leur démontrant
l'inutilité de la violence ; car il est trop évident que dans ce pays il
n'existe ni un chef, ni même une tribu qu'on puisse rendre respon-
sable. Partout régnent l'anarchie et l'impuissance la plus complète.
D'autre part, force est de reconnaître que l'inertie et la mauvaise
volonté des Arabes ne sont pas seules en cause. Il devient évident
que les ressources du pays sont fort au-dessous de ce qu'on avait
espéré. Les caravanes y sont sans importance, et tout commerce
avec le Niger a cessé depuis que Rabah a fait peser sur les régions
du Tchad son joug de fer et de feu. C'est là une grande déception;
€ar si on savait bien en partant que les animaux emmenés d'Ouargla
ne pourraient pas résister à une marche de 2,000 kilomètres dans
de pareilles conditions, du moins la possibilité de se ravitailler
dans l'Aïr n'avait pas été mise en doute. Et voilà que le problème
se pose avec une particulière acuité.
M. Foureau se décide donc à user encore de patience, et
pourtant, le 8 avril, il ne reste déjà plus que 250 chameaux dont
beaucoup atteints de la gale. En même temps, on obtient à grand
peine la quantité de mil et de blé nécessaire à la nourriture quoti-
dienne des hommes. D'autre part, les Touareg nomades ne
désarment pas et, le 28 avril, ils essayent encore sur le camp
d'une surprise d'ailleurs facilement repoussée. Enfin, le 25 mai,
c'est-à-dire après quatre-vingt-dix jours d'attente absolument
vaine, la mission doit se résigner à partir avec ses seuls moyens.
Depuis plus de deux mois, les Touareg ont adopté une tactique
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u msnoN rouBUc-UMT tis
qui peut âevenir mortelle pour Texpédition : celle qui consiste à
foire autour des Français le yide absolu, éloignant les troupeaux,
jGûsant disparaître les denrées, disparaissant eux-mêmes comme
des fantômes.
Un nouvel ennemi fait en même temps son apparition : c'est la
chaleur orageuse et lourde de la zone tropicale. Chaque jour, dans
l'après-midi, vers trois heures et demie, la tempête se déchaîne
avec éclûrs, tonnerre, rafales et poussière, pour n'amener en
définitive que quelques gouttes de pluie. Et il en sera ainsi durant
des semaines I L'électricité atmosphérique fatigue non seulement
les hommes, mais les animaux, qui se livrent pendant la nuit à des
charges nocturnes, mettant le désordre dans le camp et privant la
troupe de sommeil.
Devant la responsabilité que fait peser sur eux le devoir de ne
pas laisser périr de faim les trois cents hommes auxquels ils
commandent, les chefs de la mission comprennent qu'ils doivent
se décider à faire taire leurs répugnances et organisent, bien à
contre- cœur, un système de razzias qui leur procure des animaux
et du grain. Le li juin, une reconnaissance conduite dans ce but
par le commandant Lamy est attaquée à rimproviste par plusieurs
centaines de Touareg. Mais l'ennemi, qui combat à l'arme blanche,
est décimé par la fusillade, perdant trente hommes tués, ainsi que
quatre-vingt chameaux. Dans la sacoche de l'un des blessés, on
trouve une lettre qui peint bien l'esprit des populations de l'Aîr :
« Je vous apprends que tous les désireux du paradis, de la guerre
sadnte, se lèvent et se massent contre les infidèles. Vous, les pru-
dents et les sages, n'ayez qu'une seule idée, qu'un seul but, le
matin, le soir, la nuit, une seule tendance, la guerre sainte contre
les chrétiens I »
Cependant, la leçon du 1& juin procure à la colonne six semaines
de tranquillité, pendant lesquelles, après avoir dû se résigner au
douloureux sacrifice des charges qu'elle ne peut plus emporter,
€lle parcourt, au milieu des granits et des laves, un steppe de
gommiers aux branches épineuses. Enfin, le 28 juillet, elle arrive
à Aghadez.
Cette triste capitale de l'Air possède bien toujours le haut
minaret pyranûdal dont Barth a donné un dessin fidèle. Mais des
soiiante-dix mille habitants qu'elle a comptés, dit-on, au temps de
sa splendeur, il n'en reste plus aujourd'hui que cinq mille. Le
commerce y est à peu près mort. Pendant la saison des pluies,
il suffit que quelques caravanes du Damergou fassent défaut pour
que la ville soit littéralement afiamée; car c'est de là qu'elle tire
tout le mil nécessaire à la population. Le sultan a si peu d'auto-
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'^
fs*
L'iPOrti fllBâMnOE
rite cpi'oB dit de lui « qu'il n'arriverait mÊme pas i préserver
xm âae s'il en atait un à faire sortir de la riUe n .
Presqae chaque joor, il iant tenir d'interminables palabres avec
p?V le sultan ou les notables, entendre leurs protestations de iwaM
volonté, le<B^ promesses de li? rer, à bref d^ai, les animasx ou
les prorisions que réctame la mission^ Invariablement, le déU
s'écoule sans amener autre chose que les lamentations des auto-
rités d'A^adez, que telle ou telle drconstance ont empêchées de
tenir leur parole.
Devauat la constatation d'une telle impuissance, là mission se
décide 1 partir le 10 ao6t dans la direction dirhaiëne, où os
faai a promis qu'elle trouverait de l'eau et des {ntmatons; nais
le guide, soudoyé par les Touareg, l'égaré à. dessein et lui (aie
courir, le 11 aolit, le plus effroyable danger auquel elle ait été
exposée pendant toute la campagne. Beurensement la trahison
est éventée^ le guide fiisillé sur place; la colonne, un moment
déoxNalisée par la soif et la fatigue, se reprend, et le chef des
convoyeurs chaanriM, El-Hadj-Abdul-Hakem, dont le dévouement
inaltérable a, du reste, été récompensé depuis par la croix de b
Légion d'honneur, entreprend, quoique ne connaissant pas le
pays, de ramener la mission à Agadez. Il y réussit le 18 aoftt.
Mais^ hélas 1 des mille chameaux recrutés à Ooargla, il n'en reste
plus que deux, à peine capables de se temr debouL
Il &ut recommencer à vivre au jour le jour; le mil apporté le
soir garantit tout juste la nourriture du lenckmain. Cependant
M. Foureau patiente encore et fait vsJoir à ses compagnons l'inu-
tilité d'un coup de tète, qm n'aoradt d'autre résultat que de livrer
i la mission une ville déserte et sans provisions. L'intimidation,
constante et sans trêve, lui paraît préférable. EnQn, le 1*' octobre,
il se décide à poser nu ultimatum : si les cbauMaux, depuis si
longtemps promis, ne sont pas livrés sur l'heure, dès le len-
demain, les puits d^ la ville seront occupés militûrement.
La menace, mise à exëentîon, produit son effet. Encore, dans
son humanité, le chef de la mission a-t-il laissé boire les gess,
se bornant à leur interdire d'emporter de l'eau. Après de nom*
breux poarparia's, au cours desquels Peau est tantôt rendue et
tantôt de nouveau conpée, IL Foonean obtient enfin gain de
canse. Le 17 octobre^ la mission peut parth* poor Zinder avec
cent onze chameaux, cent neuf ânes, deux cents amitons et
dbèvres, doose jours de ratioiis de mil et <ieitx cent treste ostres
d'eau. Les grandes misères sont désormais finies.
Noos .disons « les grandes nusères »; car II en reste eoicore
beacoup^i supporter. D'abord les animaux suffisent tout jnste
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U MISSIOR rOOBlAihUMT SU
VOL transport des charges, et Ums les hommes vont être obligés
de faire la route à i»ed. Or ils sont & peu près privés de cha^
soreS) ou n'ont que des lambeaux de peaux averses attachés
aux pieds. Et cependant on les vorra fournir, en trente et une
heures, ose étape de 87 kilomètres! Les vêtements ne sont plus
que des guenilles informes, des dentelles, GhraitH>n volontiers,
si le mot n'évoquait pas une idée de luxe, et la troupe ressemble
mieux à une bamde de brigands qu'à une réunion d'honnêtes
gens. Enfin, la brousse est tapissée d'une graminée, dont les
graines épineuses s'attachent à tout et produisent de douloureuses
piqûres.
Ajoutons que le personnel de la colonne en marche s'est accru
d'une foule de négresses volontaires qui, ayant fui le domicile
de leurs maîtres, s'abritent sous le pavillon de la mission pour
regagner les pays où elles sont nées, de sorte qu'elles s'égrènent
peu à peu snr la route.
Le pays est beaucoup moins inhospitalier. La végétation devient
plus nourrie; les traces d'antilopes et de gazelles sont nombreuses.
C'est la brousse du Tagama, véritable paradis pour les chasseurs.
Dans le Damergou, où on arrive le 28 octobre, les puits ne man-
quent pas, quoique le débit en soit faible. Enfin, le 2 novembre,
la colonne entre à Zinder, où elle est reçue par les cent tirailleurs
sénégalais que comoaande le sergent Boutbel, en présence du
sultan splendidement équipé, et entouré d'innombrables cavaliers.
Qu'est-ce donc que cette troupe française qui fût là si bonne
figure au milieu des indigènes? C'est un détachement de l'ancienne
misi^ion de l'Afrique centrale, tristement célèbre par la mort du
colonel Klobb, et que le lieutenant Pallier a laissé là tout récem-
ment, tandis que ses collègues Joalland et Meynier se hâtaient
de faire route pour le Tchad avec cent soixante hommes et deux
cents chameaux. C'est à un simple sous-officier d'infanterie de
marine, seul représentant de son pays dans la région, qu'est
échue la tâche de faire respecter désormais le drapeau de la
France, à la place même où a été massacrée la mission Gazemajou,
et le sergent Bouthel s'en acquitte avec autant de tact que d'intel-
ligence et de dévouement.
C'est vraiment une scène digne des temps héroïques que cette
arrivée à Zinder, lorsque, dit M. Foureau, « les thrailleurs séné-
galais virent défiter, devant leurs yeux, toute notre escorte, dégue-
nillée, mais vaillante et superbe. Le salut des deux drapeaux,
«ffirmé pur des sonneries de clairon, évoquût, en ce point et dans
ce cadre, on tableau émouvant et les fibres patriotiques de chacun
de BOUS vibrèrent, en cet instant, d'une chaude et réconfortante
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!Î16 L'tPOPÉE S&BÂRIBNRE
émotion... Notre joie étidt sans mélange et nos cœurs palpitûent
de bonbear, sons le grand soleil da Soudan » .
Prévenu quelque temps d'avance de l'arrivée de la mission, le
sergent Boutbel a tout disposé pour la recevoir. Il a même poussé le
soin jusqu'à s'approvisionner de vareuses, de pantalons et de
chaussures pour l'effectif entier, tout surpris de ce confortable
après tant de privations. C'est alors que M. Foureau fait venir les
Touareg amenés d'Agadez et, à leur profonde stupéfaction, leur
restitue les cbameaux réquisitionnés dans cette ville, en acquittant
la somme due pour la location. On saura là- bas qu'on peut se fier
à la parole de la France, même quand elle est donnée à des bommes
qui se font un jeu, presque un devoir, de la fourberie.
Des dépècbes de Paris attendaient la mission à Zinder. M. Fou-
reau apprend que le ministre le laisse entièrement libre de cboisir
la voie de retour, prescrivant seulement que, s'il se décide pour le
Tcbad, l'escorte passera au service du ministère des colonies, et
cbercbera à opérer sa jonction avec les troupes qui, dans le Kànem
et le Chari, s'efforcent d'enrayer les progrès du sanguinaire Rabab.
Après tant de fatigues endurées, l'explorateur saharien va-t-il
céder à la tentation de regagner l'Europe par la voie la plus
courte, pour jouir le plus tôt possible des ovations qui l'attendent
en France? Ce sei^it mal le. connaître. II sait ce que souhaitait
M. Renouât des Orgeries et comment ce vœu est conforme à celui
du gouvernement, auquel il a lui-même, avant son départ, soumis
un programme résumé dans ces mots : Algérie^ Sahara^ Soudan^
Tchad, Kânem, Chari, Donc, pas d'hésitation, et c'est avec joie
qu'il décide le départ pour le Tchad.
Loin de se reposer à Zinder, le commandant Lamy avait employé
plus d^un mois à la pacification et à l'organisation du pays autour
de cette ville. Le 23 décembre, y y rentrait avec la dépouille mor-
telle du colonel Klobb, qu'il avait pieusement recueillie. Il ramenait
en outre trois cents chevaux, obtenus comme tribut d'amende des
révoltés dont il venait de recevoir la soumission. Désormais, cha-
cun des hommes de la mission aurait sa monture. Cinq jours après,
tous les cbameaux nécessaires au transport des charges se trou-
vaient réunis.
Aucun incident ne signale le voyage du Tchad, sinon la ren-
contre trop fréquente des lamentables ruines accumulées par Rabab
et ses lieutenants, et les protestations des indigènes, prêts à mar-
cher avec la mission contre leur ancien oppresseur. La colonne»
souvent obligée de jeûner, et perdant chaque jour des animaux
mal soutenus parleur ration d'herbe sèche, arrive le 21 janvier 190O
en vue du lac, objet des rêves de H. Foureau depuis plus de vingt
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U MISSION FOURIAU-UMT 217
ans. Elle en fait ensuite le tour par le nord et Test, apercevant sur
sa roate de nombreux éléphants.
Le 2A janyier, elle traverse Kouka, ou plutôt les ruines désolées
de cette capitale du Bomou, riche autrefois de cent mille habitants
et si fort admirée de Monteil lors de son mémorable voyage de
rAtlantique à la Méditerranée. Les crânes et les ossements humains
y jonchent le sol, parmi les jarres brisées et les cabanes effondrées.
De temps à autre, des cavaliers viennent s'offrir pour participer à la
guerre contre Rabah.
Enfio, après d^ marches de nuit très fatigantes et de nombreux
drcoits autour des lagunes qui accidentent les bords du Tchad, le
H février, vers la pointe sud-est du lac, la troupe gai venût de
parcoDrir, depuis Aghadez, près de 2,000 kilomètres, opère sa jonc-
tion avec la mission de l'Afrique centrale, commandée par MM. Joal-
land et Meynier. ProGtant de ce renfort, le commannant Lamy, par
une brillante attaque, enlève, le 3 mars, la ville de Roussri, que
les troupes de Rabah abandonnent dans une fuite désordonnée.
Immédiatement les indigènes affluent autour de la ville, venant se
mettre sous la protection de notre drapeau. En un mois leur nombre
atteint près de douze mille, et ils ont amené avec eux près de
quinze mille tètes de bétail.
Le 2 avril 1900, on reçoit des nouvelles de M. Gentil, dont la
marche a été retardée par divers obstacles. Pour accélérer sa
venne, le commandant Lamy décide de lui envoyer des pirogues
qoi remonteront à sa rencontre le Chari, principal affluent du
Tchad. M. Foureau, qui ne se sent plus nécessaire, et dont le
programme est intégralement rempli, s'embarque sur cette flottille.
Douze jours, après il rejoint le commissaire français du Tchad.
Laissons- lui le soin d'exprimer l'émotion de cette rencontre :
« Gentil s'avançant dans un pays qui est le sien, qu'il a décou-
vert, parcouru le premier et fait connaître au monde, voyant tout
à coup apparaître un autre homme de sa nation, parti de la Médi-
terranée et qui vient prendre sa main sur le Chari, c'était la soudure
définitive du dernier anneau de la chaîne française s'étendant
maintenant à travers tout le continent africain. Mon mandat était
bien définitivement rempli. »
Satisfit de ce résultat, M. Foureau continue i remonter le
Chari, puis son affluent le Gribingui ; traversée de cinquante-six
jonrs, après laquelle il faut encore parcourir 300 kilomètres pour
atteindre rOulx^ingui. M. Foureau s'y trouve le 20 juin et, parvenu
le 28 à Bangui, il arrive le 21 juillet à Brazzaville pour s'embarquer
le l*' août à destination de la France et débarquer à Marseille le
2 septembre 1900.
25 jANVini i90'>. 15
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2t8 L'if OPËI SâHARIIMIK
Malheureusement sou retour daus la mère-patrie était attristé par
la nouvelle, reçue à Brazzaville, de la mort du commandant Lamy,
tué le 21 avril au moment même où il venait de briser la puissance
de Rabah. Du moins, si ce succès était payé trop cb^, U. Foureau
emportait -il la consolation d'avoir va un véritable triomphe national
se greffer, grâce à lui, sur l'œuvre pacifique dont il avait été l'ini-
tiateur et le principal artisan. Il avait suffi de la réunion des sept
cents fusils des trois missions saharienne, Afrique centrale et
Gentil, pour écraser le terrible potentat dont le passage s'était
signalé par tant de ruines. Et cette défaite allait être bientôt
consommée par les nouveaux exploits accomplis sous la conduite
du capitaine Reibell, digne successeur de Lamy ^
Et quelle providentielle coïncidence! Ainsi que le remarque
justement M. Liard, <c ces trois missions qui, venues de points si
différents, s'étaient ainsi réunies au centre de l'Afrique comme
en un point donné et i un jour donné, avaient éprouvé, cha-
cuud dans sa marche, un retard de près d'une année. La mis-
sion Foureau-Lamy, affamée, anémiée, dénuée de tout, sauf de
ses armes et de ses munitions, avait été retenue de longs mois
dans l'Aîr. La mission Voulet- Chanoine avait fait de ses armes
l'horrible usage que l'on sait. Pour qu'elle pût reprendre sa marche
avec de nouveaux chefs, il avait fallu l'épurer et en réorganiser les
restes. L'avant- garde de la mission Gentil avait été écrasée par
Rabah, et malgré le succès du capitaine Robillot à Kouno, il avait
été sage de revenir vers le sud en attendant des renforts. Ces
événements, absolument indépendants les uns des autres, furent
le salut commun. Arrivée au Tchad isolément, chacune des trois
missions n'eût pas été de foi ce à résister à l'armée nombreuse et
aguerrie de Rabah. Réunies, elles la taillèrent en pièces. »
Ainsi l'épopée saharienne, commencée sous les auspices de la
science, s'est terminée par un brillant fsdt d'armes, d'une portée
incalculable pour l'établissement de l'influence française au Soudan.
Six mois auparavant, le voyage au Touat d'un autre pionnier de la
recherche scientifique, M. Flamand, avait eu pour conséquence
l'occupation d'In-Salah. L'année 1900 a donc été particulièrement
bonne pour la géologie, puisqu'elle a permis à deux de ses repré-
sentants d'être les instruments d'une notable extension de notre
domination en Afrique.
Quant au profit que la science proprement dite a rethré de la
mission Foureau, on l'appréciera mieux encore lorsque sera ter*
^ Il y a peu de semaines, les deroiers restes de l'armée de Rabah, sous
les ordres de son Ûls, étaient définitivement écrasés à Dikoâ par le capitaine
Dangre ville.
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U MlSaiOII rOQtUIhLàMT fit
iHiée TéUids de tons les matériaui recoeillis, ai importaDis poor
h géographie, U gèotogie. Ut connaistaBce des climals et celle dei
]K)pttiatîoB8. llaiB ce n'est pas îd le lieu d'ea donner nn aperça.
On oe dresse pas le bilaa d'nne épopée. Ilème il nons semUe
qu'en essayant en ce moment de Cure ressortir les celés utiles de
rexpëdiiknci, nous risquerions presque d'aiEaiblir Timpresûon de
grandemr désintéressée qoi ne dégage de tonte cette campagne, ai
belle par TéDergie déployée, la patience constamment manifestée,
fat êacûpUne si parfaitement maintenne.
C'est ce caractère de grandeur qu'ont tenu i reconnaître cbec
BOBS les Académies et les Sociétés sarantes : la Société de géo-
gnpltte« par l'attribution de sa grande médaille d'or; l'Académie
des sôeaces morales» en décernant k M. Foureau le prix Audiffred,
€ desdaé h, récompenser les plus beaux, les plus grands dévone*
ments «; l'Académie des sciences, enfin, en estimant que le plna
important des prix dont elle dispose, le prix Locomte, pouvait sans
injnaïke être décerné à une oeuvre dont la science a été vraiment
llnstigalrice et le soutien.
Pour jastiGer pleinement ces distinctions académiques, il a saffi
d'emprunter à M. Foureau lui-même la concluûon de son prologue»
ex nous ne saurions mieux faire que de la reproduire ici :
« Durant tout le cours de son voyage, la mission saharienne a
tenu à ne pas sortir de son mandat de mission essentiellement
pacifi|iie. Elle a montré partout le pavillon national sous des cou-
leurs de générosité, de bienveillance et d'humanité. Elle n'a pas
cessé de pensa* que la douceur et la patience sont des arguments
soavent meilleurs que la force. Elle a partout déclaré que cette
force dont elle disposait ne serait employée que contre des agres-
sions directes et non pas comme un moyen de conquête violente.
« Ce sont de telles dispositions qui lui permettent aujourd'hui
de se glorifier du rôle qu'elle a joué, rôle si conforme à notre
esprit national en même temps qu'aux lois de l'humanité.
€ Mes collaborateurs militaires ont ainsi ajouté une belle page de
phis à la liste déjà longue de leurs exploits et augmenté d'une
Caçon considérable le territoire de la France, sans avoir jamais
laissé derrière eux le sonvenir d'une brutalité, l'apparence d'une
cruauté ou le regret d'une injustice. »
En 1896, au moment où le léopard britannique préludait, par
une expédition de flibustiers, à l'accomplissement de ses desseins
sur le Transvaal; alors qu'un frémissement agitait l'Europe et
provoquait, jusque sur le trône d'Allemagne, un élan trop tôt
réprimé; alors que le gouTemement anglûs lui-même, dans un
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2)0 L'ÉPOPÉE SAHARIfiRNB
accës passager de pudeur, répudiât officiellement toute complicité
avec les vaincus de Mafeking, le poète-lauréat de la Couronne,
plus franc que ses compatriotes dans l'expression de ses sentiments
d*Anglo- Saxon, ne craignait pas de glorifier, dans une pièce de
vers, ce qu'il appelait « la Chevauchée de Jameson ».
Si la République française avait un poète-lauréat, quel beau
thème c'eût été pour lui de glorifier « la chevauchée de Foureau et
de Lamy )»I Quelle belle revanche morale de Fachoda, s'il avait su
mettre en parallèle, d'un côté, cette bande d'envahisseurs attirés
par l'appât de l'or et du diamant; de l'autre, cette phalange de
héros désintéressés, sachant bien que, dans les solitudes qu'ils
allaient parcourir, il n'y aurait ni une parcelle de métal ni une
pierre précieuse à récolter; d'un côté, cette nation si fière de se
dire chrétienne, autorisant par son silence, et bientôt par sa propre
entrée en scène, une tentative d'écrasement d'une race bien plus
attachée qu'elle à la pratique des préceptes évangéliques, et cela
sous l'impulsion d'un syndicat de faiseurs d'affaires sans scrupules;
de l'autre, ces chefs d'expédition, ménagers même du sang de
leurs ennemis, n'apportant dans l'exercice de la justice vengeresse
ni hâte ni passion, voyant accourir à eux, pour s'abriter sous les
plis du drapeau tricolore, les restes des tribus noires, échappées
au fer et au feu des sultans du Soudan I Et s'il avait su prévoir ce
qui surviendrait ensuite, comme pendant à ces foules d'hommes, de
femmes et d'enfants empressés à se mettre sous la protection de la
mission saharienne, avec quelle vigueur il eût flétri les horreurs de
ces camps de reconcentration de l'Afrique australe, où tant de
misères sont endurées, tant de frêles existences froidement
sacrifiées à l'insatiable ambition de l'impérialisme britannique!
Voilà l'enseignement que nous donne le début du vingtième
siècle. Il est réconfortant pour ceux que de trop fréquentes éclipses
de l'astre national porteraient à douter des destinées de la France.
Si, à l'intérieur, nous faisons souvent de bien mauvais rêves,
regardons au dehors, vers des exemples comme ceux que nous
donnent les Marchand, les Foureau, les Lamy. Alors nous sentirons
quelles admirables réserves de courage, de persévérance et de
générosité subsistent encore dans le pays que les politiciens
oppriment et empoisonnent. Nous attendrons ainsi moins impa-
tiemment qu'il plaise à la Providen^ de ne plus réserver pour
l'Afrique l'éclatante manifestation des vertus dont notre race n'a
pas perdu la tradition.
A. DE Lapparent.
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8'^L
— T^^^^^^rp-
UNE QUESTION SOCIALE
LE MARIAGE DES OFFICIERS
La question da mariage des officiers, souvent abordée par la
presse, a donné lieu, depuis un an environ , à une recrudescence
d'ardcies reflétant des opinions variées auxquelles la politique
n'est pas toujours restée étrangère. Ce grave sujet n'a été
qu'effleuré, — et encore sur un point unique, — dans une publi«
cation récente qui, au premier abord, semblait devoir, par son
titre même, lui réserver une place notable. Nous voulons parler des
Conférences sur le râle social de t officier^ faites en 1901, par
IL le lieutenant-colonel Ebener, aux élèves de Saint-Gyr, confor-
mément à l'ordre et avec un programme; du ministre de la guerre.
L'auteur s'est borné, en effet, à signaler la'contagion matrimoniale
sévissant parmi les officiers, et à faire ressortir les inconvénients
des mariages prématurés. Il est vrai qu'il s'adressait à des jeunes
gens, à des débutants, et que les termes du programme minis-
tériel ne l'obligeaient pas à traiter le fond du sujet.
Nous n'avons pas les mêmes raisons de nous interdire d'entrer
dans le vif de cette question qui intéresse non seulement l'armée
en particulier, mais la société française tout entière. L'influence du
mariage des officiers sur la mission sociale qui leur est échue, est
loin d'être un thème spéculatif.
Lorsqu'au 1891, le colonel Lyautey définissait, avec une remar-
quable sagacité, le rôle d'éducateur de la jeunesse, dévolu dans
l'avenir aux officiers, la loi de recrutement qui régit encore l'armée
commençait à être appliquée. Votée à coups d'amendements, elle
inaugurait un régime où les correctifs apportés à l'obligation du
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.:* "^'* 7^ vt^->-
222 UNE QUESTION SOGIàLB
service militaire égal poar tous, prenaient des proportions exces-
sives. Les dispositions additionnelles dont elle a été l'objet depuis^
ont aggravé ce défaut d'équilibre, de sorte que la jeunesse fran-
çaise est encore loin de passer en entier entre les mains de l'ofBder
dans les conditions où la naiion et l'armée à la fois pourraient
en retirer définitivement un profit sérieui.
Pour l'exercice de cette action morale par l'enseignement pro-
prement dit, par les conseils et aussi par l'exemple, les officiers
ont besoin, au suprême degré, de la confiance de tous; or, il s'eu
faut de beaucoup qu'ils aient complète satisfaction sous ce rapport.
Incontestablement, les sympathies de la grande majorité des
Français les accompagnent et les soutiennent dans l'accomplisse-
ment de leur tàcbe, mais comment ne soufi^rlraient-ils pas des
attaques répétées des sectaires, contre lesquelles leurs défenseurs
naturels ne savent ou ne veulent les protéger efficacement? Com-
prend-on tout ce qu'il y a d'amer, de décourageant, pour ces
serviteurs si méritants, à s'entendre traiter journellement de
corrupteurs et d'empoisonneurs de la jeunesse militaire? Si profond
que soit l'esprit de devoir dont ils sont pénétrés, de pareilles
injures ne peuvent les laisser insensibles.
On ne sait malheureusement pas assez ce que ce beau rôle
d'instructeur et d'éducateur de la troupe exige d'esprit de suite et de
dévouement. Pour le remplir sans faiblesse et sans à- coups,
l'officier doit se sentir dégagé de tout ce qui, en dehors de la
caserne et du champ d'exercices, absorberait ses facultés intellec-
tuelles et son activité physique. 11 est bien difficile d'admettre que
le mariage ne constitue pas, sinon un obstacle à une semblable
mission, du moins une cause assez sensible de relâchement.
Fortuné, l'officier marié sacrifie plus facilement aux entraîne-
ments du monde ; pauvre, nous entendons dire réduit à sa maigre
solde ou à peu près, et, par conséquent, condamné à plus ou
moins de privations, il est exposé à devenir l'esclave de son ménage.
(( Des offiders, a écrit le baron von der Goltz, dans la Nation
armée j qui sont, en secret, préoccupés de savoir comment joindre
les deux bouts, qui n'aspirent qu'au moment ob, débarrassés du
fardeau d'une brillante misère, ils pourront vivre de leur modique
pension dans quelque coin ignoré, ces officiers-là, la patrie n'en a^
que faire. » A la vérité, il se rencontre des officiers assez bien
doués et assez habiles pour mener de front le service et les plaisirs
mondûns ou les soins qu'ils doivent i leur intérieur, mais l'ex-
périence du commandement apprend qu'ils ne sont qu'en petit
nombre.
Bien qu'il n'y ait pas incompatibilité entre la profession des
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LC MàBIÂGK lySS OFnaSRS tJ3
armes et le mariage, il est hors de doute que, le pins souvent* les
Uribulatious engendrées par le manque de bien-être, et les devoirs
de la paternité propres à faire naître le soud du lendemain, ne
laissent pas aux ofQciers la liberté d'esprit et de mouvement
nécessaire pour répondre en tout lieu et en toute circonstance aux
exigences du métier. Le bien du service cesse fatalement d'être
leur préoccupation unique. A leurs propres intérêts s'en joignent
d'autres qu'ils ne sauraient négliger. On les voit rechercber,
suivant le cas, les garnisons où le service passe pour n'être pas
trop assujettissant, celles qui leur permettent de se rapprocher de
leur nouvelle famille, celles encore qui leur olTrent des facilités
pour l'éducation de leurs enfants; enQn, celles où ils comptent
vivre plus économiquement. Parmi ces officiers, il en est qui,
sans aller dans leur intérieur jusqu'à l'abandon complet, irrémé-
diable, de leur volonté, s'habituent peu à peu à des concessions, et
fimssent par être hors d'état de se ressaisir dans les occasions
critiques où leur avenir militaire est en jeu. « Les esclaves sont
toujours lâches, dit von der Gollz, et la servitude d'une situation
précaire exerce autant d'influence que toute autre servitude. »
Nous voulons croire qu'au premier son du clairon qui appellera
ces officiers à la frontière, ils n'auront pas un seul instant d'hési-
tation, et qu'ils feront ensuite leur devoir, tout leur devoir, mais
encore est-il qu'ils ne sont pas, généralement, prépara à cette
éventualité dans les mêmes conditions d'entraînement que leurs
camarades libres de tout lien et à l'abri des préoccupations domes-
tiques. Les expéditions coloniales, — par exemple, — unique
débouché s'offrant aujourd'hui aux officiers pour dépenser l'exu-
bérance de leur activité, ne sont-elles pas essentiellement l'affaire
de ceux que n'enchaîne pas le mariage?
Des consiiérations qui précèdent, nous conclurons qu'^n prifi-
cipe^ l'état de mariage est préjudiciable aux véritables intérêts de
Farmée, et ne peut qu'affaiblir ou entraver la mission sociale de ses
membres. On a mis en avant, quelquefois, à l'appui de l'opinion
contraire, les noms d'hommes de guerre estimés et même illustres
qui ont été mariés, en plaçant, au premier rang, bien entendu.
Napoléon et ses maréchaux ^ L'argument n'a pas grande valeur.
On peut citer, d'ailleurs, dans l'antiquité, comme dans les temps
modernes, des noms de grands capitaines ou d'officiers de mérite
restés célibataires; tels sont ceux de Scipion, d'Annibal, de Bayard,
de Charles XII, de Hontecuculli, de Turenne, du comte de Tilly,
de Gatinat, de Chevert, de La Tour d'Auvergne. On trouve encore
^ Poaiatowski est le seul des maréchaux de rBmpire resté oélibaltire.
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224 UNE QOBSTION SOCIALE
et on trouvera toujours chez nous des officiers qui donneront un
démenti au principe général que nous avons posé, mais ils ne
seront jamais assez nombreux pour l'infirmer dans sa généralité.
L'opinion des grands hommes de guerre sur la question serait
intéressante à commenter; malheureusement, un petit nombre
seulement nous l'ont fait connaître. Frédéric le Grand n'aurait
voulu avoir que des officiers célibataires; néanmoins, il autorisait
le mariage, sous conditions, des officiers de tout grade, depuis le
général jusqu'au capitaine inclusivement. Le maréchal de Saxe,
partisan déterminé du mariage en général, au point de vue de
l'intérêt de l'accroissement de la population, préconisait, tout
naturellement, le mariage militaire. Le décret du 16 juin 1808 est
le seul acte de Napoléon qui nous permette d'entrevoir son opinion
sur la question; d'après ce décret, les officiers ne pouvaient con-
tracter mariage sans l'autorisation écrite du ministre de la guerre;
l'officier qui se mariait sans cette autorisation était destituée Nous
avons vainement recherché trace dans la correspondance de
Napoléon, et ailleurs, d'autres données de nature à nous éclairer
plus complètement sur ses vues. D'après M. Frédéric Masî^on
qui nous a fait l'honneur de répondre à quelques questions que
nous lui avons posées sur ce sujet. Napoléon aurait plutôt encou-
ragé le mariage des officiers qu'il n'y aurait mis obstacle; le
savant historien pense que l'empereur y a vu un moyen de fusion
entre deux classes adverses 2. En tout cas, le décret du 16 juin 1808
prouve qu'il mettait des conditions au mariage des officiers; bien
que nous ne les connaissions pas, nous pouvons supposer qu'elles
avaient de l'importance à ses yeux puisqu'il en faisait juge le
ministre de la guerre.
De ce que le mariage des officiers présente des inconvénients, il
ne faudrait pas conclure que le mieux est de l'interdire. On ne
^ Destitué aussi, par le même décret, le maire qui mariait un officier noo
pourvu de l'autorisation ministérielle.
La destitution pronoocée coalre l'officier qui contractait mariage sans
autorisation, figure parmi « les causes de la perte du grade d'ofUcier » dans
la loi, encore en vigueur, du 19 mai 1834, sur « l'état des officiers ».
• M. Frédéric Masson a constaté que les petits Mémoires du temps sont
muets sur ce qu'était l'existence des femmes dans les garnisons, et qu'il
n'y est, pour ainsi dire, jamais question d'elles.
Dans sa sollicitude pour les filles des légionnaires pauvres de la maison
d'Ecouen, Napoléon voulait qu'elles fussent élevées dans les sentiments
d'une piété solide, a pour être dignes d'être unies aux hommes qui l'auraient
bien servi, soit dans l'armée, soit dans l'administration. » — « La femme
est faite pour le mari; le mari pour la patrie, la famille et la gloire » (Lettre
de Napoléon à, Joséphine.)
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Ll MABIÂ6I DES OrnCURS 225
pourrait se porter à une telle extrémité sans s'exposer au ridicule
et sans provoquer des désordres bien autremeiit graves que ceux
auxquels oq vise à remédier. Du moins, les considérations précé-
dentes suffisent-elles à démontrer qu'il est indispensable de ne
rendre le mariage accessible aux officiers que dans des coniitions
déterminées permettant d'atténuer autant que possible les incon-
vénients dont il s'agit. Les difficultés imposées aux ofliciers ne
sont autres, en définitive, que les garanties prises vis-à-vis d'eux
par l'Etat, pour sauvegarder leurs propres intérêts qui sont aussi
les siens.
Il est intéressant de constater que cette manière de voir a été,
à quelques nuances près, celle de presque tous les ministres de la
guerre depuis plus de deux siècles. Aucun d'eux n'a prohibé le
mariage des officiers; la plupart, préoccupés d'empêcher les
officiers de contracter des unions nuisibles à leurs intérêts de
carrière et à la considération attachée à leur caractère, l'ont con-
trarié ou restreint; deux seulement l'ont encouragé, mais à des
degrés différents. Avant Louvois, il n'existait aucune règle fixe; les
officiers se mariaient avec ou sans l'autorisation de leurs chefs, le
plus grand nombre après des écarts de conduite passés souvent à
l'état d'habitude. Louvois mit fin à cet état de choses en édictant
la défense de se marier sans Tagrément des inspecteurs. Plus tard,
l'autorisation nécessaire était accordée tantôt par les inspecteurs,
tantôt par le ministre de la guerre; ces dispositions, appliquées
plos ou moins rigoureusement à la fin du dix- septième et au
commencement du dix-huitième^ siècle, suivant l'état moral et
politique du moment, subsistaient encore lorsque éclata la
Révolution.
Le régime de l'autorisation ministérielle prit fin, à une des
époques les plus troublées de notre histoire, par un décret de la
Convention rendu le 8 mars 1793, sous le ministère du lieutenant-
général de Beurnonvilte, au moment où Dubois-Grancë faisait
adopter le principe de la conscription militaire. Ce décret per-
mettait aux officiers de se marier suivant leur bon plaisir, sans
l'assentiment de leurs supérieurs. La liberté individuelle intro-
dmte dans l'armée sous cette forme ne pouvait être que passagère.
L'année suivante, le mariage des officiers fut soumis à des forma-
* c Le roi a été informé qu'il se fait présentemeot des mariages si peu
proportionnés parmi les officiers subalternes, qu'il m'ordonne de vous dire
de les avertir que son intention n'est pas qu'ils se marient sans avoir
complètement informé leurs colonels des femmes qu'ils doivent épouser. »
(Archives historiques du ministère de la guerre, lettre de Ghamillard, du
20 août 1704, à un inspecteur d'infanterie.)
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2» UMB QUfSTION SOClàLi
lités assez sévères. Le décret du 16 jain 1808 rendit nécessaire^
comme nous l'avoûs dit plus tiaut, l'autorisation du ministre pour
contracter a»riage, et prononça la destitution contre les ofûciers
qui passeraient outre.
Le début suivant d'une circulaire du 17 décembre 18&3, du
maréchal Soult« fait foi des abus qiû se produisirent pendant la.
période 1808-1 8&3, dans l'application du règlement existant :
<( L'expérience a démontré XinstAf finance des prescriptions ré^e-
mentaires en vigueur concernant les conditions et justifications
auxquelles sont soumis les officiers qui désirent obtenir J'autori*
satioQ de se marier. Dans le but de faire cesser les graves încon-
vénients auxquels cet état de choses donne lieu, tant pour t armée
que pour les officiers eux-mêmes^ j'ai arrêté les dispo^lions
suivantes qui ne sont, d'ailleurs^ que la cotiséquence des prescrip-
tions du décret du iQ juin 1808... » D'après cette circulaîret la
personne recherchée en mariage devait apporter en dot un revenu
non viager de 1200 francs au moins.
Le colonel de Uontagoac, le héros de Sidi-Brahim, celai dont le
général ^mbert disait « qu'il y avait en lui du Spartiate, du gen-
tilhomme, de l'artiate et du grenadier de la garde », a commeoté^
cette circulaire dans une curieuse boutade ^ que nous demandons
à nos lecteurs de reproduire intégralement, à cause des fortes
et saines pensées qui y sont exprimées, et malgré certaines appré-
ciations excessives où s'est exercé son humour de soldat, même
malgré certaines crudités de langage. Après avoir fait connaître
Texcellente impression que son jeune compatriote, le sous- lieute-
nant Brincourt, récemment débarqué & Pfailippeville (le futur
général Brincourt; nous saluons, en passant, le vaillant soldat), a
produite sur lui, le colonel ajoute : « L'armée a grand besoin
d'officiers pareils pour ne pas tomber dans la crotte où Ton essaie
de la traîner tous les jours » (déjà!). Il reprend ensuite :
« A propos de crotte, le père Soult vient de rendre une circu-
laire qui chiffonne joliotent certains idiots disposés à s'encrocter.
Cette circulaire a trait au mariage des offiders. Habitués à vivre,
en France surtout, dans un état d'oisiveté presque continuel, beau-
coup d'officiers ne trouvaient rien de mieux, pour passer leur
temps, que de s'affubler de peaux de chieo, sources de misère et
de déconsidération. Arrêter cette manie du mariage était, selon
moi, de toute nécessité et de toute moralité. On ne saurait trop
multiplier les difficultés de mariage dans Tarmée, car un otfider
^ Ijettre du 3 février 1844 adressée à ub meinbre de sa fitmille daa« lea
Lettres d*un soldat.
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Ll lARUei im OfPlCURS 2S7
marie n'est plus on militure, sortoat lorsque le vent de la mistee
pénètre sans cesse à travers son poarpcMnt râpé. Sur mille officiers
mariés, il y en a neaf cent qaatre-fingt^dix qoi ne sont pins bons
4 rien.
« La vie militaîre doit Être une Tie d'abnégation illimitée, et,
ponr que Taboégation soit complète, il faut que Tbomme soit sans
<:e8se le maître de disposer de tontes les facultés morales et phy-
siques dont la nature Ta pourvu. Or, le mariage absorbe une partie
de ces facultés; un homme marié ne pouvant plus fûre abnégation
de son existence n'est plus un militaire. Un boanae qui se marie
peut épouser un trésor moralement et pécuniairement, comme il
peut attraper un cauchemar. Dans le premier cas, les vapeurs du
bonheur l'enivrent et l'épuisent; dans le second, les étreintes du
cauchemar le fatiguent et le tuent.
« Depuis sept ans que je tourne à la broche d'Airiqoe, j'ai pu
JDger les officiers mariés : ce sont des rosses, et voilà touti En
augmentant les difficultés du mariage, vous aurez moins de ces
mendiants et de ces mendiantes qui, dans la mi**ère la plus cruelle
après la mort du père et du mari, tombent & la charge de l'Etat.
« Toutes ces considérations prouvent le bientait de la circulaire
du père Soolt. Si l'on avait laissé aller les choses, nos régiments
n'auraient bieotdt phis été que des cages à poules. »
La réglementation du mariage, à peu près complète en 1875,
portait essentiellement sur les points suivants : l'autorité militaire
s'éclaire sur la moralité de la future et de sa faooiilie ; la future est
tenue d'apporter en dot un revenu personnel et non viager de
1,200 francs au minimum ; cet apport ne peut être constitué ni en-
argent comptant ni en valeurs au porteur; la déclaration d* apport
s'établit par acte notarié; les chefs hiérarchiques émettent un
tris; le ministre prononce. En juillet 18S7, le ministre délégua ses
pouvoirs, en ce qui concernait l'autorisation de mariage, aux géné-
raux commandant les corps d'armée. Par une note du 26 juin 1888,
iidèciia que les officiers jouissant d'une sol le réglementaire de
i,000 francs au moins, pouvaient se marier sans que leur future
eût à justifier d'un apport dotal ^
Enfin, une décision ministérielle du 1" octobre 1900, émanant
du imni>tre de la guerre actuel et abrogeant la circulaire du
17 décembre 184% et les dispositions postérieures, posa des règles
que nous résumerons ainsi :
Le ministre de la guerre eiamine et accorde ks autorisations
' A cette époque, les officiers supérieurs seult jouissaient d^une solde de
-tediiffre.
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228 UNE QUESTION SOGIALS
demaDdées par les officiers généraux; les commandants de corps
d'armée donnent suite à celles qu'ils reçoivent des autres ofBciers,
et ne font parvenir au ministre, avec leur avis motivé, que celles
qu'ils proposent de refuser. Les demandes sont accompagnées
d'un certificat délivré par le maire du domicile de la future et
approuvé par le sous-préfet, et constatant la situation de la
future et de ses parents et la réputation dont ils jouissent; les
chefs de corps et les généraux, en transmettant la demande, y
joignent leur avis motivé sur la moralité de la future épouse et la
convenance de l'union projetée ; pour obtenir ces renseignements,
l'autorité militaire peut recourir à la gendarmerie, en faisant
prendre confidentiellement et non offidellement ces informations
par des officiers de cette arme, et exceptionnellement par des sous-
officiers.
On voit que la condition de l'apport dotal minimum (circulaire
du 17 décembre i8A3) ne subsiste plus ; que l'acte notarié destiné &
constater cet apport est supprimé; enfin, qu'il n'est plus question
de la règle (note du 26 juin 1888) d'après laquelle les officiers
jouissant d'une solde de 5,000 francs au moins pouvaient se marier
sans que leur future eût à justifier d'un apport dotal. Il est profon-
dément regrettable que des prescriptions de principe de cette nature
soient ainsi laissées à la merci d'un trait de plume ministériel.
Depuis 1793, d'ailleurs, en dehors du décret de Napoléon en 1808
et d'une ordonnance de 1823 (sous le ministère du maréchal Victor),
le mariage des officiers n'a été réglementé que par des circulaires,
des décisions, des arrêtés et des notes des ministres de la guerre,
alors qu'il aurait dû être traité, sinon législativement, du moins
par voie de décrets, dans ses prescriptions fondamentales.
L'intérêt qui s'attache à l'organisation militaire allemande, si
méthodique et si raisonnée, nous fait un devoir d'ajouter à l'exposé
qui précède quelques données sur les règles adoptées dans l'armée
en matière de mariage des officiers. D'une manière générale, les
Allemands ne négligent rien de ce qui peut assurer aux officiers
une situation honorable. « Les avantages qu'on leur accorde, dit
von der Goltz, sont un capital rapportant de gros intérêts. » Sur
le point spécial du revenu dont les officiers doivent faire la preuve
pour obtenir l'autorisation de se marier, les Allemands professent
des idées tout à fait différentes de celles qui dominent dans la
décision ministérielle du 1*' octobre 1900 : loin de diminuer ce
revenu particulier, ils l'ont sérieusement augmenté il y a une
quinzaine d'années; celui qu'on demande aux lieutenants a été
porté, en 1886, de 2,250 francs à 3,125 francs; on a élevé, & la
même époque, celui qu'on exige des capitaines de 2* classe de
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LB MiRIiGB DIS QTFiGiElS »9
937 fraDCS & 1,875 francs. Les officiers touchant une solde supé-
rieure à celle du capitaine de 2* classe n'ont à justifier d'aucun
revenu. En général, le revenu est constitué en rentes; il peut
provenir d'une pension. Un acte passé par-devant notaire le
constate ayec pièces & l'appui. L'autorité militaire est tenue de
prendre connaissance de toutes les valeurs mobilières et immobi-
Uëres appartenant & l'officier. De son côté, celui-ci atteste, par
écrit, sur son honneur, que les valeurs mentionnées dans l'acte
notarié sont bien sa propriété ou appartiennent à sa future. Le
chef de corps transmet la demande & l'auditoriat et consulte le
corps d'officiers après s'être renseigné sur la future et sa famille;
enfiu, le dossier est adressé à l'empereur ^
Le recrutement du corps d'officiers, en Allemagne, différant
assez sensiblement du DÔtre, on pourrait objecter qu'il n'y a pas
heu d'attacher trop d'importance aux conclusions à tirer du nombre
et de la rigueur des conditions que l'on y met & l'obtention de
l'autorisation de mariage. Quoique cette opinion ne nous paraisse
pas fondée sur tous les points, nous n'y in^sterons pas. Mais que
iant-il penser des mesures prises sur le même sujet, il y a quelques
jours à peine, par le gouvernement espagnol qui s'occupe de la
réorganisation de ses forces militaires? L'armée espagnole n'a pas
le caractère aristocratique de l'armée allemande. Or, la Gaceta
vient de publier un décret royal d'après lequel les officiers ne
pourront désormais contracter mariage qu'avec l'autorisation du
roi, s'ils sont âgés d'au moins vingt-cinq ans, et s'ils peuvent
justifier, dans le cas où ils ne seraient pas capitaines, d'un revenu
particulier qui, réuni à leur traitement, atteindrait le montant de
la solde de ce grade. D'après le même décret, les officiers âgés de
plus de trente ans et comptant au moins douze ans de services, ne
sont pas soumis à cette obligation. Nous négligeons des détails
non moins âgnificatifs, non moins concluants, mais que ne com-
porte pas cette rapide étude.
* Les officiers allemands se marient souvent dans le grade de lieutenant,
et presque toujours dans des conditions de fortune très avantageuses, le
titre d^officier ouvrant toutes les portes. Les femmes appartiennent, en
majorité, aux classes industrielle et commerçante. Un très petit nombre
d'ofOciers démissionnent pour épouser une jeune fille sans fortune. De
temps en temps, cependant, on voit un officier très titré dans Tobligation
de quitter le service par suite de son mariage avec une Juive Les officiers
de cavalerie, qui sont généralement les plus riches et les plus titrés, font
les plus beaux mariages; viennent ensuite ceux d*infanterie, d'artillerie et
du génie. U existe des coteries parmi les femmes d'officiers, comme chez
nous; les plus fortunées se recherchent entre elles.
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239 UNB QOESTIDII SOOàLB
Depuis la décision da 1*' octobre 1900, il ne reste plus, ponr
éclaira l'autorité militaire appelée à donner un avis motivé sur les
demandes de mariage, que le certificat du maire et les rensd-
gnements fournis par la gendarmerie. La circulaire du 17 dé-
cembre 18/i3 prescrivait déjà l'établissement du certificat muni-
dpal, mais, alors, cette pièce devait relater ¥ l'étal des parents de
la future, le sien, la réputation dont elle jouissait, ainsi que sa
iamilie, le montant et la nature de la dot qu'elle devait recevoir et
la fortune i laquelle elle pouvait prétendre ». La décision du
1*' octobre 1900 sert à œnstater « la situation de la future et cdle
de ses parents, la réputation dont elle jouit ainsi que sa famille ».
Nous sommes tout disposés à interpréter les mots vagues de
siiuation de la future et de ses parents comme résumant les
données détaillées qu'énumëre la circulaire du maréchal Soult;
nous supposons, d'aillrars, que l'autorité militaire fait de même,
mais on conviendra qu'en présence de l'abrogation de toutes les
dispositions postérieures à cette circulaire, le ministre de la guerre
aurait pu recourir à une rédaction plus explicative; c'était le cas,
{rfus que jamais, de préciser la nature des renseignements à
rechercher sur la future et sa famille. Si l'on ne connaissait dans
leurs détails les actes ministériels abrogés, on serait probablement
bien embarrassé pour appliquer, sous ce rapport,, la décision du
1~ octobre 1900.
Admettons qu'il n'y ait Ut qu'un défaut de rédaction, et venons-
en an fond de la question de l'apport dotal. La décision du
1*' octd)re 1900 débute ûnsi : « L'arrêté ministériel du 17 dé-
cembre 18&3 stipule que les officiers de toutes armes ne peuvent
obtenir la permission de se marier que si la personne recherchée
en mariage apporte en dot un revenu non viager de 1,200 francs*
Les circonstances qui avaient motivé cette prescription n'existent
plus aujourd'hui. En conséquence, etc. »
Le ministre ne nous ayant pas mis au couorant des drconstances
auxquelles il fa^t allusion, nous avons cherché & combler la lacune.
Tout d'abord, nous nous sommes demandé si le renchérissement
toujours croissant de la vie matérielle depuis un demi- siècle (daas
l'espèce, depuis 18&3, date de la circulaire du maréchal Soult) ne
rendait pas illusoire le mo(Uqae apport de 1,200 francs de reveaa ;
loin d'en induire qu'il n'avait plus lieu d'être, nous nous sommes,
au contraire, persuadé qu'il faudrait le remplacer par un apport
plus élevé. En un mot, les raisons que nous avons aujourd'hui de
prévenir les abus en fait de mariage restant tout aussi impérieuses^
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LS KARUOE DES OiriaiIS 231
la dot réglemenUire i exiger nous a para devoir suivre la pro-
gression qui s'accuse dans les charges de l'existence.
Nous nous sommes dit aussi que la solde ancienne des officiers
sobalceroes de toutes armes^ notoirement insuffisante pour leur
permettre de répondre aux exigences de la vie courante, était
peatètre une des <c circonstances » auxquelles le ministre a £ût
aUusion comme ayant motivé la prescription relative à l'apport
dotal et comme « n'existant plus ». M&is il est, au contraire, très
fadle de montrer que cett^ « circonstance existe encore ». En
d'autres termes, la solde actuelle, à supposer qu'elle suffise aux
besoÎDS des sous-lieutenants, des lieutenants et des cafntaines
célibataires, n'est pas encore assez élevée pour que tous ces offi-
ciers paissent se passer de tout apport dotal quand ils se marient.
C'est ce dont fait foi le tableau ci-dessous :
GndM.
SoQS-lieuteoant
Lieutenaat en 2*
Lieuteoaat en i^'
Capitaine avant 5 ans de grade
Capitaine après 5 aos. .......
Gapiudne après 8 ans
Capitaine après 12 ans
En regard du chiffre annuel de la solde de chaque grade (offi-
ciers subalternes), nous avons placé celm du revenu total annuel
* Nous ne pouvons . entrer ici dans tous les développements et surtout
dans les àétailsde chiffres qu'entraînerait une étude complète de la question
du mariage des officiers dans ses rapports avec leur solde. Le tabteau ci-
dessus et les données suivantes suftiroot, croyons-nous, pour appuyer les
coDsidérations que nous présentons sur ce sujet.
Avant i8S9, la «olde des officiers variait avec les armes. L'infanterie
était Vanne la moins bien traitée; les officiers subalternes recevaient par
an (solde nette] :
fious-lieuteoanto ^68 fr.
lieotenante en 2« 9376
— en 1^ 2448
Capitaines en 2» 3168
— en^*' 3420
La floldedu chef de bataillon était de 5004 £ranci.
Le décrei du 4 janvier 4889 consacra Tunifieation de la solde des officiera;
Solde nette
anniielle.
Hekie aniuielle
augmentée do l'ancien
apport dotal de
la future.
2340
3540
2520
3720
2700
3900
3492
4692
3996
5196
4500
5700
5004
6204'
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232 UNE QUESTION SOCIALE
d*un officier auquel sa femme apporterait le minimum de dot exigé
ayant la décision du 1" octobre 1900.
D'après la note ministérielle du 26 juin 1888, qui a été abrogée
par cette décision, les officiers jouissant d'une solde de 5,000 fr.
au moins étaient autorisés à se marier sans que leur future eût k
justifier d'un apport dotal. Si le chiffre de 5,000 francs était
considéré, en 1888, comme représentant le minimum du revenu
nécessaire pour entrer en ménage, à plus forte raison est-il justifié
douze ans plus tard. Or, on voit, par le tableau ci-dessus, que les
sous-lieutenants, les lieutenants et les capitaines ayant moins de
cinq ans de grade ne réalisent pas encore ce chiffre; les capitaines
ne peuvent l'atteindre qu'à partir de cinq ans de grade*.
Nous ne pousserons pas plus loin nos suppositions sur les
il ne reçut son application complète que le i*^ janvier 1891. La solde des
officiers subalternes de toutes armes fut alors la suivante :
Sous-lieutenants 2340 fr.
Lieutenants en 2« 2520
— en 1". . . 2700
Capitaines avant 6 ans de grade 3060 /
— après 6 ans 3420
— après 10 ans 3T80
— après 13 ans 4140
La solde du chef de bataillon fut portée à 5508 fr.
A partir du l»"^ mai 1895, l'ancienneté pour la solde progressive des
capitaines a été modifiée ainsi qu'il suit : capitaines avant et après 5 ans,
après 8 ans et après 12 ans.
Un nouveau tarif de solde a été appliqué aux capitaines à partir du
1«» juillet 1901 : c'est celui qui est actuellement en vigueur et que nous
avons reproduit plus haut.
Quant à la solde actuelle des sous-lieutenants et des lieutenants, elle est
fixée par le tarif appliqué depuis le l" janvier 1891, que nous avons fait
également connaître. Une somme de 850,000 francs est inscrite au budget
de 1902 pour relever celle des lieutenants, après neuf ans de grade d'officier»
de 2H10 à 3000 francs.
* Nous avons vu plus haut que le revenu particulier exigé, dans l'armée
allemande, des lieutenants et des capitaines de 2« classe qui désirent se
marier est, depuis 1886, pour les premiers de 3125 francs, et pour les
seconds de 1875 francs. Le minimum delà solde des lieutenants d'infanterie,
par exemple, étant de 1755 francs et celle. des capitaines de 2.' classe de
4662 francs, le revenu total (revenu particulier exigé pour se marier, joint
à la solde) des premiers est au moins de 4880 francs (il peut s'élever
jusqu'à 6200 francs avec la solde maxima de.3075 francs) et celui des seconds
au moins de 6537 francs (il peut sléleveç à, 7960 francs avec la solde
maxima de 6085 francs). Les officiers touchant une solde supérieure à celle
des capitaines de 2« classe n'ont à justifier d'aucun revenu particulier. Les
capitaines de l'* classe d'infanterie touchent de 6162 francs à 7585 francs.
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U MÀBUGI DIS OmOBRS 233
raisons déterminantes de la mesure dont le ministre de la guerre a
pris rinitiatiye. Passons maintenant à l'examen de ses conséquences.
U est à pdne besoin de dire qu'un acte notarié détûllant la
fortune de. la future offre une garantie supérieure & celle d'une
attestation municipale même approuvée par Tautorité adminis-
trative. S'il est vrai que l'on puisse éluder, auprès du notaire, par
la fraude ou le mensonge, les prescriptions relatives à l'apport
dotal, on conviendra qu'il est au moins aussi facile de recourir &
un subterfuge auprès du maire et du sous- préfet. Ce n'était pas
trop, d'ailleurs, de l'acte notarié, du certificat du midre et des
informations de la gendarmerie pour éclairer l'autorité militaire
sur la situation de fortune de la future et de sa famille. La vérité
n'avait qu'à gagner au contrôle des renseignements puisés à ces
trois sources. C'est surtout mûntenant que l'on peut craindre que
les dissidences politiques dont nous souffrons ne soient pas
toujours sans influer sur l'avis du premier magistrat municipal!
Ce qui est plus grave que l'absence d'un acte notarié pour
constater les ressources de la future, c'est la suppression de tout
apport dotal. Les conditions de moralité de la future et de l'bono-
rabilité de sa famille étant mises à part, l'officier devient, pour
ainsi dire, le juge de l'opportunité de son mariage. Il y a là un
encouragement au mariage qui est un contre-sens au moment où
nos jeunes officiers, cédant à un entraînement contagieux favorisé
par l'inaction d'une paix prolongée, ne se montrent que trop
disposés à entrer dans cette voie. Et pour quelle catégorie d'offi-
ders s'ouvre la perspective d'un mariage rendu ainsi plus facile?
Surtout pour celle des moins fortunés, pour celle des modestes
serviteurs réduits & leur solde ou peu s'en faut.
On fera peut-être valoir que les commandants de corps d'armée
appelés à se prononcer sur les demandes de mariage, sont en
mesure de suppléer à la lacune créée volontairement par le ministre.
Serait-ce donc que l'on continuerait à se prononcer sur ces
demandes en se conformant aux errements du passé? Les comman-
dants de corps d*armée auraient- ils reçu, dans ce but, des instruc-
dons particulières, ou bien chacun d'eux agirait-il selon sa manière
de voir? Dans les deux cas, on dissimulerait aux intéressés la
règle à laquelle ils sont soumis et dont l'effet est de modérer les
impatients qui vont au-devant d'une existence semée de privations
et de soucis; un tel procédé serait inadmissible; malheureusement,
depuis quelque temps, s'accentue la tendance & décider du sort
des officiers dans le mystère.
Nous avons dit que la décision ministérielle du 1*' octobre 1900
Êtyorisait principalement les officiers plus ou moins dénués de
25 jaryur 1902. 16
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^i uni QUESTION SOGULB
ressources personnelles. II est donc à prévoir que les mariages
qu'ils contracteront, si honorables cpi'ils puissent être» ne leur
apporteront Tadsance qu'exceptionnellement. Rappelons que ces
officiers sortent des Ecoles, les uns directement, les autres après
avoir servi comme soldats et sous-officiers. Les premiers sont assez
nombreux à en juger par les bourses et demi-bourses qui leur sont
concédées. Nous ne pouvons que déplorer pour eux la réglemen-
tation nouvelle du mariage. Plus qu'auparavant, ils sont exposés
à épouser la misère, s'ils ne sont pas sérieusement guidét. Nous
voudrions pouvoir leur citer tous les exemples que nous connais-
sons de camarades réduits comme eux à leur solde, et ayant puisé
dans les leçons amères mais bienfaisantes qu'ils ont dues aux
privations noblement supportées, le courage d'attendre les jours
meilleurs où ils ont songé à se créer une famille. Tous ne se sont
pas mariés sur le tard; presque tous ont recueilli un précieux
bénéfice de leur attente, après avoir rencontré des compensations
consolantes à leur gène passagère ^
Ce que nous avons à dire des autres officiers est encore plus
délicat. La plupart d'entre eux voient leur avenir se dessiner tardi-
vement et ont quelque peine à se frayer une voie. On peut craindre,
— plus que jamûs, — que, par des mariages prématurés, ils
n'apportent, dans les intérieurs militaires, des éléments peu pro-
pres à donner du prestige au corps d'officiers. Vis-à-vis d'eux,
l'obligation de l'apport dotal pour la future était une garantie par-
ticulièrement précieuse. Nul ne voudrait demander à ces officiers le
sacrifice indéfini de leurs aspirations vers les joies de la famille,
mais il serait désirable, dans leur intérêt et dans celui de l'armée,
qu'ils patientent jusqu'à ce qu'une solde plus élevée leur rende
supportable l'existence à deux. S'ils se sentent incapables d'attendre
ce moment^ qu'ils se réfugient dans la vie civile oix rien ne fera
obstacle à l'exécution de leur projet^. Si, au contraire, ils se rési-
gnent à vivre, quelques années de plus, de la vie commune dont its
ne peuvent que tirer grand profit à tous les points ae vue^ ils se
réserveront la chance d'un établissement plus sérieux, peut-être
* Pélissier et Gaorobert se sont mariés étant maréchaux de France». da^
Moltke, après avoir été promu major.
* Ces ofâciers auraient beaucoup à gagner à Tadoption de la proposition
du rapporteur du budget de 1902, relative à des congés sans solde de trois
ans- au plus, concédés aux officiers comptant au moins huit ans de service
dont quatre de grade d'ofâcier, qui avant de demander définitivement leur
retraite anticipée (à quinze ans de service) voudraient éprouver les chances
qu'ils ont de trouver une bonne situation dans la vie civile. Dans Tarmée
allemande, le droit à la pension est acquis à partir de dix ans de service.
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U MARUflf DIB OFridlES 23S
même d'un parti avantmeaidaiig me oUese de la soôété aa-^easus
de cdle d'<rii ils sortent. La vie de famille aura alors pour eux un
tout autre prix. Le niveau moral de l'armée eu sera releré d'autant.
Le mal est que les ofiBciers vivant de leur solde ou à peu près*
ne savent pas toujours résister à la tentation d'imiter leurs cama-
rades mieux partagés qu'eux sous le rapport de la ibrtune. Et,
<:ependant, quand on n'a pour tout bien que son épée et d'autres
espérances d'avenir que celles que l'on fonde sur la ferme vohmté
de ne reculer devant aucun labeur, devant aucune occasion de
dévouement, il faut se défendre énergiquement de jeter aiUeurt
des regards d'envie. Les offiders, soi-disant privilèges, soax, en
définitive, plus exposés que les autres à compromettre leur carrière
par one union prématurée. On ne peut agir sur eux que par des
consâls.
Tous les jeunes officiers ont besoin de ces consôls. Il est néces-
saire de leur faire toucher du doigt l'écueil où leur carrière se
brisera, s'ils ne sont pas doués de la force d'àme indispensable
poor placer, en toute circonstance, le bien du service et l'intérêt
da pays au-dessus de leurs intérêts particuliers et de leurs plus
chères affections. Fabert, le premier soldat devenu maréchal de
France, àhmt k quelques-uns de ses amis qui tentaient de le
détourner de son projet de restaurer à ses frûs les remparts de
Sedan : « Si pour empêcher qu'une place que le roi m'a confiée,
ne tombe au pouvoir de l'ennemi, il fallait mettre à une brèche
ma personne, ma famille et tout mon bien, je ne balanceims pas
on instant à le faire. » Nos jeunes officiers devraient médUer
souvent ces belles paroles, et se demander si l'esprit de devmr
qoi les anime les rend capables de s'élever jusqu'A cette patrio-
tique abnégation.
Les considérations que nous venons d'exposer à propos du
mariage des officiers, — nous sommes persuadé qu'on peut
en présenter d'autres dans le même sens, — ont eu surtout pour
but de montrer jusqu'à quel point la décision du 1" octobre 1900
est injustifiée et dangereuse. Sous la forme d'un généreux présent
aux officiers, elle ne peut qu'être funeste à leurs intérêts de car-
rière. C'est, en même temps, un nouvel effort pour démocratiser
l'armée... par les femmes, diront quelques-uns. Nous craignons
que, dans cette circonstance, le ministre de la guerre n'ait obéi,
une fois de plus, à l'antipathie qu'il semble éprouver pour les
classes aisées de la nation, qui sont aussi, — il ne faut pas l'oublier,
— les plus éclûrées. Dans l'impossibilité de leur être désagréable
en s'opposant aux unions matrimoniales des officiers rentes qui
rraplissent et au delà les conditions voulues pour les contracter.
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296 UNI QUESTION S02IAUB
il n'a rien trouvé de mieux que d'assurer les mêmes avantages aux
officiers sans fortune, comme s'il avait vu dans les facilités de
mariage qui s'offrent d'elles-mêmes à leurs camarades, une sorte
de privilège de caste. Une autre solution, plus logique, se présen-
tait. Elle consistât à attribuer aux officiers subalternes une solde
suffisante pour leur assurer une aisance réelle leur permettant, au
besoin, de fonder une famille. Il est vnd que cette amélioration
entraînerait un remaniement complet de la solde de tous les grades
dans le sens d'une augmentation qui ne serait probablement pas
du goût de nos législateurs.
Il eùi été encore plus logique et, en même temps, plus praticable,
de remettre en vigueur le décret du 8 mars 1793, en ce qui regar-
dât les officiers. C'était pour eux la liberté illimitée ; ils devensdent
ainsi les maîtres de leur destinée. Le ministre de la guerre a évi-
demment reculé devant ce parti extrême, mais d'autres, plus osés
que lui, ont déjà planté, — comme c'était & prévoir, — le jalon
révolutionnûre; dès à présent, un membre du Parlement réclame
l'adoption de cette disposition que quelques-uns , par un euphé-
misme singulièrement hardi, qualifient de libérale.
En mars 1793, au moment où la Convention rendait le mariage
libre, elle venait de mettre en réquisition, quinze jours auparavant,
300,000 gardes nationaux destinés à être joints aux volontaires et
aux troupes de ligne. C'était le retour i la milice. Il fallait provo-
quer l'enthousiasme dans les masses ; on ne regarda pas aux moyens ;
les entraves apportées au mariage furent levées pour tous les mili-
tsdres. C'est encore à la milice que, de nos jours, les ennemis de
l'ordre social voudraient nous ramener avec le mariage libre des
officiers f prélude de celui des soldais. La mesure fait partie de leur
programme où figurent déjà, au premier rang, la substitution de
la juridiction civile à la juridiction militaire, et l'adoption du
service de deux ans, en attendant celui d'un an... et encore
moins.
Général Boubillt.
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LA FRANCE ET L'ITALIE
DANS U MÉDITERRANÉE
Les Italiens sont des gens heureux. Ils éudent, il y a cinquaDte
ans, assoiffés de liberté. Après des siècles de divisions stériles,
leurs belles cités, Palerme, Naples, Livonme, Gènes, Milan,
rêvaient une féconde et forte union. Notre pavillon aux trois cou-
leurs était, pour ces villes éprises d'indépendance, la bandiera di
Ubertà, C'est cette bannière libératrice qui vint donc, à point
nommé, les affranchir.
A ritalie nouvelle, il manqua bientôt la puissance. Nous ne
pouvions point la lui donner, ayant perdu nous-mêmes, à batailler
au delà des Alpes, le reste de nos forces. Mais l'Allemagne était là.
Après Sedan, c'est vers l'Allemagne que les Italiens devaient se
tourner : elle seule donnerait à leur existence nouvelle sa consé-
cration et les ferait admettre un jour dans les conseils de l'Europe.
\k se firent donc, contre nous, les amis des Allemands, et devin-
rent, suivant leurs rêves, une grande puissance.
Le temps passa. A leurs intérêts politiques, ils avaient d'abord
tout sacrifié. Devenus forts, ils songèrent à s'enrichir. La guerre de
tarifa avec la France les ruinait : ils s'adressèrent donc & la
France, qui se bâta d'oublier ses rancunes et de traiter avec eux.
Une prospérité inouïe revint aussitôt dans la péninsule. Les Italiens
ont trouvé le moyen, cette année, d'avoir, grâce à nous, un excé-
dent de &l millions dans leur budget ^
* L'exercice 1900-1901 s'est clos, en effet, avec un excédent net de
41 millioQS, alors qu'on prévoyait un déficit de plus de 7 millions. De plus,
avec les recettes effectives du budget, il a été pourvu aux dépenses des
chemins de fer, se montant à 18 millions, au découvert de plus de 8 millions
daos l'amortissement des dettes et aux dépenses de Texpédition de Chine
Be montant à près de 15 millions. Pour l'exercice de 1901-1902, on prévoit
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12t8 LA FRANGB ET L'ITAUK
Riches, puissants, affranchis à l'intérieur, ils entendent mainte-
nant, par surcroît, ne dépendre, au dehors, de personne. Ils
veulent être les maîtres de leurs alliances, et la protection de
TAUemagne leur pèse. Pour secouer ce joug, ils avaient une
ressource, qui était de reconquérir bruyamment Tamitié de la
France. Alors ils nous ont tendu la main et nous, peu satisfaits de
la leur serrer avec effusion, voilà que nous leur donnons, comme
^ge de nos sentiments nouveaux, la Tripolitaine.
C'est fort bien joué. Ces roués, qui n'étaient rien, rêvent de
devenir les maîtres de l'Europe. Jusqu'ici Français contre l'Alle-
magne ou Allemands contre la France, ils seront à l'avenir Italiens
contre tout le monde. L'exemple de l'Angleterre les hante. Ils
admirent la splendide solitude de ces insulaires et le terme de leur
ambition c'est de garder, eux aussi, un superbe isolement dans leur
péninsule.
L'analogie est â'sdlleurs grande entre leur situation et celle des
Anglais. Les guerres continentales sont devenues, chaque année,
•moins probables et c'est assurément sur la mer que se joueront
désormûs les grandes parties. Or les alliances maritimes ne sont
point commandées à l'avance par des raisons de voisinage, comme
K^elles du continent. Sur mer, la nation la plus libre est aussi la
plus forte, car, n'étant liée avec personne, elle ne consulte, au
moment décisif, que son intérêt immédiat pour choisir ses alliés.
L'Italie, puissance maritime, entend donc rester seule, sans
ennemis, mais sans amis, attentive aux événements et faisant
bonne garde autour du poste merveilleux qu'elle occupe en plein
^œur de la Méditerranée.
N'ayant point de colonies, elle ressemble pourtant à l'Angleterre
xpi en a trop. L'une et l'autre sont vouées à l'inimitié de tout le
monde, celle-CL parce qu'on se heurte à elle à travers tout le globe,
celle-là, la tard venue, parce qu'on la sadt résolue à se tûller,
-coûte que coûte, une part dans le domaine des autres.
Elles sont âoalement faites à merveille pour s'entendre. Néan-
un excédent de plus de 13 millions, en tenant aussi compte des dépenses
des chemins de fer (17 millions) et de l'amortissement de la dette (environ.
15 millions). La situation du Trésor, dans les trois dernières années, s'est
améliorée de 61 millions par le seul effet des bons résultats budgétaires.
La caisse de TEtat est d'ailleurs dans de bonnes conditions ; elle est cons-
tamment pourvue de fonds pour les payements à l'étranger. Elle a une
encaisse métallique d'environ 80 millions, dont 46 en or (Voy. l'exposé
financier fait à la Chambre iXalienne par le ministre du Trésor, M. de
"BrogUo, ie 31 janvier.)
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DâlIS U MtDITlilàBCB 259-
moios elles se défient l'ane de Tautre, et comme leors intérêts ne
leur commandent pas, en tonte hypothèse, nne action commune,
elles se gardent d'unir, dès la paix, leurs destinées. Il y a un cas,
on seul, où nulle répugnance n'empèdiera ces égoïstes, qui ne
s'aiment pas, de se donner la main : c'est celui d'une guerre
contre la France.
Pour nous, Françw, le péril anglais et le péril italien se
confondent. Nous n'ayons pas l'habitude de combler de cadeaux
l'Angleterre : n'en donnons pas non plus à l'Italie. Nos hommes
d'Etat s'abstiennent, pour cause, de songer à l'alliance anglaise :
qa'ils laissent donc aussi l'alliance italienne.
H est des circonstances où il faut quelque courage pour dire la
Térité. Dans la joie, peut-être sincère, que le rapprochement
franco-italien parait avoir provoquée de toutes parts, nous préfé-
rerions ne point faire entendre une note discordante. La France a
pourtant commis une faute grave en donnant généreusement,
comme toujours, et son amitié et d'autres biens plus palpables ^
uoe ingrate. Nous ne pouvons, en vérité, nous empêcher ni de le
penser, ni même de le crier très haut. U faut qu'on sache que cette
Italie, à qui nous accordons sans compter nos faveurs, sera tou-
jours dans la Méditerranée, par vocation même, notre implacable
ennemie.
En quelques mots, rappelons les derniers événements. Le 8 dé-
cembre, le Popolo romana publiait un article, d'allure officieuse, où
il était question des « pourparlers et négociations diplomatiques
échangés, durant les derniers mois, entre les gouvernements de
France et d'Italie, pour arriver à une entente sur tous les points
ayant trait aux intérêts des deux pays dans la Méditerranée. »
L'article ne donnait d'ailleurs aucun éclaircissement sur la nature
exacte de l'accord intervenu. Il fut très vivement commenté,
mais, d'une manière générale, mal compris.
Quelques jours plus tard, Je \h décembre, le ministre des affaires
étrangères d'Italie, M. Prinetti, répondant à un député, qui l'avait
interrogé au sujet de troubles signalés & Tripoli, faisait devant la
Chambre une graw déclaration. « Les relations amicales de la^
France et de l'Italie, affirmait-il, sont devenues telles qu'elles^oDl
permis aux deux -gouvernements d'échanger des explications, aassi
nettes que satisfaisantes, sur leurs intérêts dans la Méditerranée,
et ces explications les ont amenés à constater la parfcûte concorr
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Hkê Là FRANGB EF L'ITALIE
dance de leurs vues sur ce qai est de nature à intéresser leur
situation respective. »
Plus tard encore, notre ambassadeur à Rome, M. Barrëre, rece-
vant, à l'occasion du nouvel an» la colonie française au palus
Farnëse, crut pouvoir proclamer qu'il n'y aurait plus désormais,
entre les deux pays, de « questions méditerranéennes ». Il rappela
les fêtes récentes de Toulon, disant que là s'était enfin retrouvé
« le sentiment franco-italien », c'est à-dire « la faculté de deux
peuples de se comprendre et de s'apprécier ».
Enfin, après tant de formules peu précises, notre ministre des
affaires étrangères, M. Delcassé, vint, le & janvier, dans la forme
inattendue d'une interview au Gioriiale (Tltalia^ apporter, le pre-
mier, des affirmations positives. Par lui nous avons appris qu'il
s'agit à la fois, dans toute cette affaire, de la Tripolitaine et du
Maroc, les Italiens ayant obtenu notre assentiment à leurs entre-
prises éventuelles sur Tripoli, en échange de leur abstention dans
tout l'ouest africain. Voilà qui est vraiment clair et, hâtons -nous
de l'ajouter, très satisfaisant en apparence.
Quoi de mieux, en effet, qu'un tel marché? C'est l'opération
classique, le do ut des des auteurs, l'échange de deux terres
également convoitées par chacune des parties. La convention
est même fort habile, puisque, contre le Maroc, colonie merveil-
leuse, toute pleine de richesses naturelles .et de fécondité, nous
donnons à nos amis d'un jour un désert stérile et dépeuplé. Enfin^
l'amitié de deux peuples est un inestimable bienfait, surtout quand
ces deux peuples sont de même race, surtout quand ils ont com-
battu, pour une cause noble, sur les mêmes champs de bataille.
Ainsi on peut, en se laissant prendre à la magie des mots, en
écoutant des souvenirs trompeurs, en fai^^ant abstraction de cer-
taines réalités, être conduit, dans une question comme celle-ci, ob
l'intérêt supérieur de la France est en cause, à faire, sans malice, le
jeu de ses ennemis.
Gardons-nous d'une pareille faute et voyons d'abord, afin de ne
point nous leurrer, ce que vient faire ici le Maroc, dont a parlé
M. Delcassé dans son interview du Giomale d'italta et dont, avant
ui, d'ailleurs, personne n'avait dit mot.
Le Maroc, pour nous, c'est la terre promise. C'est le complément
nécessûre de notre bel empire nord-africain. On pouvait jadis con-
tester que la Tunisie nous fût destinée. Pour le Maroc, il n'y eut
jamais pareil doute et, seule, notre décevante entente cordiale avec
les Anglais nous empêcha de pousser, dès l'origine, notre con-
quête jusqu'au bout de l'Occident, comme nous l'avons plus tard
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DAHS U MÉDâTCaaANÉS 241
hardiment avancée vers TOrient. U est d'usage, nous le savons, de
oe parler de ces choses qu'avec une prudence extrême. Le statu
quo marocain ne doit pas avoir de plus fervents partisans que
noas, Françûs : tel est le mot d'ordre. Avec une sioguiiëre disci-
pline, nos journalistes sages, les seuls dont l'avis importe en ces
graves matières, s'évertuent à nous répéter tous les jours que nous
ne devons pas avoir d'ambitions marocaines. Us trouvent parddt
que cette partie de l'Afrique demeure la proie de brigands iodigDes,
hoDte du genre humain. Us font défense & tous les Européens, aux
Français comme aux autres, de songer seulement qu'on pourra
jamais porter une main sacrilège sur cette caverne de bandits.
Ils ont tort. La meilleure politique n'est pas nécessairement celle
du mensonge. Tous, en France, nous savons bien que le Maroc
n'appartiendra jamais qu'à nous et que l'occasion seule nous a
manqué jusqu'ici pour en mener à bien la conquête. Alors, à quoi
bon dissimuler? M. Delcassé, qui n'a point démenti l'interview du
Giomale d^Italia, a eu la louable franchise de proclamer très haut
ce que chacun de nous pense tout bas là-dessus. U est, en vérité,
grand temps que nul n'ignore notre volonté ferme de garder pour
nous seuls ce qui, par destination même, nous apparUent. Le
Maroc est une enclave dans notre domaine. Les Anglais ont trouvé
intolérables nos coups d'épingles dans le sud de l'Egypte : personne
ne s'étonnera donc que nous nous montrions intolérants, nous
aussi, dans le nord-ouest de l'Afrique.
La question étant ainsi posée, on ne saisit peut-être pas très
clairement comment les Italiens ont osé, en échange de la Tripoli-
taine, dont on verra que nous sommes les seuls à pouvoir disposer,
nous parier du Maroc, qui est virtuellement à nous et, en tous cas,
ne leur appartient en rien, ni de près ni de loin.
In marché de ce genre eût été possible avec l'Espagne qui,
seule, a des intérêts certains sur cette terre, voisine de la sienne.
Avec l'Angleterre aussi nous pouvions traiter : bien que rien ne
puisse légitimer de pareilles prétentions, l'Angleterre, avide de tout,
convoite cet admirable coin d'Afrique. Toutes les manœuvres lui
sont bonnes pour cette fin. La voilà qui se met à envoyer des ins-
tmctears aux indigènes. Elle compte sur la lente, nuds sûre action
de ses méthodistes. Elle sait choisir ses cjnsuls et les pousser en
avant. Elle a pour elle enfin la complicité du temps et celle, plus
prédense, des Français, amis du statu quo.
On a bien essayé, en ce qui concerne l'Italie, de raconter une
petite histoire. Un incident diplomatique singulier aurait [eu lieu,
il y a quelques années : diverses puissances méditerranéennes,
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242 Là ^FRANGB IT L'ITALIE
parmi lesquelles figurait naturellement notre soeur latine, auraient
fait auprès du gouvernement marocain une démarche collective
pour obtenir qu'il s'opposât à Textension du chemin de fer trans-
saharien y considéré par ces puissances comme un danger à la
fois pour la sécurité du sultan et pour la réalisation de leurs
propres vues sur son empire. L'échec de cette démarche fut, an
dire des gens informés, pitoyable. Or c'est cet événement même
qui devint, assure-ton, le point de départ des récents pourparlers.
L'Italie, sans doute, nous jura qu'elle ne ferait plus de tentatives
de cette nature, et c'est en échange de cette promesse que nous
lui avons lusse, pour l'avenir, ses coudées franches à Tripoli.
Avons-nous réellement fait ce marché de dupes? Nous ne le
saurons sans doute pas, d'une manière positive, avant longtemps.
Il importe d'ailleurs fort peu que les Italiens, comme il est encore
possible, ne nous aient rien promis du tout, ou qu'ils aient pris,
suivant l'opinion qui court, le ferme engagement de se tenir cois
désormais dans celte partie de l'Afrique, où leur récente mésa-
venture avec le sultan venait précisément de montrer qu'ils sont
sans influence. L'Italie n'a pas d'intérêts au Maroc. Ses avis ne
sauraient y être d'aucun poids. Elle y est véritablement inconnue.
Nous n'avions donc aucun besoin, pour y exercer librement notre
action, <le son assentiment, au prix surtout qu'elle a eu l'habileté
d'en obtenir.
Seule, la promesse formelle qu'elle s'abstiendrsdt au cas d'une
guerre anglo-française dans la Méditerranée eût été, en ce qui
concerne nos prétentions sur le Maroc, une garantie relative. Mais
cette garantie, nous verrons tout à l'heure pourquoi les Italiens ne
nous la donneront jamais. Même si la guerre anglaise, guerre
^fatale, doit avoir pour cause unique la question marocaine, objet de
la convention d'hier, nos flottes rencontreront côte à côte les pavil-
lons d'Angleterre et d'Italie. Cela, c'est l'évidence même. Les diplo-
mates des deux pays n'ont, d'ailleurs, pas eu la prétention de faire
un traité d'alliance, ni de se placer, en quoi que ce fût, dans
l'hypothèse d'un conflit armé. Ils ont travaillé pour la paix. Alors
nous venons dire que, les Italiens n'ayant nullement qualité pour
nous aider en rien à conquérir, dans la paix, le Maroc, notre coa-
veniion avec eux n'est point, en dépit des apparences, bilatëralet
vmais, comme toujours, nous engage seuls.
Digitizedby Google ^
DANS u nÉDirnnuifis w
La Tripolitaine, qui, dès lors, est ud cadeau fait gratuitement
par la France à sa nouvelle amie, est, avons- nous dit, un désert
brûlant et désolé. Ce pays mal connu a été très complètement
décrit, ici même, par un des rares Français qui suent eu le courage
de l'aller étudier sur placée Nous pouvons donc ne point noua
attarder à faire le tableau de ces vastes régions qui, de la Tunisie
à l'Egypte, offrent invariablement le même décor : le long de la
mer, c'est, d'un bout à Tautre, la plaine basse, déroulant à perte
de vue ses steppes et ses sables; à l'intérieur, c'est, de l'occident à'
rorient, la cbatoe montagneuse du Djebel, escarpée, stérile, écla-
tante de lumière.
Dans la plaine, les Arabes poussent leurs troupeaux. Çl et là,,
l'immense mer de sable est coupée d'oasis. Des villages sont cachés-
au milieu des palmiers; toute une population de femmes labo-
rieuses et d'enfants aux mines éveillées vit autour des sources
limpides. Ces oasis malheureusement sont elles-mêmes envahies
peu à peu par les sables, que le vent amoncelle autour d'elles. La
plus belle, celle de la Mechiya, qui avoisine Tripoli, est particuliè-
rement atteinte par cette désolante invasion. Or les oasb sont, à
elles seules, tout le pays; dès qu'on quitte ces îlots de verdure,
c^est pour retrouver les dunes mouvantes et l'éternel désert.
A 100 kilomètres au sud, dans la montagne, vivent d'étranges
êtres. Les Berbères de cette région n'habitent point sous la tente
comme les Arabes de la côte, ou dans de fraîches cabanes pareilles
à celle des oasis : ils ont miné le sol et leurs villages sont des
taupinières. Le bois manque à ces déshérités pour la construction
des oiaisons ; ils ne peuvent ni travailler la pierre, trop dure, ni se
servir, pour faire du ciment, de l'eau, trop précieuse; alors ils ont
creusé dans la marne des puits de 6 à 7 mètres de diamètre. Le
fond sert de cour et le long des parois s'ouvrent des galeries
voûtées, qui sont les chambres où l'on vit, les magasins où l'on
amasse les récoltes, l'orge, les olives, les figues, les dattes, la cire
et le miel.
Tout le pays est d'ailleurs misérable. Sur une superficie de plus
de 1 million de kilomètres carrés, il y a une seule ville.digoe de ce
nom : c'est Tripoli. Mais Tripoli est, à un certain point de jue, une
* Correspondant, 10 sept., 10 et ^5 oct., iO uov. 1898. La Tripolitaine^ par
Gh. de Mauprix.
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244 Là FRâRGE et L'ITâUI
place de premier ordre, qui vaut, à elle seuleylaplos vaste colonie»
et les ItalieDS finalement n*ont pas fait une si mauvaise affaire en
jetant leur dévolu sur ce méchant port, isolé dans un désert.
Un coup d'œil jeté sur la carte de l'Afrique suffit, en effet, pour
constater que le débouché direct du Soudan et de tout le centre
africain dans la Méditerranée ne sera jamais, quoi que nous fassions»
Alger ni Tunis, mais Tripoli. Le golfe de la Syrte, en échancrant
profondément la côte trlpolitaine, la rapproche singulièrement des
centres commerciaux du désert, économisant aux caravanes plus de
100 lieues. En leur livrant un empire désolé, rebut du nord-
africain, c'est donc la clef même de l'Afrique centrale que nous
venons de donner aux Italiens. Le cadeau est assez beau vraiment,
et certes leur tentative auprès du sultan du Maroc, si elle avait
abouti, eût été moins funeste à notre chemin de fer transsaharien
que l'imprudente générosité avec laquelle il nous a plu de récom-
penser leur abstention.
Ainsi, au point de vue économique, la colonisation de la Tripo-
litaine par l'Italie n'est pas un événement qui puisse nous laisser
indifférents. Non seulement nos rivaux trouveront un avantage
considérable à l'exploitation commerciale de leur nouvelle posses-
sion, mais nous en pourrons ressentir dans nos propres intérêts un
dommage direct. Est-il besoin de faire observer cependant que
nous n'avons le moyen, dans l'état présent de nos affaires, ni
d'améliorer gratuitement la situation des autres ni surtout d'aller,
pour le bon plaisir de notre prochain, nous diminuer délibérément
nous-mêmes?
Quoi qu'il en soit, les intérêts commerciaux sont encore secon-
daires auprès de certains autres. Oublions donc que les Italiens
sont à la veille de devenir, par notre faute, nos concurrents victo-
rieux dans l'exploitation du trafic transsaharien. Oablions aussi
qu'une mince partie de la Trlpolitaine, dont on ne parle pas assez,
la Gyrénaïque, est une des terres les plus fécondes qui soient. Lais-
sons, sans montrer d'amertume, nos nouveaux amis trafiquer et
coloniser. Il faut bien que chacun ait sa place au soleil.
Ce qui est intolérable, par contre, c'est de songer que, maîtres
désormais de la côte comprise entre l'Egypte et la Tunisie, les Ita-
liens vont occuper, dans le bassin oriental de la Méditerranée, une
situation stratégique de premier ordre, que nous pouvions ambi-
tionner pour nous-mêmes, ou, tout au moins, ne pas laisser prendre
par d'autres.
On ne cesse de répéter, même en France, que l'Afrique du Nord
doit ne nous appartenir que pour moitié et que nous devons nous
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DiRS U MlOimURÉI 245
réserver la partie occidentale de la côte, bdssant à nos ri?aaz
anglais, tores, italiens, Tantre partie. On oobUe ainsi qne la Médi-
terranée orientale, c'est proprement, en ?erta dé la tradiUon même,
la Méditerranée françaisOf c*est-à-dUre celle des rivages levantins
où noos avons, de tout temps, exercé notre protectorat. Notre
pavillon a sa place, en vérité, dans les eanx blenes qui sont la
route des Echelles. Or, dans tout cet important bas^, dont il est
juste de dire que nous tenoos Feutrée par Bixerte, nous n'avons
pas un dépét de charbon, pas un point d'appui pour nos croiseurs,
pas le plus nunce abri pour des torpilleurs.
L'Angleterre, naguère encore, n'y possédait rien non plus. Long-
temps elle n'a occupé que les deux extrémités de l'autre bassin
avec Gibraltar et Malte. Or, elle est à Chypre aujourd'hui et elle
lient l'Egypte. L'Italie aura demûn, sur la côte tripolitaine, To-
bruck, le plus beau port naturel de toute la côte d'Afrique. Avant
peu d'années, la prépondérance stratégique de l'Angleterre et de
l'Italie sera donc écrasante dans ces mers du Levant, où nous avons
tant et de si graves intérêts engagés.
Un moment, on a pu croire que nous trouverions à Mytilëne
le poste de choix dont nous avons besoin pour fiûre respecter,
dans les eaux turques, nos trois couleurs. L'envoi devant l'antique
Lesbos d'une division de Tescadre de la Méditerranée avait rempli
d'espoir et d'émotion tous ceux qui savent quel rôle prépondérant
pourrait encore jouer la France dans ces régions, si elle voulût.
II paraissait évident que nous saisirions un gage territorial, et
qu'enfin nous posséderions là-bas la base d'opération nécessaire.
Ni l'Angleterre, qui s'est emparée de Chypre, ni l'Allemagne, qui
venait justement de planter son pavillon, sans autre forme de procès,
sur l'archipel turc des lies Farsan, dans la mer Rouge; ni la
Russie, notre alliée, n'auraient pris contre nous, si nous avions
été plus fermes dans nos résolutions, la défense du Sultan. Seule
peut-être l'Italie eût mis quelque mauvaise grâce^à nous laisser faire.
Mais que pouvût, toute seule, l'Italie contre nous? La Tripolitaine
était d'aiUeurs là, dont nous pouvions à ce moment lui parler...
Cependant nous avons quitté les eaux turques, aban donnant
le précieux gage. La faute est commise : il faut l'oublier^ On peut
seulement rapprocher, non sans amertume, l'insouciance que nous
avons montrée là pour nos intérêts stratégiques dans le Levant,
de l'empressement avec lequel nous avons pourvu plus récemment
à ceux des Italiens ^
* Voy. dans la Marine française, 15 nov. 190', Les intérêts stratégiques de la
France dans la Méditerranée,
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n^ Lk nkWÈ n litâuk
Lai Tripolitaine, débouché naturel de tout le trafic do centre
de l'Afrique, poâtion stratégiqm de premier ordre dans le basàn
oriental de la SIéditerraDée, est, en outre, le trait d'union entre
la barbarie et l'Egypte et nous aurions dû, à ce troisième titre,
plus encore qu'aux deux autres, nous garder cent fois de la domer
à qui que ce fût.
Tout le long de la plaine sablonpeuse, qui, nous l'avons dit,
longe indéfiniment la mer depuis notre frontière tunisienne jus-
qu'au Nil, des oasis nombreuses et soignées forment une véritable
ligne d'étapes, fréquentée jadis par les pèlerins du Maroc, d'Algérie,
de Tunisie, qui se rendirent à la Mecque. Il y a là, rdiant la
Barbarie à l'Orient, une sorte de chaussée stratégique, suscep-
tible de devenir un jour une route militaire de premier ordre.
C'était jadis la voie des invasions musulmanes vers l'Occident; ce
pourrait être demain pour nous, si nous voulions, le chemin de
l'Egypte.
Entendons-nous : la question de savoir si c'est une ambition^
démesurée pour la France que de convoiter, pour elle seule, tout
le nord de l'Afrique, est en dehors du débat que nous apportons
ici. Même en ce qui concerne la Tripolitaine, nous n'avons pas
voulu contester qu'elle revint à l'Italie, mais seulement que le
temps fût venu de la lui offrir. Pour l'Egypte, si nous neja reven-
diquons pas pour la France, malgré la tradition séculaire qui la lui
destinait, nous nous refusons à accepter l'injustiGable occupation
de l'Angleterre, qui s'est installée là sans nous, c'est-à-dire contre
nous. La mainmise des Anglais sur le Nil a constitué non seule-
ment une violation flagrante du droit des gens,^dont nos rivaux se
soucient en vérité fort peu, mais un attentat à la dignité de la
France. La France ne peut donc, sans déchoir, s'en tenîrjau fait
accompli.
Quoi qu'il en soit, le point de vue où . il faut se placer dans
cette affaire est encore autre. Même légitimement détenue ^par les
Anglais, l'Egypte resterait, en effet, nous Talions voir, 'l'objectif
essentiel, en cas de guerre maritime, de nos^entreprises dans la
Méditerranée.
Il faut songer que nous sommes, au pointa de vue'i'de l'industrie
navale, à l'époque des profondes révolutions. Les lourdes escadres,
dont l'orgueilleuse Angleterre nous a trop longtemps menacés,
sont à la veille de devenir définitivement impuissantes. Les sous-
marins, malgré l'inévitable imperfection des œuvres; nouvelles, ont
montré déjà que les parages fréquentés par eux cesseraient {désor-
mais d'être navigables pour les gros navires. Pasjplus que; lea
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DANB U MftUTiaaARÉK U1
bouillies ne se baignent cbns les eaux infestées de requins, les
CQÎrassés ne s'aventureront désormais dans celles où pourront
éïoliier des navires submersibles. Il y aura ainsi, le long notam-
ment de toutes les c6tes françaises ou relevant de la France, une
zone de défense absolument infranchissable, allant jusqu'à 250
on 300 milles au large ^ En même temps, le croiseur, vaisseau de
l'avenir, parce qn'il représente, au lieu de la force brutale du
cuirassé, la force intelligente, souple et vive, fera la guerre aux
navires de commerce. Nous somn^s donc à la veille de reprendre
qudqne avantage sur nos rivaux, naguère invincibles* Frappés
dans leurs richesses, c'est-à-dire au cœur même, obligés de dis-
perser leurs forces pour la protection des grandes voies commer-.
dates, ils n'auront même plus la ressource d'attaquer nos rivages,
devenus invulnérables et redoutables au suprême degré. Pour nous,
délivrés du souci d'engager sur mer d'inutiles et ruineuses batailles
nmgées, nous pourrons enfin porter hardiment le combat sur la
terre où les Anglais ont suffisamment montré, depuis trois ans,
qu'ils De seront jamais les plus forts.
Malheoreosement, nos points de contact avec eux sont en petit
nombre. L'Egypte était, à cet égard, une des rares parties du
globe où il nous était possible de les aller surprendre. De l'Algérie
et de la Tanisie, une armée d'invasion eût pu se ruer, à travers la
Tripolitaine, jusqu'au Nil. La route est longue, certes. Mais
2,500 kilomètres ne sont pas pour eifrayer des soldats d'Afrique
et, tandis que nos croiseurs auraient porté la ruine sur le marché
anglais, nos troupes eussent frappé au Caire, à Alexandrie, au
pied des pyramides, de glorieuse mémoire, un coup à terrasser le
plus rude ennemi pour toujours.
Il n'en sera pas ainsi, puisque les Italiens, demain, seront à
Tripoli, nous barrant la route. La France s'est montrée généreuse :
c'est très bien fait. Mais vraiment ses générosités commencent à
ressembler fort à des prodigalités, et l'on nous pardonnera de
mettre, à le constater, quelque amertume...
Les Anglais ont, d'ailleurs, admirablement compris quel émi-
nent service nous leur avons rendu là. Ils se garderont, pour leur
part, d'empêcher la conquête de la Tripolitaine par les Italiens,
Certains journaux, comme le Times^ ont pu montrer quelque
dépit des rapprochements des deux nations latines. Pas un n'a
* Les torpilleurs submersibles américains et anglais du type HoUand
peaventlfoomir, à vitesse réduite, sans renouveler leur approvisioanemeût
de combustible, une course de 2,000 milles.
Lu^^.
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248 U FRANGE IT L'ITALIB
protesté contre notre assentiment aux vues de nos nonveanx ami?
sar le nord de rAfric^ue, — ce qai nons amène, en passant, à
constater que la sympathie de l'Angleterre étant, d'avance, acquise
à leurs projets, notre avis avait le prix exceptionnel d'une appro-
bation définitive, emportant le dernier obstacle.
Si donc les Italiens n'avaient point qualité pour nous offrir le
Maroc, nous étions dûment autorisés, par contre, à leur donner la
Tripolitaîne. En échange du néant, nous leur avons véritablement
octroyé une colonie trois fois précieuse pour eux, et dont l'abandon
nous sera trois fois dommageable : dans nos intérêts commerciaux,
dans ceux de notre stratégie navale, dans ceux, enfin, de notre
suprématie militaire sur le continent africain.
La résistance des Turcs, au surplus, ne retardera nullement la
conquête, si les Italiens font en sorte de l'entreprendre sérieu-
sement. On a quelque peu parlé, dans les journaux, des garnisons
ottomanes éparses dans la colonie. Le Sultan entretient là
30,000 hommes, qui ne se rendront certes pas sans combats
acharnés. Mais si l'armée d'invasion ne doit pas s'attendre à faire,
comme nous en Tunisie, une simple promenade militaire, nos
voisins ne retrouveront pas non plus, sur cette côte sans défenses
naturelles, les désastres abyssins. Les soldats du Sultan sont, à la
vérité, d'assez pitoyables hères. Dans les rues de Tripoli, on les
voit par bandes enguenillées, marchant pieds nus ou chaussés de
souliers crevés, n'ayant point tout l'uniforme, mais seulement la
veste ou le pantalon. Ils vont, parcourant les marchés et se procu-
rant, çà et là, leur nourriture. Beaucoup, pour gagner quelque
argent, se font, en dehors des exercices, commissionnaires ou
porteurs d'eau...
Vraiment, si les Italiens ne viennent pas à bout de ces gens-là,
ce sera leur faute. En conscience, nous pouvons, sans attendre les
événements, considérer que le cadeau est fait.
11 faut pourtant qu'à tant d'amabilité il y ait un mobile, quel
qu'il soit. Nous n'avons pas échangé la Tripolitaine contre le
Maroc, c'est entendu. Nous ne l'avons point non plus donné
comme on se débarrasse d'une terre sans valeur, c'est l'évidence
même. Ceux qui nous dirigent ont-ils donc estimé que l'amitié
de l'Italie, bienfait précaire, serait le prix suffisant du don géné-
reux que nous lui avons fait?
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DAAS U MÉDiTKBURÉC 219
Tout, certes, nous porte à le croire, et le défaat même de toate
antre hypothèse plausible et les termes très clairs des diverses
harangues ministérielles et diplomatiques prononcées des deux
côtes des Alpes pour la proclamation de la bonne nouvelle. Mais
quelle opinion a-t-on donc, dans les hautes sphères, de l'Italie et
de l'amiiié qu'elle peut donner?
Plus qu'aucun autre, notre ambassacleur au Quirinal s'est montré
lyrique dans la peinture des sentiments nouveaux des deux pays.
11 a certes bien fsdt de se porter hautement garant de la loyauté
des intentions de la France. Mais nous osons dire qu'il a singuliè-
rement méconnu à la fois le caractère des Italiens et les nécessités
de leur politique, quand il a paru croire à la sincérité de leurs
protestations.
Du caractère italien, il n'est pas besoin d'être grand clerc pour
connattre le fond même; nos voisins sont depuis toujours diplo-
mates, dans le sens le plus fâcheux du mot, c'est-à-dire intéressés.
Llntérèt est le mobile de tous leurs actes. Il n'est point de crimes
qo'ilâ n'aient commis pour lui jadis, ni, plus récemment, de senti-
ments nobles ou simplement humains qu'ils ne lui aient sacrifié
sans pitié. Nous avons ainsi appris & nos dépens comme ils savent
faire bon marché, dans certains cas, de la reconnaissance...
Parce qu'il n'entre pas dans son caractère d'être rancunière, la
France le leur a pardonné. Elle ne veut même pas, de parti pris,
nier qu'ils soient capables de jamais éprouver pour elle un peu de
réelle sympathie. Il faut seulement que leur intérêt les y oblige ou,
tont au moins, le leur permette. Or, nous^ allons voir que, par
malheur, ce n'est pas vers nous, cette fois encore, que leur
politique les pousse véritablement à se tourner.
En prindpe, la France et l'Italie sont, danslaMéditerraiiée, deux
nvales, par conséquent deux ennemies. Longtemps, l'une ambi-
tionna de faire dé l'immense mer un lac français, tandis que l'autre
la voulait lac italien. On peut toujours, il est vrai, se mettre fînale-
lement d'accord, en pareil cas, par un bon partage, et c'est, nous
assurent- on, ce qui vient d'être fait par le récent trûté. Par
malheur, ce qui a surtout manqué dans ce traité, c'est le partage.
Aujourd'hui comme hier, Tun des deux pays a de puissantes rai-
sons pour être mécontent de son lot, et la paix, quoi qu'on dise, n'est
pas foite.
Le pays mal satisfait, c'est l'Italie, et les terres qui lui manquent
sont bien et dûment nôtres : l'une s'appelle la Corse et l'autre a
nom la Tunisie.
Les prétentions de l'Italie sur la Corse sont généralement mal
25 JARVIXR 1902. 17
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250 U FRANCK ET L'ITALU
connues. Longtemps noas les avons niées, ladssant sans défense
cette tie précieuse dont, au lendemûn même d'une déclaration de
guerre, nos rivaux auraient pu s'emparer sans coup férir. Depuis
l'alerte de Fashoda, des efforts ont été tentés, il est vrai, pour la
protéger efficacement. Nous sommes, hélas I loin d'avoir fût encore
à cet égard les sacrifices nécessaires. Cependant nos voisins la
convoitent, parce qu'ib estiment qu'elle leur revient naturellement,
soit qu'ils invoquent les lois géographiques, ou qu'ils se réclament
du principe des nationalités, et parce qu'ils ont d'elle, pour la
défense même de tout leur littoral, le plus impérieux besoin.
En cas de guerre, les Italiens occupersdent nécessairement,
avec une escadre, les bouches de Bonifacio. L'avantage de cette
position est, en effet, inappréciable. On peut, de là, défendre
Spezia, couvrir Gènes, surveiller ou menacer Toulon et toute hi
Provence; on a à sa disposition les ressources de la Sardaigne, on
lie peut être bloqué, puisqu'on a deux issues, et l'on peut à son
gré offrir, accepter ou refuser le combat au lieu et à l'heure de son
choix. La Corse, malheureusement, est à la France, de sorte que,
des deux rives du détroit, l'une appartient à l'ennemi. La position
si bonne peut donc devenir intenable et, du coup, c'est le sort de la
flotte entière qui peut être irrémédiablement compromis. La Corse
doit, en conséquence, changer de maîtres. Ainsi l'exige l'intérêt
italien, supérieur & toutes les amitiés.
L'intérêt italien exige' également que la Tunisie soit reprise à la
France. Nous avons, il est équitable de le reconnaître, cruellement
lésé nos malheureux rivaux quand nous sommes allés nous
emparer, sans façon, de ce pays qu'ils convoitaient pour eux-
mèmfîs. Ils ne nous l'ont jamais pardonné, et l'amère déception
qu'il était naturel qu'ils ressentissent de cette aventure doit nous
rendre indulgents pour ce qu'il y a eu d'outré, durant quelques
années, dans leur gallophobie. Ils ont fini par se rendre à l'évi-
dence et par accepter, dans la forme, le fait accompli. Mais la
Tunisie n'a point cessé d'être, même entre nos msuns, leur
meilleure colonie. A vrai dire, ils ont besoin d'elle et ne cesseront
jamais d'aspirer à la reprendre. Peut-être parce que nous n'avons
pas eu la hardiesse d'adjoindre à un si beau domaine son complé-
ment naturel, la Tripolitaine, avons-nous commis la faute de
donner à ces rivaux inconsolés le droit d'espérer qu'au jour d'une
conflagration générale dans la Méditerranée, ils pourront eux-
mêmes, d'un bond, passer de Tripoli à Bizerte et à Tunis.
Cette conflagration générale, qui, si la fortune des armes noos
trahissait, pourrait peut-être leur rendre la Tunisie et leur donner
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DANS U MtDITIRRAHÈI 251
la Corse, les Italiens, n*en doutons pas, l'appellent de tons leurs
vœax. Ils ne veulent plus, c'est entendu, que la Méditerranée
soit le mare nosirum des temps lointains, mais ce peuple jeune,
hanté de vastes rêves, atteint notoirement, sous Tinfluence du
cband soleil, d'une sorte de folie des grandeurs, ne peut pas se
contenter pour l'avenir de la situation qu'il occupe présentement
sur la carte. L'Italie cessendt d'être elle-même si elle acceptait,
comme on l'a dit il y a un mois, qu'il n'y eût plus désormais, entre
eDe et nous, de « questions méditerranéennes )•. A vrai dire, elle
ne l'accepte pas. Ce qu'elle a accepté dans cette aSaire, c'est la
Tripotitaine, voilà tout.
Âpres cela, que dirons- nous 7 Des trois puissances méditerra-
néennes, qui sont la France, l'Angleterre, l'Italie, cette dernière
est à la fois la plus mal pourvue, la moins armée et cependant la
mieux placée pour profiter de la guerre. Comme elle vient d'obtenir
de la France, en pleine pûx, tout ce qu'elle en aurait pu tirer en
cas d'alliance armée avec elle contre l'Angleterre, elle n'a point
d'intérêt à cultiver outre mesure cette amitié désormais inutile.
L'appui des flottes britanniques lui sera, au contraire, du plus
grand secours pour nous arracher par la force ce que nous ne
saurions lui céder autrement. Elle sera donc, au prochain conflit,
ainsi que nous le disions en comnençant, l'alliée naturelle des
Anglais et leur alliée contre nous. Voilà le fruit que nous aurons
tiré de nos largesses.
Au surplus, il ne faut point se scandaliser de ces choses. Quand
nous leur avons donné une patrie, les Italiens nous ont répondu
par l'alliance allemande. Nous leur offrons aujourd'hui une colonie :
ils nous répondront par l'alliance anglaise. Nous n'avons pas le
droit de le trouver mauvais.
Antoine Redier.
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TEMPS PERDU
I
— Alors vous êtes ici pour me faire vos adieuif Votre résolution
est irrévocable?
— Qu'y a-t-il d'irrévocable dans un projet à peine conçu, qm
peut avorter pour mille raisons? Seulement, vous le savez aussi
bien que moi, je n'ai pas le choix des moyens et ma position est
désespérée.
— Vous me permettrez de vous dire que vous aviez un moyen
très simple, très naturel. En le repoussant, vous me faîtes cruelle-
ment comprendre le peu que je compte dans votre vie!
— Oh I je vous en conjure, ne recommençons pas cette discus-
sion... inutile.
Un silence se fait. Au dehors, les ombres glacées d'une fin de
journée d'hiver enveloppent la ville. Le vent souffle en tourmente,
faisant tourbillonner les flocons de neige qui se gèlent en tombant
sur le sol; les rues sont mornes, presque désertes; seuls, quelques
piétons attardés cherchent à regagner leurs demeures, s'aventurant
avec précaution sur le verglas. On entend les imprécations des
cochers en panne; la lueur des becs de gaz et la clarté blafarde de
l'électricité ne suffisent pas à percer l'obscurité croissante. Paris est
dans ses jours rares de tristesse et d'humeur maussade.
Il semble que cette désolation du dehors doive fwre apprécier
davantage le charme intime du petit salon chaud, capitonné, gai,
d'une lumière douce, et imprégné de parfums où un homme jeune et
une femme encore belle, quoique d'apparence maladive, poursui-
vent l'entretien dont nous avons surpris les dernières phrases.
Mais toute sensation de bien-être semble fort étrangère à l'un ou à
l'autre. Lui, dont la figure intelligente et sympathique s'obscurcit
pour le moment d'une expression morose, fixe obstinément son
regard sur le foyer, comme s'il espérait trouver dans le pétillement
de la flamme une réponse à ses perplexités. Elle, étendue sur une
chaise longue, enveloppée d'un peignoir de surah mauve garni de
vieilles dentelles, noue et dénoue fiévreusement ses doigts chargés
de bagues, les portant de temps à autre à ses tempes dont le bat-
tement s'accuse sous la peau transparente. Quoique jeune, elle
semble plus âgée que son compagnon; quelques rides sillonnent
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TUFS PIHDU 258
son front et se dessinent à la commissure des lèvres; un cercle de
bistre meurtrit les paupières, donnant une expression tragique aui
grands yeux foncés qui, toutàTheure, étaient voilés de larmes. Dans
ses lourds bandeaux noirs, un observateur attentif distinguerait, çk
et là, quelques Gis d'argent; pourtant, ces signes de déchéance sont
trop insaisissables pour détruire la beauté de l'ensemble, tout au plus
en altèrent-ils le caractère, lui prêtant l'attirance mélancolique d'un
beau paysage qui s'estompe dans la brume. En regardant cette
femme, on songe à la poésie, à l'intensité des derniers jours d'une
saison puissante, et le cœur se serre, malgré tout, à voir la fragilité
de ce qui nous attache à la vie, à constater la durée éphémère de
ce qui fait notre orgueil, nos joies, notre puissance, brèves visions
qui s'abtment dans le néant sans que notre volonté désespérée
puisse les retenir au passage.
Après une longue pause, c'est la femme qui reprend la parole :
— J'û tort, en effet, de chercher à vous convaincre, dit -elle d'un
ton lassé, l'expérience est là pour me prouver combien mon influence
est nulle. Ne sais-je pas d'ailleurs que les reproches, les récrimina-
tions sont une maladresse, qu'on aggrave le mal en voulant le com-
battre ! Et cependant, je n'arrive pas à me persuader que ce soit là
la fin de mon pauvre rêve; que ce bonheur, que nous avons si ardem-
ment convoité alors qu'il était impossible, vous ayez le triste cou-
rage de le rejeter loin de vous quand rien, rien absolument ne
s'oppose à sa réalisation...
— Pourquoi me ramenez vous toujours à un sujet si affreuse-
ment pénible? exclame le jeune homme avec irritation. Est-ce donc
que je nie mes torts, que je cherche à me justiGer? Oui, je le sais,
j'ai compromis ma situation, je me suis fermé par mes imprudences
les perspectives heureuses qui s'ouvraient à moi; je suis d'autant
plus inexcusable qu'en sacrifiant mon avenir, je crains bien, d'après
vos propres paroles, d'avoir aussi sacrifié le vôtre. Mais, tout
condamnable que je sois, il est certaines fautes dont je ne serai
jamais coupable. Je retarde sur mon siècle, probablement, car j'ai
encore le souci de l'honneur et le respect dû au nom. Or, le mien
est resté intact et, je vous le répète, ma Chère Elsie, aucune consi-
dération au monde ne me déciderait à le diminuer... ou à le salir.
La jeune femme se redresse frémissante :
— En matière d'honneur, dit-elle en scandant ses paroles, je crois
que ma conscience est aussi délicate que la vôtre, mais, puisque
vous me forcez à parler brutalement, j'avoue que vos distinctions
casuistiques m'échappent! La situation est celle-ci : je vous ai
aimé, et Dieu sait avec quelle sincérité et quelle ardeur! Je croyais,
j'étais en droit 4e croire que vous m'aimiez aussi; les chaînes qqe
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254 .TEMPS PERDU
je portais avec tant de révolte; vous paraissiez plus impatient
encore que moi de les briser. Les événements nous ont servis : la
mort de mon mari m'a rendue libre et, à genoux, j'ai remercié une
Providence miséricordieuse de m'avoir délivrée, de me permettre
enfin de suivre l'impulsion de mon cœur. De bonne foi, je m^ima-
ginais être arrivée au port; sans une crainte, sans un doute,
j'évoquais l'avenir, cet avenir dans lequel nous devions marcher
la main dans la main, serrés l'un contre l'autre. Tout était si
simple à mon sensi Quelques mois d'attente, et l'épreuve finissait,
et les serments que nous avions si souvent échangés en secret^
nous les prononcions bien haut devant Dieu et devant les hommes.
C'était l'oubli des mauvais jours, c'était le bonheur, le triomphe,
la paûx ineffable d'une tendresse sanctionnée. Eh bien, ce rêve
auquel je touchais, dont l'accomplissement était déjà pour moi une
certitude bénie, ce rêve que je supposais être le vôtre, par je ne
sais quel monstrueux caprice, vous vous y dérobez, invoquant des^
scrupules inexplicables, vous retranchant derrière des impossi-
bilités qui n'en sont pas... Je n'ai pas compris ou, plutôt, j*ai eu
peur de comprendre... Maïs si les motifs que je soupçonne sont les
vrais, si votre but est de vous soustraire à des engagements dont
vous ne vous souciez plus, pourquoi chercher des prétextes,
pourquoi ne pas m'avouer sans détours que je vous suis devenue
importune? Ah! je vous jure que j'aurais moins de peine à vous
pardonner votre inconstance si vous en conveniez avec franchise,
si vous n'essayiez pas de me donner le change, de déguiser votre
abandon sous des apparences soi-disant chevaleresques. Mais
vouloir me tromper, vous affranchir de moi au moyen d'une ruse
qui n'est pas même habile, oh! c^est cela qui m'indigne, parce que
c'est une lâcheté, entendez-vous, une lâcheté dont je ne vous eusse
jamais fait l'injure de vons croire capable!...
Elle s'est animée en parlant, et les larmes qu'elle a con tenues jus-
que-là coulent le long de ses joues pâles. Le jeune homme la regarde
avec un peu d'attendrissement, auquel se mêle une nuance de pitié :
— Ma pauvre Elsie, soupire- 1- il, vous vous grisez de votre
propre éloquence et vous finissez par être dupe de votre imagioa-
tion surexcitée! Une fois encore, laissez-moi remettre les choses
sous leur jour véritable. Il est très vrai que vous avez été, que vous
êtes encore, et plus que jamais, la grande affection de ma vie.
Malheureusement, il est très vrai aussi que ce sentiment ne m'a
pas préservé des écarts qui ont eu de trop déplorables résultats.
M'obligerez- vous à plaider les circonstances atténuantes : Un
homme réputé riche, vivant seul à Paris, ne retournant que de
loin en loin au foyer familial, trop austère pour le retenir; un
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TIMPS PIRDO 255
homme qui, n'ayant ni carrière ni obligation d'aucune sorte, ne
^vait de quelle façon tromper son besoin d'activité et remplir
le Tide des heures oisives, eh bien, cet bomme-là, n'était-il pas
naturel qu'il entassât sottise sur sottise, que, gagné par la coota-
gioD de l'exemple, il dépensât sans compter et se ruinât sans s'en
apercevoir? Ohl sans doute, vous étiez là; votre affection était un
talisman qui eût dû m'arrèter sur la pente; mais rappelez- vous les
barrières qui nous séparaient. (le n'est que depuis votre veuvage
.que î'ai trouvé en vous mon point d'appui, mon refuge quotidien,
et alors le mal était fait. Un moment est venu où je n'ai pu m'aveu-
gler davantage, où j'ai dû constater que, de l'héritage paternel, il
ne me restait à peu près rien ; que, bien plus, je me trouvais en
face d'un passif écrasant... Je m'adressai alors à ma mère, et vous
comudssez sa réponse, généreuse dans un sens et pourtant impi-
toyable. Elle consent à me tirer d'embarras, à tout liquider, mais
elle pose des conditions : le mariage, et le mariage avec une femme
de son choix; sur ce point, elle sera inflexible. Vous n'ignorez
pas combien énergiquement je me suis débattu ; les circonstances
sont plus fortes que ma volonté. Lorsque vous me soutenez qu'il
m'est possible d'adopter un autre parti, d'accepter de vous un
service pécuniaire dont je ne pourrais me libérer que dans un
avenhr incertain, c'est que vous n'avez pas réfléchi, car, enGn, il
n'est pas nécessaire de préciser les choses. Pour venir à mon
secours, il faudrait aliéner, en partie du moins, la fortune qui vous
vient de votre mari. Or, avez-vous bien le droit moral d'en dis-
poser? Ne doit-elle pas revenir intacte à votre fille? En outre, ne
saitez-vous pas ce qu'il y aurait de répugnant pour moi dans une
pareille transaction? Voudriez- vous m'infliger l'humiliation d'acheter
ma sécurité et mon repos avec la fortune de M. de Vardes, de celui
4ont, le ciel me pardonne, j'ai si souvent souhaité la disparition?
N'estimes- vous pas que ce serait insulter â sa mémoire de consacrer
à un tel usage les ressources que vous tenez de lui? Réfléchissez,
pesez froidement la situation, et vous tomberez d'accord avec moi
qu'il est des abîmes qu'on ne saurait combler sans y jeter sa dignité
personuelie, sa fierté légitime, le respect de soi. Dieu m'est témoin
que, pour vous, je ne reculerais devant aucune immolation compa-
tible avec mon honneur. Mais celle-ci ne l'est pas et elle est au-
dessus de mes foroes...
.De nouveau, une pause s'ensuit. M''* de Vardes, affaissée sur soi,
la tête cachée dans ses mams, pleure silencieusement avec un
abandon résigné, plus touchant que ne serait une douleur violente.
La Jiaiure véritable reprend le dessus et die se montre la créature
faible, facilement. influençaUe qu'elle est en néalité; elle a eu un
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!>56 TSMPS PERDU
moment de révolte ; elle a articulé ses griefs avec une éoergie inu-
sitée, puisée dans son désespoir, mais déjà la réaction se fait et,
comme un enfant étonné de son audace, elle est prête à s'en repentir
et à implorer son pardon.
— Hervé, soyez patient avec moi, murmure-t-elle en réprimant
un dernier sanglot. Si j'ai tort, si je vous accuse injustement, ne
vous en prenez qu'à mon amour qui souffre, qui demeure incrédule
devant l'effondrement de ses espérances. Mais je ne puis croire que
tout soit fini, qu'il faille renoncer à ce cher avenir à deux que
j'avais entrevu 1 Et puisque vous m'aimez encore, ne trouverez-vous
pas les paroles qu'il faut pour fléchir votre mère, pour la faire
consentir à un mariage contre lequel, après tout, elle ne saurait avoir
d'objections sérieuses? Que peut me reprocher M"* de Simiane? Ha
famille va de pair avec la vôtre, ma position sociale est inatta-
quable. Et puis, nous nous aimons. Pourquoi me repousserait-elle?
Moi qui serais si heureuse de l'entourer de soins, d'être vraiment
pour elle une fille, une fille pleine d'afftction et de reconnaissance...
Hervé esquissa un geste de protestation :
— Vous ne vous rendez pas compte, ma pauvre Elsiel Ma mère
a de grandes qualités, mais elle appartient à la génération d'autre-
fois qu'aucun souffle moderne n'a effleurée. Après avoir été
l'épouse austère et irréprochable, elle est la mère dévouée, vigi-
lante, mais qui exerce son autorité dans toute sa rigueur. A trente
ans, je suis encore pour elle le petit garçon dont elle a le droit
d'exiger une soumission passive et qu'elle a le devoir de diriger
pour son bien. Vous me demanderez comment, élevé à une pareille
école, j'ai pu donner un si parfait démenti aux principes qu'on m'a
inculqués : une sévérité excessive amène souvent de tels résultats.
Ce qui est plus extraordinaire, c'est comment j'ai pu avoir la
franchise d'avouer mes torts; mais, je vous le répète, ma mère a
d'admirables qualités; en présence du fait accompli, elle ne s'est
pas dépensée en colères vaines, seulement elle a dicté ses termes et
n'admettra pas la discussion. De plus, voilà des années qu'elle
caresse la réalisation du mariage qu'elle prétend m'imposer. M"* de
Saint-Preuil est la fille de sa plus ancienne amie, une fille unique,
élevée sévèrement dans une vieille terre de Bretagne voisine de la
nêtre, et où elle a été à l'abri, — je vous cite la phrase maternelle,
— de toutes les influences pernicieuses d'une éducation parisienne.
Vous comprenez que, pour la femme ancien régime qu'est ma mère,
une belle-fille provinciale et qui a grandi sous ses yeux offre les
plus sérieuses garanties. Il y a aussi, il faut bien le dire, une
question d'intérêts, la certitude, dans l'avenir, de réunir deux pro-
priétés limitrophes. Tout cela, pour vous expliquer que noas nous
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TMPS pnoa va
bearterioQS & un parti-pris inébranlable. Je n'hésiterais pourtant
pas à tout braver si la résistance avait pour effet de nous réunir
Ton & Tautre ; malheureusement il n*en serait pas ainsi. Ce que vous
appelez mes scrupules mettraient toujours entre nous un mur de
séparation. Mieux vaut dès lors courber la tète et chercher à sauver
du naufrage le trésor de notre amitié, cette amitié précieuse qui« de
mon côté au moins» demeurera entière et inaltérable jusqu'au bout.
Une expression amère contracta le visage de M""* de Vardes.
— Vous prenez facilement votre parti, dit-elle. Et vous, qui êtes
homme de toutes les délicatesses, cocnment envisagez -vous avec
tant de résignation la nécessité de jouer une comédie méprisable,
une comédie intéressée, car, enfin, il faudra vous poser en préten-
dant amoureux vis-à-vis de cette jeune fille que vous épouserez
dans Tunique but de payer vos dettes! Vous m*avez donné à
entendre, — est-ce dans l'intention de me faire plaisir, — qu'elle
n'a ni beauté ni charme d'aucune sorte, et cependant vous admettez
la possibilité de vous lier à elle pour la vie!.. Trouvez- vous vrai-
ment que ce soit là un procédé honnête et délicat?
— Préféreriez -vous que je fusse amoureux d'elle? interrogea
Hervé en réprimant un sourire. La vérité est que je ne l'ai jamais
vue. J'en juge seulement par le silence que garde ma mère au point
de vue de sa personne physique. Evidemment, s'il y avait un éloge
à en faire, elle le ferait. Mais, au reste, c'est là un point très secon-
daire. Je n'ai nullement l'intention de feindre des sentiments que je
n'éprouverai certainement pas, et mon mariage, s'il a lieu, sera
un de ces mille mariages de convenance auxquels nous assistons
tous les jours. Croyez-moi, Elsie, de nous deux, c'est moi qui ai la
part la plus lourde. Vous, au moins, vous avez la liberté de
façonner votre vie selon vos goûts, sans en rendre compte à per-
sonne. Moi, je devrai souffrir à mes côtés la présence d*une femme
indifférente, peut-être antipathique. Ahl je vous jure que je ne me
fais pas d'illusions, je sais qu'en vous perdant je perdrai mes
seules chances de bonheur! Au lieu d'être si dure, vous devriez me
plaindre, vous devriez me consoler!..
D'un geste câlin, il se penche sur le front de la jeune femme,
effleurant ses cheveux d'un baiser, elle, comme vaincue par cette
caresse, se blottit sur son épaule et sanglote éperdument. Pour elle
comme pour lui, cet élan est une détente. Il semble que, depuis le
commencement de l'entretien, ce soit la première fois qu'ils se
retrouvent en communauté d'émotion et de regrets. Peu à peu les
sanglots d'Elsie se calment, et lorsqu'elle relève la tête, ses traits
sont éclairés; à travers ses larmes, ses yeux brillent d'une dou-
ceur confiante.
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358 TEMPS PERDU
— Je VOUS crois, dit-elle; oui, je veux croire que vous ne renoucee
pas à moi par lassitude, mais pour obéir à ce que vous croyez être
un devoir. Aussi je garde votre promesse, celle de rester mou ami,
de ne pas m' arracher cette chère joie que je prise au-dessus de
toutes, la joie de vous sendr dans ma vie mon appui, mon conseil^
celui auquel je pourrai recourir dans toutes les difficultés de ooa
triste existence, faite d'isolement et de renoncement... Ahl ce
bonheur incomplet, celle que vous épouserer ne sera pas assez
impitoyable pour me le disputer I Jurez-moi, Hervé, que vous ne
céderez pas à une jalousie déraisonnable, que vous ne renierez
jamais cette amitié qui. Dieu merci, est restée pure et dont tous les
actes peuvent affronter le grand jour.
— C'est presque me faire injure que de réclamer un pareil
serment, dit M. de Simiane. Mais soyez sans inquiétude, Elsie;
aucune femme n'exercera sur moi une influence qui vous serait
hostile. De telles exigences nuiraient seulement à celle qui oserak
les formuler. Vous avez dit vrai, le sentiment qui nous lie est de
ceux dont on n'a pas à rougir, et par cela même il est sacré;^
personne, soyez- en sûre, personne ne pourra y porter atteinte.
Il se lève en prononçant ces derniers mots et, comme ne voulant
pas en atténuer la solennité, c'est en silence qu'il prend congé de
M""' de Vardes, se bornant à presser longuement ses lèvres sur les
mains fines qu'elle lui abandonne; La porte se referme derrière lui
et Elsie retombe brisée sur ses coussins, murmurant quelques
paroles hachées : « Avoir tant espéré, et plus rien..., plus rien.,. ; &
moins que..., tout est encore si vague..., et puis j'ai sa parole H
n'y faillira pas; mais pourquoi, mon Dieu^ s'obstine- 1- il, pour un
préjugé absurde, à me rendre si malheureuse! )>
II
Tandis que H*"* de Vardes poursuivait son soliloque douloureox,
Hervé de Simiane, sans souci du verglas, regagnait à pied so&
petit appartement du boulevard Saint-Germain. La conversation
qu'il venait de subir avait agi péniblement sur ses nerfe, et ce fut
avec irritation qu'il se souvint d'un engagement pris la v€aUft,iUa
diner au cercle avec un nouveau membre dont il avait été le parrain.
Vraiment, il se sentait fort peu en disposition d'échanger de&
propos banals, de discuter le dernier potin mondsdn ou les plus
récentes inepties du gouvernement de la République. Maussade* il
procéda machinalement à sa toilette, pois/ s'apercevaot qu'il était
en avance, il passa de sa chambre dans son fumoir, se jeta àaoa^
un fauteuil au coin du feu et alluma une cigarette. Tout en réfié-
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TEMPS PBBOU 259
chissant, il promenait son regard autour de lui avec un soupir de
regret pour sa jolie installation de garçon « si recherchée dans son
élégance, si artistique dans ses moindres détails. Faudrait-il vrai-
ment dire adieu à son indépendance pour se soumettre aux mille
ennuis de la vie conjugale? Il n'eût pas mieux demandé que de
continuer à se débattre au milieu de ses embarras pécuniaires si
Fexaspératlon de ses créanciers ne fût arrivée au dernier période.
Hèlas I il avait épuisé tous les expédients, et le sacrifice de sa liberté
s'imposait Pour £lsie, pour elle seulement, il eût consenti de bon
cowr à l'aliéner, car, enfin, il l'aimait la chère créature ; il était
tOQcbé de l'ardeur de passion qu'elle lui prodiguait et qui s'élevait
presque jusqu'au sublime, prêtant à cet être faible, dénué d'initia-
tive, toutes les énergies et tous les dévouements.
C'était un sentiment de pitié qui, tout d'abord, l'avait rapproché
d'elle. Ils s* étaient rencontrés cinq ans auparavant chez une amie
commune et, dès le premier jour, il avait éprouvé un mouvement
de sympathie pour cette femme au regard triste, à la bouche dou-
loureuse, et qui, sous le poids de préoccupations intimes, paraissait
si inconsciente de sa beauté, alors en plein épanouissement. Et il
avait connu son'histoire, l'histoire d'une existence manquée auprès
d'un mari acariâtre et souQreteux que ses parents l'avaient forcée
d'accepter par la raison péremptoire qu'elle n'avait pas le moyen de
choisir et qu'un mariage d'amour est un luxe interdit à une QUe
sans dot. Elle s'était soumise en silence, dévorant l'humiliation
et les dégoûts quotidiens, acceptant les tracasseries jalouses, les
récriminations incessantes, les critiques injustes de ses moindres
actions. Elle trouvait même une excuse à tous ces procé lés bles-
sants : son mari était malade, d'une de ces maladies que rien ne
pouvait conjurer. Quoi de plus naturel que, se sentant mortelle-
naeut atteint, il fût en perpétuelle révolte et Itt souffrir son entou-
rage! Et elle le soignait patiemment,. avec charité sinon avec ten-
dresse, peut-être soutenue par Tespoir inavoué d'une délivrance
prochaine. Elle avait sa fille, d'ailleurs; c'était une consolation, bien
qu'elle reconnût parfois avec une certaine mélancolie que l'enfant
ressemblait trop à son père. Mais tout cet échafaudage de résigna-
tion factice s'écroula dès sa première rencontre avec Hervé. Le voile
qui s'était interposé jusque-là entre elle et la vie se déchira soudain,
et ce fut comme une révélation, l'éblouissement de régions nou-
yeiles, de perspectives inexplorées! Cependant cet amour, né dans
des circonstances aussi exceptionnellement dangereuses, n'avait
pas eu le dénouement prévu d'une vulgaire aventure. M™' de Vardes
n'entendait rien à la morale facile, aujourd'hui de mode, et qui
consiste à courir à un rendez-vous entre une course à bicyclette ou
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260 TEMPS PERDU
un tennis match sans qu'on en éprouve une émotion ou un remords.
Il y avait quelque chose de quasi religieux dans sa manière d'aimer.
Sans douté elle était faible, mais sa faiblesse même faisait sa sau-
vegarde. Hervé Taimait ainsi avec ses épeurements, son horreur
instinctive du mal, sa pureté naïve qui lui faisait côtoyer le danger
sans croire la chute possible. C'était là quelque chose d'inédit dans
son expérience d'homme blasé; il retrouvait près d'elle les adora-
tions timides de la vingtième année, les sensations d'enivrement
puéril causé par un baiser dérobé ou un aveu surpris. Ainsi se
développait cette idylle qui, malgré sa complète innocence, com-
mençait à éveiller la curiosité et à susciter des interprétations mal-
veillantes. M""* de Vardes avait toutes les audaces de la femme
irréprochable. Dans les salons où elle rencontrait Hervé, elle l'acca-
parait, le voulait constamment auprès d'elle, laissant éclater ses
préférences sans souci des commentaires, se compromettant, s'affi-
chant à plaisir en dépit des remontrances que lui, plus sage, ne
cessait de lui adresser. On peut dire qu'elle était aussi maladroite
que sincère. Par bonheur son mari, exclusivement préoccupé de sa
santé, avait renoncé à son rôle de surveillant et ne constatait pas
la transformation qui s'opérait en elle.
Bientôt, du reste, ses apparitions dans le monde devinrent de plus
en plus rares; elle ne voyait M. de Simiane que de loin en loin. Lui
restait-il fidèle? Ne subissait- il pas d'autres entraînements? Hais
ses craintes s'évanouissaient devant l'espoir qui s'insinuait dans
son cœur et allait grandissant à mesure que se rapprochait l'heure
où l'événement prévu l'affranchirait de son esclavage. Elle recueil-
lerait alors la récompense de son attente courageuse. Elle pourrait
sans rougir mettre sa main dans celle d'Hervé. Aucun souvenir
humiliant ne s'élèverait entre eux. Ahl la douce, la réconfortante
pensée! Elle ne regrettait même pas le temps d'épreuve, se disant
que tout était bien, qu'au moyen de ce stage pénible elle avait
acquitté son tribut à la souffrance, et que le bonheur qui allait être
son partage ne pouvait être trop chèrement acheté.
Mais, comme il arrive toujours, la réalité avait dissipé le songe.
Elsie veuve, Elsie libre avait attendu vainement qu'Hervé se pro-
nonçât ; pourtant la tendresse inquiète de la jeune femme ne sur-
prenait en lui aucun refroidissement. Il était aussi assidu et parais-
sait plus épris que jamais. Pourquoi ne prononçait* il pas la parole
décisive qu'elle désirait si passionnément entendre? Lassée, elle
provoqua l'explication. Hais, lorsqu'il lui eut tout avoué; lors-
qu'elle sut la cause qui avait déterminé son silence, elle eut peine
à comprendre. De tels motifs n'étaient pas sérieux I Quoi I pour une
misérable question d'argent, elle renoncerait au bonheur dont elle
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TEMPS PIROO 26t
était avide, au bonheur qui lui était dû 7 Tous les raisonnements
avaient échoué contre son indignation. Elle ne voyait pas, elle ne vou-
lait pas voir ce que la résolution de M. de Simiane avait d'inébran-
lable et elle s'épuisait en supplications dont, au fond de soi, elle sen-
tait l'inanité. Aujourd'hui, pour la première fois, elle s'était montrée
plus raisonnable, mais cette demi-résignation aurait-elle un lende-
main? II prévoyait encore bien des crises de violence et de larmes.
Au fond, tout en la plaignant, il lui en voulait un peu, car, enfin,
n'ëtait-elle pas égoïste? Lui aussi n'avait-il pas ses tristesses, et au
lieu de Taider, de lui donner courage, elle accumulait les difficultés
sur ses pas. Au lieu de prendre énergiquement son parti, elle
se berçait d'impossibles chimères. Quelle foUe était la sienne
lorsqu'elle s'imaginait pouvoir vaincre les résistances de M''* de
Simiane I Outre que rien ne déciderait celle-ci à renoncer à
ses projets d'alliance avec les Saint-Preuil, il savait à n'en pas
douter que jamais elle n'accepterait M"* de Vardes pour belle- fille.
Ici, Elsie recueillait le fruit de ses fautes de conduite, tout innocente
qu'elle fût dans le fond; ses imprudences avaient donné prise à la
mabgnité; on associait son nom à celui d'Hervé avec des insi-
nuations peu charitables, et ces rumeurs avaient retenti comme une
cloche d'alarme jusque dans la retraite de l'inflexible douairière,
troublant la sérénité de sa conscience : son fils était dans une mau-
vaise voie, il importait de l'en arracher, de lui constituer une vie
régulière. Quant à autoriser son union avec une femme aux anté-
cédents discutables et pour qui le mariage serait une réhabilitation,
l'idée en était inadmissible. Toutes les dénégations d'Hervé, ses protes-
tations indignées contre une calomnie dénuée de tout fondement,
échoueraient contre sa conviction opiniâtre. Sans doute, son fils
s^ssait en galant homme lorsqu'il défendait la coupable et se
portait garant de sa vertu. Hais on savait la valeur de telles assu-
rances et, pour sa part, elle n'en était pas dupe. Le passé de la
future M''* de Simiane devait être une page blanche; M"* de
Vardes ne remplissait pas ces conditions; d'ailleurs, le seul fait
d'avoir appartenu à un premier mari constituait une sorte de
déchéance qui la rendait indigne.
Réfléchissant à tout cela, Hervé se sentait pris dans un réseau
bextricable : « Je croyûs pourtant avoir bien plaidé ma cause, se
disait-il, mais j'ai affaire à trop forte partie; ma mère restera impla-
cable et je ne sius pas en mesure de la braver. Elsie le comprendrait
comme moi, si j'avais pu lui montrer la réponse de ce matin ; l'opti-
misme le plus robuste n'y découvrirait pas une ligne qui justifiât le
plus léger espoir... » Comme pour se confirmer dans son impres-
fiioo, il tira on portefeuille de sa poche et y prit une lettre dont la
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262 TBMBS PERDU
caUigrapbie régulière et anguleuse annooçsût, — s'il faut chercher
un indice du caractère dans l'écriture, — une dose d'énergie et de
volonté peu communes.
La lettre était aiu^ coqçue :
« lion cher fils. Je croyais m'ètre exprimée trèe claireoient dans
mes oommunications précédentes» et je m'étonne qu'il puisse sub-
sister entre nous le moindre malentendu. Toutefois, puisque vous
ne paraissez pas avoir suffisamment saisi ma pensée, je consens une
foisencoreà vous donner des explications et à poser mon ultimatum.
« Je ne reviendrai pas sur le sentiment de péniUe surprise que
j'ai ressenti en apprenant à quelles prodigalités* coupables vous
vous êtes laissé entraîner et qui ont aujourd'hui de si funestes
conséquences. J'envisage moins les pertes matérielles, quoique
celles-ci aient leur importance, que votre situation morale, que je
déplore et à laquelle il est urgent de remédier. Le paiement
intégral de vos dettes diminuera sensiblement la fortune dont vous
hériterez de moi et m'obligera, pour le temps qui me reste à vivre,
à introduire certaines réformes dans mon train de maison. C'est
là toutefois un point -secondaire. Ce qui est beaucoup plus, grave,
c'est que je constate avec un amer regret que voire genre d'exis-
tence est en absolue contradiction avec les principes que je me
suis constamment efforcée de vous inculquer. Commet employez-
vous ces années de jeunesse et d'activité que Dieu vous accorde I
Vos jours se consument dans l'oisiveté des salons, dans la fièvre
du jeu, des paris de course, de la spéculation, que sais-je? Je ne
parle pas d'entraînements moins avouables encore. Est-ce là la
vie d'un chrétien? Est-ce même la vie d'un homme soucieux de
sa dignité? Votre consdeoce doit vous répondre. La mieune
m'oblige à exercer mon autorité maternelle pour vous ramener
dans le droit chemin.
« Je vous répète donc ce que je vous ai dit déjà. Je consens
à acquitter vos dettes, mais j'exige en échange que vous rentriez
dans la voie régulière en acceptant la femme que j'ai choisie pour
vous. Vous me dites que vous n'êtes pas, en principe, réfractiûre
au mariage, seulement vous auriez, paraît^il, d'autres vues que
les miennes et vos préférences seraient fixées sdtleurs. Je sais
malheureusement à qui vous £aites allusion. Depuis quelque
temps, je suis aveitie de vos relations avec i une jeune veuve,
laquelle, d'après la rumeur générale, n'aurait pas attendu d'êtce
libre pour vous témoigner une prédilection que je m'abstiens de
qualifier. Je ne veux pas discuter sérieusement la pensée que vous
me soumettez de transformer cette liaison en union durable. On
n'épouse pas une femme qui a un passé. D'aiUeurs, fût-elle^
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TOm Pf RDU m
comme vous l'affirmez, victime de propos calomnieux, ce ne serait
pas encore là une alliance admissible. Elle est plus âgée que vous,
die a été mariée. Sa fille a douze ans, ce qui la fera grand'mëre
dans un intervalle relativement proche. Autant de conditions
détestables et, je vous le déclare, si vous me braviez en accom-
plissant un pareil coup de tète, cela équivaudrait entre nous à
une rupture absolue et définitive. Mais j'ai tort d'employer ce ton
de menace. J'ai confiance que nous n*en arriverons pas à ces
extrémités, et que vous comprendrez vos intérêts comme je les
comprends moi-même.
« L'alliance que je vous ménage vous offre toutes les meilleures
garanties. La famille de Saint-Preuil appartient à la première
noblesse de Bretagne; leur fortune est considérable et reviendra
tout entière à leur fille Hélène. Celle-ci a été élevée au couvent.
C'est ce qui explique que vous ne vous soyez jamais rencontrés
autrefois et, depuis que vous ne faites plus que de rares appa-
ritions à Simiane, le hasard a voulu qu'elle fût toujours absente.
Elle possède toutes les qualités qui font un intérieur heureux :
une piété solide, une grande simplicité d'habitudes, une parfaite
égalité d'humeur, enfin une santé à toute épreuve. Je ne parle
pas de ses attraits physiques. Ce sont là des avantages si péris-
sables qu'ils ne méritent pas d'être pesés dans la balance. J'aime
nûeux vous dire que son intelligence est cultivée, qu'elle est
bonne musicienne et qu'elle a le goût des occupations sérieuses.
Pour achever son éducation, ses parents lui ont fait faire plusieurs
voyages. Elle a passé notamment un hiver en Italie, ce qui a
beaucoup développé ses connaissances artistiques. Je suis sûre
qu'elle sera une compagne agréable en même temps qu'une irré-
prochable épouse. Vous devez, mon cher enfant, remercier Dieu
qui vous permet de réparer vos erreurs dans des conditions si
faciles. N'hésitez donc pas davantage. Ne chercher plus de faux-
fuyants et venez me retrouver ici. Les Saint-Preuil sont favora-
blement disposés. Hélène se montrera docile; d'ailleurs, pour elle
comme pour vous, l'obéissance ne peut être pénible. Je vois donc
irotre avenir rassurant et mon cœur maternel s'en réjouit. Après
Dieu, n'êtes- vous pas ce que j'aime le plus? Ecrivez-moi la date
de votre arrivée, que je voudrais immédiate, et croyez, mon* cher
fils, à la profonde affection de votre mère.
a SaiNTE-AldE SlMUME. »
Hervé achevait sa lecture comme huit heures sonnaient. Tout
en s'adieminant vers son cercle, il continuait à délibérer : il n'y
a pas d'échappatoire possible et mieux vaut partir sans revoir
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^64 TIMPS PERDU
Elsie, pensa-t-il. Chacune de mes visites augmente son énervement.
Pour elle comme pour moi, la prudence consiste à brusquer les
choses. Mais je vois d'ici ce qui m'attend : une petite provinciale
laide et empruntée, dont la culture intellectuelle consiste à savoir
l'orthographe, celle d'avant les réformes, la chronologie des rois
de France et la géographie des cinq parties du monde; dont le
talent musical suffit à accompagner les chantres à la messe du
village I Et la phrase de ma mère sur le peu de durée des attraits
physiques I C'est ce qu'on appelle un avertissement discret I Ah!
elle n'a pas besoin d'user de ménagements. Au point où j'en suis,
j'irai en avant les yeux fermés. Je fais ma soumission en bloc et je
n'épiloguerai pas sur les détails...
Fidèle à sa résolution, Hervé partit le surlendemain, sans prendre
congé de M°** de Vardes. 11 s'élait dérobé à une dernière entrevue,
obéissant à l'horreur instinctive que tout homme éprouve pour* les
scènes et les lamentations larmoyantes. Il sentait d'ailleurs qu il
n'était pas tout à fait au niveau de la tendresse exaltée d'Elsie, que
parfois même l'impatience le gagnait à côté de cette femme dont
l'état morbide surexcitait la passion, et chez qui, à certaines heures,
tout équilibre paraissait rompu. Et de là naissait une impression
qu'il osait à peine s'avouer : c'est que la séparation qui s'imposait
était peut-être un bien. Qui sait si, au lieu d'accuser la Providence,
il ne devait pas la remercier de lui enlever la libre disposition de
ses actes? Qui sait si ses regrets, aujourd'hui sincères, ne devien-
draient pas demain une hypocrisie? Cependant les perspectives
immédiates étaient bien peu encourageantes. Elles se présentaient
aussi mélancoliques que ce paysage bas breton qui défilait devant
lui et dont il ne distinguait que les grandes lignes confuses, enve-
loppées de brume. A l'horizon, le ciel bas se confondait avec la
ligne grise de l'Océan, et dans le lointain on entendait le gronde-
ment sonore des vagues, éclaboussant de leur écume noirâtre la
pointe désolée de Pen'March.
C'était dans cette extrémité reculée du Finistère, en vue des
roches sauvages qui hérissent la côte, que s'élevait le château de
Simiane, avec ses tourelles crénelées se dressant superbes, presque
inaccessibles, sur la hauteur, protégé d'un côté par le pont-levis
flanqué de barbacanes, resté debout à travers les siècles; de l'autre,
par un lac aux eaux bleues qu'on eût dit un pan d'azur arraché &
la voûte céleste. Ainsi isolée de toute part, l'antique demeure
féodale paraissait retranchée du monde des vivants, et on s'expli-
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TEMPS PIRDU 265
quait mal qu'une femme libre d'arranger sa vie à sa guise pût se
condamner à un séjour continu à l'ombre de ces épaisses murailles
où le soleil et la chalenr ne devaient jamais pénétrer. Pourtant, la
douairière de Simiane ne s'en éloignait plus depuis que la mort de
son mari avait brisé ses plus puissantes attaches terrestres. Son fils
loi restait sans doute, mais ne compensait qu'imparfaitement la perte
de celui sur lequel sa nature chaste et ardente à la fois avait
concentré toutes ses facultés d'aimer. Ainsi qu'il arrive aux femmes
de vertu austère, elle avait jeté toutes les richesses de son cœur
dans le sentiment légitime que le ciel autorisait. Toujours elle avait
été plus épouse que mère ; depuis son veuvage, elle semblait ne
plus vivre que par devoir, ses lèvres pâles avaient désappris le
sourire. Une expression habituelle de souffrance assombrissait ses
traits encore beaux et réguliers, et quelque chose d'inquiet dans son
regard trahissait l'attente, l'espoir d'une délivrance prochaine.
Ce détachement n'avait cependant pas adouci un caractère qui,
malgré tout, restait impérieux et dominateur. Elle avait adoré son
mari, mais elle eût été impitoyable pour la plus passagère infidé-
lité. Elle aimait son fils, quoique avec plus de modération, mais elle
exigeait de lui uoe soumission sans limites. Difiicilement elle lui
avait pardonné de s'être .soustrait i la vie en commun, comprenant
toutefois que son morne foyer ne pouvait convenir à on jeune
homme en pleine exubérance de vie. Mais, maintenant qu'il recueil-
lait les fruits de ses velléités d'indépendance, elle comptait bien
tirer parti de la situation pour le ramener, le fixer auprès d'elle.
Les Saint-Preuil la seconderaient et elle n'appréhendait aucune
^^culté sérieuse qui pût entraver ses projets. Hervé, dans ses let-
tres« n'opposait qu'une demi-résistance. L'important était de le
dédder à quitter Paris. Une fois soustrait aux influences mauvaises,
il redeviendrait raisonnable et ne repousserait pas le bonheur qui
s*offrait à lui.
Et maintenant elle avait devant les yeux la dépèche lui annon-
çant gain de cause; encore quelques minutes, et son fils ^^eraitlà.
IJoe animation inusitée éclairait son visage sculptural. Ses mains,
aux tons d'ivoire, se joignaient dans un mouvement de recoonais-
sance. Son regard flétri se promenait autour de la salle d'armes,
où les lourdes panoplies alternaient avec les portraits d'ancêtres,
ces fiers Simiane d'autrefois, qui avaient écrit leur histoire à la
pointe de leur épée trempée dans le sang ennemi. Oui, Hervé pou-
vait être fier de sa race. Le privilège de la perpétuer ne devait pas
appartenir à une intrigante, de réputation équivoque. Pour le
rigorisme de M"** de Simiane, Elise de Vardes ne se distinguait
en rien d'une aventurière qu'un honnête homme ne devait avoir
25 jANviBR 1902. i8
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266 TEMPS PIADU
aucun scrupule à abandonner. Ne sersùt-il pas coupable de donaer
une telle mère à ses enfants? Heureusement, la fâcheuse hypotàëse
s'effaçait devant la dépêche rassurante. C'était Hélène de Saint-
Preuit qui porterait dignement le nom de marquise de SUniaae.
Alors la tâche de la mère serait remplie. Détachée de son dernier
souci terrestre, elle pourrait entonner son Nune dùniuis et tounaier
son regard vers sa vraie patrie, celle où Dieu la réunirait au seul
homme qu'elle eût aimé ici-bas. C'était cette réunion qui représen-
tait pour elle les félicités et la récompense de l'au-delà. .A son insu,
elle n'ambitionnait d'autre éternité que l'éternité de son amour.
Un bruix de roues interrompit sa méditation, et, un instant après,
Hervé s'inclinait devant elle et lui baisait les mains. Elle l'attira et,
obéissant à une vieille habitude, traça sur son Iront un rapide
âigne de croix.
— Je suis heureuse de vous revoir ici, dit-elle, je n'attristerai
pas votre retour par des reproches. Le mal est fait; il ne nous reste
f u*à le réparer de notre mieux. Votre présence m'est une preuve
fue vous y êtes disposé. Je vous demande seulement de ne £aire
aucune allusion à certaine idée extravagante dont vous m'avBz^
entretenue dans votre dernière lettre. C'est une folie que je ne
consentirais pas à discuter.
D'un geste moitié autoritaire, moitié afiCectueux, elle posa sea
doigts fluets sur les lèvres de son fils pour intercepter sa réponse.
Décidément, il était toujours pour elle le petit garçon qui doit
obéir et se taire. Le dtner et la soirée se passèrent sans qu'un aiot
fui prononcé sur la campagne matrimoniale en projet; pourtant
M"'*' de Simiane comptsût l'entreprendre sans perdre de temps. Le
découragement et l'irrésolution d'Hervé ne lui échappaient pas.
— 3i vous le voulez bien, lui dit-elle, lorsque sur le coup de dix
heures elle se leva pour se retirer chez elle, si vous le voulez bien,
mon cher enfant, nous pourrons demain, dans l'après-midi, nous
présenter chez les Saint-Preuil. Us savent votre arrivée et voulaient
même que nous vinssions diner chez eux sans cérémonie le premier
jour, mais j'ai pensé que vous seriez plus correct en faisant une visite
préalable. Elle sera d'autant plus désintéressée qu'Hélène est absente.
Ohl une absence très courte I Elle achève uœ retraite au couvent
OM elle a été élevée. Vendredi, au plus tard, elle sera de retour et
nous sommes aujourd'hui mercredi. Il vaut donc mieux tous mettre
tout de suite en règle avec les parents. La glace sera ron^fuie
lorsque la jeune fille reviendra, et si, comme j'ai lieu de l'espérer,
TOUS vous faites bien venir du père et de la mère, tout marchera à
jodbait, car, je vous le répète, Hélène est de la vieille école. Elte
ééSkre au jugement de ceux qui sont mieux qu'elle en état d'apprécier.
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r TEMPS PKRDO 267
Tout maussade que se sentait Hervé» il ne pat s'empècber de
«ourire :
— Approuvez- vous vraiment un manque d'initiative aussi com-
plet? dit- il. Je ne trouve pas très flatteur d'être épousé par ordre I
M"* de Simiane haussa les épaules.
— Pourquoi voulez-vous que Tappréciation de la fille soit fata-
lement en contradiction avec celle de ses parents? Non, je ne crois
pas que vous puissiez lui déplaire. La seule objection sérieuse à
élever contre vous, c'est le mauvais emploi de vos années d'indé-
pendance à Paris. Mais les Saint-Preuil consentent à passer l'éponge
sur le passé, et je veux espérer qu'ils n'auront pas i s'en repentir»
que vous ne donnerez à votre jeune femme aucun sujet de plainte.
Vcms serez homme de devoir comme votre père l'a été avant vous.
-Que son souvenir vous soit présent, mon (Ils. Il vous a laissé de
nobles exemples. Vous ne les répudierez pasi
Elle s'arrêta, la voix coupée par un sanglot Même après dix ans
de veuvage, elle ne pouvait, sans larmes, prononcer le nom du mari
r^retié.
La visite du lendemain s'accomplit dans les formes de l'étiquette
cérémonieuse qui se maintient dans les familles de vieille noblesse
terrienne, où le sans-gêne du modernisme parisien est aussi inconnu
que s'il n'avait cours que dans quelque planète ignorée. Le baron
de Saint- Preuil représentait le type classique et qui tend à se faire
plus rare du gentilhomme immobilisé dans ses préjugés d'antaa. Il
ohservmt à distance, d'un œil chagrin, les innovations révoltantes
du r^me niveleur, ennemi des saines traditions. On peut dire
qu'il avait passé sa vie dans la haine de tout gouvernement, car s'il
détestait le régime républicain de toute son âme, il n'en avait pas
détesté moins cordialement l'Empire. Ses sympathies n'étaient
jamais allées qu'aux Bourbons de la branche aînée. Le dernier,
disparu, il avait abjuré toute préférence.
Ce détachement, toutefois, ne s'appliquait qu'à la politique et ne
Tavait pas empêché d'administrer sa fortune avec une si sage
entente que, à une époque où chacun se plaint d'être plus ou moins
ruinée ilavait réussi à augmenter son capital dans des proportions qui
faisaient de sa fille unique une des plus riches héritières de Bretagne.
De M"* de Saûnt-Preuil, il y avait peu de chose à dire. Sa vie
s'était écoulée dans la muette adoration d'un mari qu'elle recon-
naîseait supérieur à die, et qui, lui-même, partageut absolument
cette manière de voir. En réactionnaire convaincu, il n'admettait
pas FëmancipatioD féministe, et elle, heureuse dans son rôle d'effa-
cement, n'imaginait pas qu'il put y avoir un meilleur sort que le
^sn. Elle se complûssût aux besognes simples, vaquant aux soins
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?68 TEMPS PEROU
de sa maison, surveillant sa basse- cour, son jardin potager, assi-
gnant à ses domestiques leur tâche quotidienne, et lorsque, le soir,
sous la lampe, elle tricotait des brassières et des jupons pour les
enfants pauvres, tout en écoutant la lecture de la Croix que lui
faisait M. de Saint-Preuil, elle éprouvait la tranquillité placide de
la femme d'intérieur dont la conscience est en repos et qui laisse
derrière elle une journée utilement remplie.
Ce couple bien assorti, vivant dans une union parfaite, donnant
le bon exemple et digne de tous les respects, était néanmoins de
ceux dont la fréquentation est laborieuse et qu'on préfère généra-
lement estimer de loin qu'étudier de près. Dès le premier entretien,
Hervé fut saisi d'appréhension. M. de Saint-Preuil, heureux d'avoir
à qui parler, profita de l'occasion pour faire un exposé de principes
à son futur gendre :
— Comment, lui dit-il, avez-vous le courage de demeurer à
Paris et d'assister à tout ce qui s'y passe? Pour moi, qui n'y fais
plus que de courtes apparitions de loin en loin, j'en reviens
toujours profondément attristé, profondément humilié pour mon
malheureux pays. Cette orgie égaliiaire achève sa déchéance, et il
nY ^ pl»is personne, personne qui puisse nous tirer de là. Oa
assure, je n'en sais rien par moi-même, mais je me suis laissé dire
que le parti monarchique, tel qu'il est constitué aujourd'hui, a des
tendances fort libérales. Ceci serait le dernier coup. Si ceux qui
doivent nous apporter le remède ont recours aux mêmes procédés
empiriques que les charlatans qui nous gouvernent à l'heure
actuelle, alors c'est la honte déflnitive, l'abjection, la perte de notre
dernier espoir de relèvement. Nous croulerons jusqu'au fond de
l'abîme : Finis Gallias, finis Galliœ!
Hervé, tout en cherchant une réponse consolante à ce pronostic
alarmant, prêtait l'oreille à l'entretien qui se poursuivait entre sa
mère et M"'* de Saint-Preuil. C'était cette dernière qui avait le dé
de la conversation.
— Oui, disait- elle, nous avons un nouveau vicaire. C'est un
jeune homme très bien, encore un peu timide; il s'est embrouillé
dans son sermon l'autre jour, mais il se formera. Je l'ai engagé à
surveiller les enfants de Marie. Il y en a une, surtout, la ûlle de
l'instituteur, qui me paratt bien dissipée; dernièrement, elle a
manqué la procession, et c'est pourtant elle qui devait porter la
bannière. Quant au ferblantier, je lui ai retiré ma pratique. Ima-
ginez qu'il envoie ses enfants à l'école laïque! Je me doutais bieo
qu'il ne valait pas grand'chose...; en revanche, il y a une famille
tout à fait digne d'intérêt que M. le curé m'a recommandée. Le
père est journalier, la mère vient d'accoucher de son septième
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TiMPS piaoa ttt
garçoD..., il^ ne soot mariés que depuis huit ans. C'est d'un bien
bon exemple I...
Et aûnsi, toujours du même ton monotone, pendant que M. de
Saint-Preuil continuait ses prophéties lugubres.
— La terre manque de bras, mon cher Monsieur, les paysans ne
renient plus être paysans. Tous vont à la ville pour s'enrichir, pour
devenir des bourgeois. Allei donc leur parler de hiérarchie, des
droits des classes dirigeantes! autant leur faire un cours en hébreu!
C'est bien simple, d'ailleurs : lorsqu'ils voient tous les marchands
de clous, les sous-vétérinaires, sans parler des escrocs et des
vendus qui sont au pouvoir... Mais il n'y a pas un de mes valets
de ferme qui ne se croie en chemin pour devenir pré.Mdent de la
République! Et ils y arriveront probablement... Nous verrons le
temps où nous irons solliciter leurs faveurs!
Ces appréciations, d'une vérité t^op évidente pour avoir besoin
d*ëtre développées, paraissaieut i Hervé du plus navrant ennui.
Que deviendrait-il, grand Dieu! entre les rabâchages lamentables
d'un pareil beau-père et les racontars endormants d'une part'ille
belle- mère! Mais surtout, hélas! que serait la fille de tels parents?
Elle ne pouvait pas ne pas leur ressembler. Auquel, davantage? Se
noyait-elle en déclamations verbeuses comme l'un ou collection-
naît-elle, comme l'autre, tous les affreux petits potins de la localité?
De toute façon, élevée dans ce milieu, elle devait être fatalement
l'insipidité même.
Et, avec un frisson, il évoquait le tableau de l'existeoce qu'il
lui faudrait endurer dans ce terrible intérieur : il se voyait
s'assimilant par degrés à son entourage, devenant le gentilhomme
rural absorbé par ses soucis de propriétaire bien pensant, ses
querelles de clocher, ses élections municipales; il entendait sa
future femme lui faire le récit détaillé des iofortunes conjugales de
ia sabotière ou de la conversion inespérée du maréchal- ferrant! A
ce régime, son intelligence s'épaissirait et il en arriverait à prendre
goût à ce genre de vie, à n'en comprendre aucune autre... Toutefois,
l'heure n'était pas venue et une vision rapide d'Elsie, avec son beau
visage éclairé de passion, son attitude d'adoration suppliante, passa
devant ses yeux et il sentit comme une bouffée d'air respirable lui
emplir la poitrine, en même temps que la nostalgie du petit salon
parfumé où il avait passé tant d'heures délicieuses, des heures
que l'éloignemem poétisait et dont il ne retenût que le charme
enivrant, oubliant l'amertume qui s'y était trop souvent mêlée.
Perdu dans ses souvenirs, il demeurait silencieux à côté de sa
mère, dans la voiture qui les ramenait à Simiane, ne songeant pas
à rendre compte de ses impressions. La douairière, après avoir
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29e TIMPS PJffiDU
lasgtemps respecté son {d)sorpUoQ« ae décida enfin à l'interroger :
— Vous devez être content, Hervé, de Taccueil qu'on vous a
fait? Les Saint-Prenil sont d'aimabies gens, très amples, très bons
et d'une droiture, d'une loyauté vraiment reposantes & notre triste
époque. Ne pensez-vous pas comme moi?
— Obi leur simj^tcité et leur droiture ne font aucun doute;
seulement vous conviendrez que, comme conversation de salon, ils
retardent un peu. M. de Saint- Preuil est-il toujours aussi prodigue
de truismes et de lieux communs?
— Je ne sais ce que vous entendez par là, protesta la marquise
d'un ton froissé. Ce qu'il a dit est malheureusement trop juste. Il est
naturel qu'il s'afflige de l'abaissement de la France. M""* de Saint-
Preuil, je vous le concède, n'est pas un esprit brillant, primesautier,
msds c'est une femme de grand mérite, une excellente chrétienne, et
d'une douceur de caractère qui la rend d'un commerce itfiniment
agréable* Que pouvez- vous désira de plus?
— Ohl certes, je n'en réclame pas davantage! exclama Hervé, et
il ajouta après une pause :
— Sa fille lui ressemble-t-elle?...
M""* de Simiane secoua la tète :
— Non, c'est assez singulier; Hélène ne tient ni de son père ni
de sa mère : elle est fort réservée, fort peu expansive. Même avec moi
qui la connais depuis son enfance, elle ne se livre guère. Mais je la
sais très bonne, très charitable. De plus, comme je crois vous l'avoir
dit, elle a le goût des choses de l'esprit, elle a beaucoup lu. Enfin,
vous la jugerez. Nous dînons après- demain à Saint-Preuil. Il y aura
quelques personnes du voisinage. On fête le soixantième anniver-
saire du baron. Ici on est encore aux moBurs d'autrefois. On n'a pas
le ridicule de dissimuler son âge : maintenant, je dois vous dire que
vous avez eu un plein succès. La pauvre M"'' de Saint-Preuil ne
tarissait pas en clignements d'yeux et de poignées de main significa-
tives. J'espère que vous réussirez également bien auprès de la fille.
De grands préparatifs avaient été faits à Saint-Preuil pour célé-
brer dignement le jour de naissance du chef de la famille ; le
château, avec ses galeries spacieuses et ses salons en enfilade, se
prêtait bien à la réception. Il était de construction relativement
récente et avait remplacé le vieux manoir féodal dont les ruines
festonnées de lierre s'apercevaient encore sur la plateforme boisée
qui formait l'arrière- plan de Thabitation nouvelle. Celle-ci, placée à
mi-bauteur, dominait les toits de chaume du village qui s'étageaient
sur les dernières arêtes de la montagne, semblant s'être groupés là,
comme au temps du moyen âge, pour invoquer la protection dii haut
et puissant seigneur de l'endroit.
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mn mou 271
Et cette protectioD, les Saint^Preuil l'exerçaient faurgement. Si,
par attachement au tnufitkins ancestrales, ils se montraient ennemis
da progrès et jalou de leurs privilèges de caste, du moins ne
répadiaieni-ils pas les devoirs que comportait lem* rang. Inépui-
sables dans leur charité, s'intéressant aux chagrins et aux joies de
ces humbles dont ils se considéraient comme ayant charge d*âme,
ils avaient rénsM à se rendre populaires parmi ceux qu'ils aimaient
à traiter de fidèles vassaux. Et ik ne négligeaient en aucune occa-v
son de resserrer les liens de solidarité. C'est ainsi que ce soir ils
avaient voulu les associer à leur réjouissance de famille. Le parc
lUamiDé était ouvert & tous les habitants du bourg. Dans l'allée
principale s'allongeaient des tables chargées de mets plantureux et,
sur les pelouses, des tentes solidement dressées abritaient lea
daraes de la jeunesse. Déjà, au moment où les invités du ch&tean
arrivaient, la fête champêtre avait commencé et c'était un joli
spectade, singulier en temps de république, que ce retour aux
anciennes mœurs, k cette simplicité primitive qui rapprochait
grands et petits dans une communauté de sentiments, sans défiance
d'une part, sans hostilité envieuse de l'autre. Hervé, encore tout
imprégné de l'atmosphère parisienne, ressentit une sorte d'émotion
inconnue en face de ce tableau d'idylle.
L'aspect intérieur du château ne l'impressionna pas m(»ns favo«
rablement. A coup sur, quels que fussent leurs défauts dans la
conversation, les Saint-Preuil s'entendaient k exercer l'ho^italité.
Ces grands salons, brillamment éclairés, meublés avec goût, avaient
mie élégance de bon aloi, et l'accueil des maîtres de la maison était
en parfait accord avec le cadre : une dignité un peu sotenndle,
mais d'une irréprochable cordialité; c'était la vieille pcJitesse
françsûse dégagée de tout alliage et que ne déparait pas le mélange
odieux du sans-gène importé d'Amérique et intronisé par les jeunes
générations. La baronne elle-même, avec sa toilette démodée de
mmre héliotrope et ses boucles collées sur les tempes, exhalait un,
parfum de race indéniable qui surprenait Hervé et l'attirait. Ne
s'était-il pas montré trop sévère dans ses jugements hâtifs?
Une vingtaine de personnes étaient déjà dans le salon attenant i
un jardin d'hiver ob l'on distinguait, à travers les palmiers et les
plantes exotiques, les toilettes chaires des jeunes filles réunies là
en petits groupes. Hervé qui, depuis plusieurs années déjà, ne fai-
sait plus que de courtes apparitions à Simiane, avait peine à
reconnaître la plupart des invités. La douairière renouvela les pré*
srotatioDS, tandis que M** de Saint- Preuil allait à ki recherche
d'Hélène.
Celle-ci parut bientôt, une grande jemie fiUe dont la taille flexible
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372 1EIIPS PlfiDU
s'accusait presque trop mince dans sa toilette de voile blanc; la
comparaison trop connue du jonc ou de la liane s'imposait à l'esprit.
Sans gaucherie, elle fit la révérence de rigueur à M"** de Simiane,
qui l'embrassa sur le front et, d'un signe, lui indiqua Hervé.
— Mon fils, ma chère enfant.
M"* de Saint-Preuil inclina la tète, répondant avec une courtoisie
grave au salut du jeune homme, qui se retourna vers la marquise
qui l'interrogeait au sujet de son récent voyage. Hervé put la
regarder à loisir et eut peine à dissimuler l'espèce de stupéfaction
incrédule qui l'envahissait. Etait-il dupe d'un jeu de lumières, d'une
hallucination, ou Hélène de Saint-Preuil était-elle vraiment l'éblouis-
sante merveille qu'il voyait devant lui? Quoi! c'était là la femme
dont la marquise lui avait vanté les qualités morales, la douceur, la
piété, l'égalité d'humeur, sans rien lui dire de sa saisissante beauté?
M"* de Simiane avait-elle voulu lui ménager une surprise, ou
estimait-elle vraiment, dans son détachement austère, que les avan-
tages extérieurs ne comptaient pas? Il était fort possible, après tout,
qu'elle en jugeât ainsi, mais il regrettait qu'elle n'eût pas cru néces-
saire de le prévenir, car il craignait d'avoir trahi un étonnement
de mauvais goût et qu'Hélène sen fût aperçue. Malgré lui, il
s'attardait à la détailler, cherchant vainement le point faible, le
correctif à cette perfection si inattaquable. Il étudiait chaque trait
du visage, le front pur auréolé de cheveux d*or, les grands yeux
limpides auxquels une frange de cils très noirs prêtait un éclat
sombre, la bouche fine, un peu triste au repos, le teint aux blan-
cheurs nacrées d'une fleur de serre. Il notait la ligne exquise des
épaules découvertes, le modelé délicat des bras et de la main,
l'harmonie du moindre mouvement, et devant cet ensemble superbe,
il éprouva une sorte d'irritation, s' obstinant à chercher le défaut,
le refusant à admettre cette chose invraisemblable que, dans un
•oin éloigné de province, il pût exister une telle créature d'excep-^
tion. Par un effort intense de volonté, il parvint enfin à formuler
secrètement une critique. Sans doute, la beauté d Hélène était
incontestable, mais c'était une beauté froide, dépourvue de vie.
Tandis qu'on lui parlait, sa physionomie demeurait immobile, figée
dans son calme sculptural; une admirable statue, mais une statue
qu'aucune flamme intérieure n'animait, qui ne possédait rien de
cette séduction subtile qui fait le charme d'autres femmes souvent
à peine jolies, mais combien attrayantes ! Qui sait même s'il 4fie
fallait pas aller plus loin, si ce corps charmant ne renfermait pas
«ne âme vulgaire, une intelligence bornée? La nature se complatt
parfois à établir des contrastes qui, à première vue, paraissent illo-
giques, mais, dans le cas présent, ne serait-ce pas juste? Belle
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liMfS PIBDO 271
cooime elle l'était, ne devait-elle pas expier cette splendeur physique
par une infériorité morale?
Et pendant le dtner Hervé se confirma dans son impression. On
Tavait placé à côté de M"* de Saint-Preuil. Bon gré mal gré, il fal-
lait qu'il s'exécutât, qu'il se posât en prétendant empressé, désireux
de plaire. Certes, vis-i-vis d'une telle femme, la tâche eût dû être
facUe; pourtant, H. de Simiane ne se souvenait pas en avoir jamais
tenté une plus ingrate. Etait-ce le triomphe de l'éducation ou le
triomphe de la nullité qui faisait que la jeune fille demeurait les
yeux constamment baissés sur son assiette, ne répondant que par
moDosyliabes, ne se déridant pas, ayant à peine l'air de com-
prendre?... Inutilement il essayait de tous les sujets, ad usum Del-
phini. Se rappelant fort â propos que M*^* de Saint- Preuil avait
passé nn hiver en Italie, il mettait la conversation sur son voyage,
cherchant à faire appel à ses souvenirs, à réveiller ses admirations,
exprimant lui-même ses préférences artistiques, attaquant telle
école ou exaltant telle autre, dans l'espoir de provoquer la discus-
sion, le tout, hélas I en pure perte. Hélène écoutait en silence ou se
bornait à quelque adhésion banale, parlant sur un ton vague et
sans conviction qui laissait deviner que sa pensée, si toutefois elle
en avait une, était, absente. Du reste, aucune apparence de coquet-
terie, rien de Vaplomb qui se trahit chez une femme sûre de l'empire
qu'elle exerce. On voyait cependant que ce n'était pas chez elle la
simplicité de Tenfant encore ignorante de sa valeur. M^'* de Saint-
Preuil avait dépassé cette période. Et Hervé se rappela que sa mère
lui avait dit l'âge d'Hélène. N'était-ce pas vingt-deux ans, bientôt
vingt-trois? Ce détail oublié acquit soudain une importance à ses
yeux. Si elle était aussi déplorabtement bornée qu'il le soupçonnait,
à l'heure actuelle il n'y avait plus de remède. Ses facultés, quelles
qu'elles fussent, avaient atteint tout leur développement. Maintenant
il en arrivait à trouver que c'était dommage, que la nature avait mal
agi en logeant un esprit si court dans une aussi suave enveloppe.
Et le problème de son propre avenir lui apparaissait plus inso-
luble que jamais. Il escomptait les longues années d'ennui et de
mortel isolement auprès de ce mannequin aux traits de déesse et
au cerveau vide. En mettant les choses au mieux, peut-être éprou-
verait-il pour elle un caprice des sens qui durerait dix mois. Msds
après, après I Que deviendrait*il, grands dieux! lorsqu'il lui faudrait
baiUer sa vie au foyer conjugal sans pouvoir faire jaillir un éclair
de sympathie ou de compréhension de cette intelligence endormie?
On se blase vite des attraits d'une femme légitime, mais on ne
s'habitue pas â se trouver sans cesse vis-à-vis d'une infériorité
mentale qui met, heure par heure, la patience à l'épreuve et doit
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274 liMPS PIRDU
peu à peu conduire i Teiaspération. Certains hommes préfèrent
une capacité restreinte chez la compagne de leur Tie* mais Henré
ne professait pas les maximes d'Arnolpfae, et il estimait, non sans
raison, que mieux vaut encore un caractère acariâtre qu'une sottise
incurable. La mauvaise humeur a des intermittences, l'ineptie n'en
a pas. La soirée se passa néanmoins d'une façon moins découra-
geante que le dtner. Des fenêtres, on admira les illuminations du
parc, on assista au feu d'artifice de rigueur. Le baron prononça
une allocution plus émue qu'éloquente, mais qu'on acclama chau-
dement, et cette ovation, ces vivats, toute cette mise en scène qui
semblait empruntée au siècle dernier, intéressaient Hervé et chas-
saient en partie ses prévisions pessimistes. Vraiment, on se sentait
loin de la démoralisation élégante de certains salons de Paris. Ici
l'sûr était très pur, très sain, rafraîchissait l'âme et disposait à
l'indulgence. Peut-être, après tout, f»e trompai^il ! N'était-ce pas chez
lui un travers incorrigible, cette promptitude excessive à se former
une opinion, à juger choses et gens du premier coup, sans appro-
fondir? Et, par une transition brusque, son esprit mobile arguait en
sens contraire. De ce qu'une jeune fille qui le voyait pour la pre-
mière fois ne l'eût pas ébloui par un feu roulant de réparties spiri-
tuelles, en fallait-il conclure qu'il n'y avait chez elle aucunes
ressources? En tout cas, il serait absurde de se prononcer après un
examen aussi superficiel. Et, finalement, il n'avait pas le drcût de
trop exiger. Pourvu qu'elle fût à peu près suffisante, il devait
s'estimer heureux. Son mariage n'était -il pas la carte forcée?
Au retour, la marquise l'interrogea d'un ton triomphant :
— Cette fois, dit-elle, j'imagine que vous ne devez rien avoir à
critiquerxhez votre future famille! 11 est imposable de mieux faire
les choses. Les Saint-Preuil, vous avez pu le voir, sont admirable-
ment pa<^3 et occupent une des premières places dans le pays. Ils id
doivent non seulement & leur naissance, mais â leurs qualités per-
sonnelles: je pense qu'Hélène ne vous a pas déplu?
Hervé, au lieu de répondre, posa la question qui s'agitait en lui
depuis plusieurs heures...
— Pourquoi donc m'avez-vous caché que M*^* de Saint-Preuil
fût aussi étonnamment belle!
— Etonnamment belle 1 répéta la marquise. Oh! oui, sans doute,
c'est une jolie fille. Mais vous savez mes idées, exagérées peut-être;
je n'attache pas grande valeur â un don fragile que quelques
amiées bien courtes suffisent â détruire. Une chrétienne ne voit là
qu'une pierre d'achoppement sur le chemin du salut. Pour Hélène,
heureusement, le péril n'existe pas; la chère petite n'a aucune
vanité. C'est peut-être parce qu'elle est si modeste, » ignorante de
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TUP8 niBIJ . 275
sa beauté, que ceux qui l'entourent finissait par roablier comme
die. Vous ayes dû vocis en rendre compte et constater combien peu
elle cherche à se faire valoir.
— Oh I quant à cela, pas assez ! reprit Herté en riant. Je vous
confesse qu'elle m'a fait l'effet d'une de ces merveilles décoratives
qu'il suffit d'admirer en silence C'est tout un travail de lui sou-
tirer une parole, et Dieu sait que l'eflort n'est pas récompensé.
Est- elle toujours ainâ, ou dois- je avoir la prétention de croire que
c'est moi qui la paralysais?
La douairière fronça le sourcil.
— Hélène a la réserve d'une jeune personne bien âevée, dit -die
d'un ton sec. Son genre n'a rien de commun avec celui des demoi-
selles émancipées qui représentent les tendances actudies de la
sodëté [mrisienne ; mais je ne sache pas que ce genre détestable
sott cdui que vous souhait^iez chez la compagne de votre vie? Ce
n'est pas un passe -temps, un caprice passager qu'il convient de
rechercher dans une union sanctifiée par le sacrement. Vous devez
vous aimer en Dieu, vous édifier rédproquement en vous donnant
le bon exemple. C'est sur ces bases seules que vous parviendrez i
établir un bonheur durable.
— Encore faut-il ne pas mourir à la peine! protesta Hervé... Je
veux croire que M"* de Saint-Preail possède toutes les vertus qui
Hiènent en droite ligne au paradis, mais tant que nous serons sur
la terre, je la préférerais un peu moins en état de grâce et un peu
plus dans le mouvement...
Surprenant la mine courroucée de la marquise, il se h&ta
d'ajouter :
— Au reste, je réserve encore mon jugement; je l'ai trop peu
vue pour avoir une opinion définitive.
Quelques semdnes s'écoulèrent et l'intimité entre les deux
familles fit de rapides progrès. On en arriva bientôt, sous un
prétexte ou un autre, A se voir tous les jours; mais bien qu'Hervé
se prêtât de bonne grâce à ces entrevues, il restait aussi désorienté
et, pour tout dire, aussi peu enthousiaste qu^au début. Sa bonne
volonté, son désir de rencontrer un poiixt de contact intellectuel
avec Hélène, échouaient devant la complète insignifiance de la
jeune fille. Tout ce qu'on pouvait dire en sa faveur, c^est que son
manque d'esprit n'était pas de nature à la rendre ridicule; elle
parlait peu, et si elle menaçait d'être fort ennuyeuse pour un mari
dans les rapports journaliers, du moins ne l'humilierait-elle pas en
poUic par des réflexions déplacées ou des naïvetés trop choquantes.
Quant à ses projHres impressions touchant M. de Simaine, il était
diffidle de s'en rendre compte. E!Ie l'accueillait sans empresse-
L
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^6 . T8MPS PIRDU
ment, mais sans froideur; elle ne se dérobait pas aux apartés
dont les parents savaient faire naître l'occasion. Toutefois, rien
chez elle n'indiquait une sympathie plus caractérisée qu'au pre-
mier jour, et Hervé ne pouvait démêler s'il progressait ou non
dans une conquête entreprise à contre-cœur, mais dont le succès
final ne lui avait pas paru sérieusement douteux. Peut être l'incer-
titude! agissait-elle sur lui comme stimulant, peut-être les réclama-
tions incessantes arrivant de Paris lui démontraient- elles la
nécessité impérieuse de réussir; toujours est- il qu'il persévérait et
que sa mère n'avait qu'à se louer de la correction de son attitude.
Par elle« il savait que les Saint-Preuil se portaient garants de la
bonne volonté de leur fille et que leur consentement était prêt
aussitôt qu'il plairait à Hervé de le solliciter. Dès lors, mieux valait
ne pas difl'érer. S'il ne s'était pas épris d'Hélène à première vue,
il ne s'en éprendrait certainement pas en l'étudiant davantage.
Au reste, pourquoi cette fantaisie démodée de vouloir être amou-
reux de sa femme? 11 accomplissait un acte de raison. La nécessité
devant laquelle il pliait ne s*imposait pas sous une forme trop
inacceptable. Cela ne devait-il pas lui suffire? On ne l'accuserait
pas de calculs intéressés lorsqu'on verrait Hélène. Il ne fusait
aucun sacrifice apparent; au moins l'amour- propre serait sauf.
Quant au bonheur intime et absolu, est-on jamais certain de le
trouver dans ce triste monde où Ta peu près fait loi? Se rencon-
trerait-il plus sûrement près de cette Elsie ardente, insatiable, qui,
à ce moment même, l'accablait de lettres désespérées dont la
passionnée tendresse l'irritait un peu, tout en ravivant en lui un
faible regret de ce qui aurait pu être, de ce qui ne serait jamsds?
Ah I le plus sage était de couper court à ce provisoire énervant.
Elsie soufl*rirait moins en présence du fait acquis, et lui se sentirait
allégé d'un grand poids lorsqu'il aurait mis fin à ses tergiversations
et qu'il ne pourrait plus revenir en arrière. C'est ainsi qu'une fois
encore la marquise le trouva docile lorsqu'elle lui exposa qu'une
p^us longue attente lu: sen;blait superflue, qu'elle croyait le moment
venu de se déclarer. Depuis six semaines déjà il faisait sa cour^ il
devait être pleinement éclairé sur la nature de ses sentiments. Et
comme il ne présentait pas d'objection, il fut convenu que, dès le
lendemain. M"* de Simiane se rendrait seule à Saint-Preuil et ferait
la demande officielle.
La réponse paraissait sûre d'avance et Hervé, en voyant s'éloigner
la douairière, se dit avec un soupir que le sort en était jeté et qu'il
était à la veille d'assumer des responsabilités lourdes et ennuyeuses
que la beauté de sa future femme ne compenserait pas, lorsque,
vers la fin de l'api es- midi, un roulement de voiture lui annonça le
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Googje
TIMPS PEBOa 277
retour de H"'' de Simiane. Ce fut sans aucune impatience qu il alta
ali-devaDt d'elle.
La marquise ne semblait pas mécontente; pourtant H^rvé crut
deviner qu'elle n'était pas absolument satisfaite. Il l'escorta jus-
qu'au petit salon faisant suite à la salle d'armes, attendant qu'il
lui plût de prendre la parole. Elle, toutefois, ne se pressait guère.
Elle s'était rapprochée du feu, et les flammes qui se jouaient sur son
visage en faisaient ressortir une expression de perplexité qui ne
loi était pas habituelle. Avec un certain effort, elle rompit enfin le
silence.
— Tout s'annonce très bien, dit-elle d'une voix un peu con-
trainte. En vérité, les Saint- Preuil sont au-dessus de tout éloge I Si
désintëiissésl des sentiments si nobles I Vous les trouvez arriérés.
Le monde gagnerait beaucoup à rétrograder à leur exemple. J'ai
appris une chose que j'ignorais et qui n'est pas pour vous déplaire.
€'est qu'Hél<>ne, outre sa dot, possède une fortune personnelle, un
superbe héritage qu'elle a recueilli d'une tante, il y a quelques
mois : environ un million de valeurs mobilières, et, de plus, une
très belle terre en Savoie, avec un h6tel à Paris. Quand on m'a
décliné toutes ces richesses, j'en étais presque embarrassée; j'ai
laissé entendre que l'écart entre vos apports et les siens était par
trop considérable. Les parents se sont récriés; ont refusé d'ad-
mettre qu'une question d'argent constituât une infériorité. Au fond,
je suis de leur avis, mais il ne m^apparienait pas de le dire. Je
prendrai, d'ailleurs, des mesures pour que Tinégalité ne soit pas
trop choquante. Quant au reste, vous remplissez toutes les condi-
tions requises. Les Simiane sont plus anciens que les Saint-Preuil,
et vous, personnellement, représentez, pour ces excellents amis, le
gendre rêvé. Tout pourrait donc être regardé comme conclu si, de
la part d'Hélène, il n'y avait, je ne dirai pas des difllcultés, mais
certaines stipulations. J'avoue que j'en ai été étonnée. Je la croyais
absolument passive. Mais je vois que la chère enfant n'a pas entiè-
rement échappé à la contagion de l'époque. Oh! ce nest pas, bien
•effrayant, du reste. Elle désire que vous vous engagiez à passer le
printemps à Paris. Ce sera d'autant plus facile qu* elle y a, je le
répète, une maison tout installée. Mais ses parents s'attristent un
peu de cette fantaisie, parce qu'avec le séjour en Savoie, indispen-
saJble pour la gestion de la propriété, le temps que vous pourrez
nous consacrer ici sera très court. Hélène, néanmoins, est inflexible.
En outre, avant d'aller plus loin, elle désire avoir un entretien avec
vous; elle veut probablement que vous sollicitiez vous-même le oui
déGnitif.
ce Qui eût pu supposer ce'a chez une jeune fille qui n'a certai-
m fc— ^ ■■
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278 TEMPS PERDU
nement pas été' élevée à la mode anglaise? Mais, pour ma part, je
n'y vois aucun inconvénient et, pensant que vous ne me désavoule-
riez pas, j'ai accepté jour pour ce tête-à-tête mystérieux. Je voulais
le fixer à demain, Hélène a réclamé un délai de vingt-quatre heures,
et c'est après- demain, dans l'après-midi, qu'elle vous attendra. Je
ne doute pas qu'à vous deux, vous n'arriviez à une parfaite entente,
et je m'en réjouis du fond du cœur. Depuis la mort de votre père
regretté, c'est la première consolation que m'apporte le ciel.
Sa voix eut un tremblement, mais elle se contint et reprit d'un-
ton plus ferme :
— Gomme je vous l'ai dit, je m'arrangerai pour que vous n'arri-
viez pas en ménage les mains vides. Vos dettes seront payées sur
ma propre fortune et je vous restituerai immédiatement les jouis-
sances que je tiens de votre père. Je vous abandonnerais même
Simiane, si vous et Hélène le souhaitiez. Malgré les souv nirs que j'aî
ici, j'inclinerais volontiers à finir mes jours dans ure maison reli-
gieuse. Vous n'avez donc qu'un mot à dire... Non, ne protestez pas,
ne me remerciez pas. Je ne fais aucun sacrifice. Si j'ai réussi à
assurer votre bonheur, mon dernier désir terrestre sera réalisé...
Cette communication laissait Hervé fort intrigué. M*** de Saint-
Preuil s'affirmant, voulant avoir voix au chapitre! Une telle initia-
tive, surgissant à la dernière heure, était si inattendue qu'elle
ouvrait le champ à mille conjectures extravagantes.
Son étonnement s'accrut lorsque le lendemain, au moment où il
entreprenait sa promenade matinale, à travers bois, il fut arrêté
devant te château par un des domestiques de Saint-Preuil, qui lui
remit une volumineuse lettre à son adresse. L'écriture était élégante,
mais ferme, une écriture de femme jeune, mais possédant son quant
à soi. A coup sûr, ce n'était pas la baronne qui écrivait ainsi. Ce
ne pouvait être qu'Hélène. Hervé marchait de surprise en surprise.
Oubliant sa promenade, il remonta chez lui, tourna et retourna
encore le pli énîgmatique dans tous les sens, puis se décida à faire
sauter le cachet. Une douzaine de feuilles s'échappèrent de l'enve-
loppe. La signature était bien celle de M"* de Saint-Preuil, et
cependant il demeurait incrédule. Une réflexion ironique lui tra-
versa involontairement l'esprit : Avait-elle vraiment assez d'idées
dans la cervelle pour remplir un aussi grand nombre de pages?
Sa curiosité était piquée au vif. Il se jeta dans un fauteuil et
commença à lire. Bientôt, l'intérêt de sa lecture l'absorba tout
entier.
Baronne C. de Bâulny, née Rouher.
La suite prochainement.
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A PROPOS
OE LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE
SIMPLE EXPOSÉ
D'ARITHMÉTIQUE ÉLECTORALE ET PARLEMENTAIRE
1
Lorsque Thonorable M. WsJdeek- Rousseau, ralliant ses troupes
aa cours d'une séance orageuse, veut écraser ses adversaires sous
le poids de sa faautdne omnipotence, on peut être certain de
trouver dans sa bouche quelques phrases dans le genre de cellasci :
u Le gouvernement qui a conscience. Messieurs, d'être le fidèle
interprète des volontés du pays... — Tant que cette grande nation
démocratique, dont vous êtes. Messieurs, la vivante image, nous
honorera de sa confiance... — Ce peuple qui, par votre organe.
Messieurs, a maintes fois manifesté sa volonté... », etc.
La phrase est fière et sonore : elle flatte toujours ceux qui
l'entendent : a Oui, oui, se disent-ils; c'est nous qui sommes la
France; l'Etat, c'est nous. »
Supposez maintenant qu'il y eût à la Chambre quelque saint
Jean Bouche d'or^ ou un moderne Alceste qui, comme son ancêtre,
aurait
le défaut
D'être un peu plus siacère en cela qull ne faut,
qu^aurait-îl à dire pour réfuter le langage de M. le Président du
Conseil?
Il dirait ceci: : « De quel droit, Messieurs les députés, prétende 2«
vous parler au nom du pays? A vous tous, vous ne représentez
même pas ici la moitié du pays légaL Et quant à vous, Messieurs
du gouvernement, vous qui ne craignez pas de porter la parole au
nom de la nation, vous n'avez jeûnais eu pour voua que le cin-
quiëme, très rarement le quact de» électeurs. Quand vous dites :
notre politique est celle de la France ou du moins de la majorité
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5280 À PROPOS DE LA BlPRfiSENTATlON PROFOftTlORNELLS
des Français, vous vous trompez ou vous nous trompez. Votre
seul droit est de dire : notre politique est celle d'un Français
sur cinq : mais comme nous avons le pouvoir, les quatre autres
n'ont qu'à se taire. »
Il est très certain qae les murailles dâ Palais-Bourbon n'enten-
dront jamais pareille harangue, car le malencontreux orateur qui
s'en rendrait coupable sombrerait instantanément sous une tem-
pête de buées et de malédictions. 11 n'y a, en effet, que la vérité
qui blesse, et le discours de notre Alceste serait la stricte expression
de la vérité. Trois chiffres vont le prouver :
11 y a en France 11 millions de citoyens ayant le droit de
vote, représentant par conséquent le pays légal. Or les 581 députés
qui siègent au Palais- Bourbon ont été élus par 5 millions d'élec-
teurs, et les 271 députés qui, le 26 juin 1899, ont installé aux
affaires le gouvernement actuel, et qui, sauf quelques modifica-
tions, le soutiennent depuis deux ans et demi, parlent au nom
de 2,333,000 citoyens. Il y a donc en France 2,333,000 citoyens
qui imposent leurs volontés à 8,650,000 autres citoyens. Et,
pendant ce temps, &0,000 instituteurs feront la leçon suivante
à leurs élèves : « Mes enrants, il y a cent ans que notre glorieuse
Révolution a brisé le despotisme d'une minorité privilégiée. Elle
a appelé vos pères à la liberté en fondant en France le gouver-
nement représentatif, c'est à- dire le gouvernement de la nation
par la nation. Nous allons épeler ensemble les articles de l'immor-
telle Déclaration des droits de l'Homme, la charte sacrée de la
République, que, dans sa sollicitude paternelle, le gouvernement
a mis à portée de vos jeunes intelligences :
<c Article premier. — Tous les hommes sont égaux en droits.
«. Art. 11. — La loi est l'expression de la volonté générale. »
Voici donc une première constatation. La Chambre, qui est
censée parler au nom de la France entière, ne représente même
pas la majorité des électeurs inscrits *.
Peut-on dire, au moins, qu'elle représente réellement la majorité
des électeurs votants? Pas davantage.
En 1898, il y a eu, en France, 8,100,000 votants. Eh bieni que
demandez-vous de plus? dira-t-on. Si les députés élus ont recueilli
5 millions de voix sur 8 millions, vous voyez bien qu'ils sont les
élus de la majorité. Soit; les députés ont pu obtenir la majorité
dans leurs arrondissements respectifs, et encore y a-t-il bien des
exceptions, mais la Chambre ne représente pas l'opinion dominante
* Sur 581 députés, il n'y en a que i4t qui aient été élus par la moitié + i
des électeurs inscrits dans leurs circonscriptions. II y en a donc 440 qui, ea
réalité, sont les représentants d'une minorité.
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à PROPOS 01 U RIPRtSIlITàTlON PROPORTlORlflLLB tèi
de cette masse de 8 millions de volants, et nous allons le prouver.
Il ne s'agit pas naturellement de faire ici de la psycliologie
politique. Qa*un député élu sur un programme libéral, vmre con-
servateur, tombe dans le radicalisme le plus écbevelé, à peine a-t-il
franchi le seuil du Palais- Bourbon, c'est un fait qui n'est pas rare,
surtout quand l'exemple vient d'en haut, mais ceci n'est pas en
discussion : restons sur le terrain des chiffres où nous sommes
invulnérables. Or les chiffres disent ceci.
Sur le nombre total des députés élus au ballottage du 22 mai 1898,
il y en a au moins 5t qui sont les mandataires d'une simple mino-
rité de votants. Ces 5t députés, en effet, n'ont derrière eux que
335,000 électeurs sur 725,000 votants. N'est-ce pas une singulière
anomalie, dans un pays où la majorité est soi-disant souveraine, de
voir 335,000 électeurs fwe passer les candidats de leur choix, tandis
que 390,000 autres citoyens ont clairement manifesté une volonté
contraire en inscrivant un nom différent sur leurs bulletins de vote?
Ceci n'étant pas un article de polémique, mais une étude de pure
théorie, nous ne voudrions citer aucun nom ; mais, enfin, comment
admettre que tel député d'une grande ville du Centre siège très
légalement depuis quatre ans, alors que ses électeurs ne repré-
sentent pas le quart des votants de sa circonscription 7 Ils sont
!i,800 contre 13,300 opposants ^
Continuons notre enquête, et, du Centre, passons dans le dépar-
tement du Rhône. En dépouillant le scrutin des 6-22 mai 1898,
nous trouvons que, dans les 11 circonscriptions de ce département,
les voix se sont réparties de la manière suivante :
Electeurs ayant voté pour des candidats nettement libéraux,
ralliés ou conservateurs : 70,382.
Electeurs ayant voté pour des candidats radicaux socialistes :
62,416.
Or, la députation de ce département comprend 7 radicaux socia-
listes et h libéraux. La volonté dos électeurs est donc complètement
ianssée, et la députation du Rhône ne correspond en rien à l'opinion
des votants K
* Oq peut multiplier ces exemples. Eu Bourgogne, nous trouverons ua
député élu par 7,900 voix contre 12,000 opposants. L'un des membres du
cabinet actuel n'a dans sa circonscription que 8,900 fidèles contre 14,200 ad-
versaires. Les cinq députés de la Nièvre ne représent<»nt que 39,000^voiz»
alors que leurs concurrents évincés en ont recueilli 40,400. Même situation
dans le Lot-et-Garonne, où les 4 élus représentent 35,600 électeurs, tandis
que leurs adversaires malheureux en ont groupé 42,500. Tels sont les
extraordinaires résultats du ballottage.
^ La lutte étant circonscrite aujourd'hui dans le pays comme à la Chambre
entre les révolutionnaires et les défenseurs de Tordre social, nous n'avons
25 JAHVŒR 1902. 19
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2811 à PR(^6fi M U RIPBESIRTATIOll PROPORTRMIlffLLI
Le mèoie fant se reproduit dans TAube, où noos troayons
SSyOOO lecteurs libéraux contre 31,000 radicaux, taudis que la
députatioQ comprend h radicaux et 2 libéraux. Ici encore la majo-
rité est renversée.
Dans le Yaucluse et dans l'Allier, oii tes deux partis se balan^eat
à quelques milliers de voix près, la députatira est exdusiyement
racBcale.
Dans le Morbihan, il y a eu 71,000 yoix libérales et 39,000 voix
radicales, et nous avons 3 députés radicaux pour i libéraux
seulement.
Dans la Baute-^enne, il y a eu 33,000 voix Kbérales et
i4,000 voix radicales, et nous avons 1 seul député libéral pour
i radicaux.
Additionnons les chiffres pour ces six départements où la lutte
électorale a été particulièrement ardente et où les partis sont net-
tement tranchés. Nous y trouvons 278,000 voix libérales contre
270,000 voix radicales. Or,, sur les 38 députés qu'ils envoient au
Palais-Bourbon, nous comptons 11 radicaux contre 27 libéraux.
11 serait bien intéressant de faire cette étude ponr tous les
départements, mais on se heurte tout de suite à des difficultés
presque insolubles faute de renseignements précis sur la nuance
des candidats, et les statistiques qui paraissent au lendemain des
élections n'offrent aucun caractère de certitude ni même d'approxi-
mation. Noos avons préféré nous en tenir auic départements pré-
cités dans lesquels des renseignements particuliers ou le caractère
spécial de la lutte électorale permet de faire le décompte des voix
d'une façon à peu près rigoureuse. Cet exemple ne suffit-il pas,
d'ailleurs, à démontrer que le classement des partis à la Chambre
ne correspond en rien au classement des partis dans le pays?
Allons plus loin encore. Si la Chambre ne représente ni le pays,
ni même la masse des votants, au moins pourrait-on espérer qu'elle
rq>résente la fraction du corps électoral dont elle est l'émanation
directe. Nos 581- députés ont été élus par 5 millions d'électeurs;
peut- on dire que la volonté de ces 5 millions d'électeurs ou du
moins de la majorité d'entre eux a force de loi dans l'enceinte du
Palais- Bourbon 7 Voilà encore une affirmation bien téméraire, dont
pas cru qu'il y eût intérôt à conserver les appellations qui servaient jadis à
classer les partis : révolutionnaire, — socialiste, — radical-socialiste, —
radical, — opportuniste, — modéré, — libéral, — rallié, — conservateur, —
royaliste, — bonapartiste, etc., etc. Nous ne considérons ici que deux parti? :
1« Ceux qui, le 14 juin 1898, ont voté pour le cabinet Jtféline, et, le
25 juin 1901, comte la loi des associations : les libéraux; 2*> ceux qui
ont voté contre le cabinet Méline, et pour la loi des associations : les radicaux.
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A PAOFOS m U RIPRIsUITâTIOII PAOPOITIORIIILLE 283
Ta faire justice une simple opération d'arithmédqae. Commençons
par mettre en regard dn nom de chaque dépnté le nombre des
suffrages qu'il a obtenus, c'est-à-dire des seuls électeurs dont il
soit le mandataire, et établissons une liste où chacun d'eux occu-
pera le rang que lui donne le nombre de ses mandants, de telle
sorte que celui qui en représente le plus soit «n tète, et celui qui
en représente le moins soit en queue. 11 sera dès lors très fadie de
constater que la moitié +1 des députés peut parfaitement ne
représenter qu'une minorité d'électeurs, et qu'inversement une
majorité d'électeurs peut être représentée par une minorité de
députés.
Supposez qu'un ministère, ayant posé la question de confiance,
obtienne 291 yoix contre 290 sur 581 votants. U triompherait, et
n'aurait pas tort, car ce ne serait pas la première fois que les plus
graves intérêts nationaux auraient été tranchés à la majorité d'une
voix; mais si le hasard avait voulu que ces 291 députés fussent les
derniers de notre liste, tandis que les 290 opposants fussent les
premiers, le ministère vainqueur à la Chambre serait outrageuse-
ment battu dans le pays, car les 291 députés de la majorité ne
représenteraient que 1,900,000 électeurs, alors que leurs 290 col-
lègues en représenteraient 3,126,000. Par contre, le même cabinet
peut avoir cessé de plaire à la Chambre, et être mis dehors sous les
hoées, à l'écrasante majorité de 360 voix contre 221, et conserver
malgré tout la confiance du pays; car il peut arriver que ces
221 députés représentent 2,517,000 électeurs, tandis que les
360 antres n*en représentent que 2,510,000.
On nous dira que nous arrangeons les chiffres à notre guise,
qu'on peut tout tirer des chiffres quand on sait s'en servir, et que,
dans la réalité, les députés ne se groupent pas selon le nombre de
leurs suffrages. Nous renverrons alors le critique à l'un des scru-
tins les plus importants de la présente législature, celui du
12 Juin 1899, qui fut l'arrêt de mort du cabinet de M. Charles
Dupuy. Le gouvernement ne put rallier que 246 voix, alors que
253 voix se déclarèrent contre lui. Or ces 246 fidèles représentaient
2,177,000 électeurs, tandis que les 253 opposants n'en réunis-
saient que 2,104,000. M. Dupuy mis en minorité dans la Chambre
n'en conservait pas moins la confiance du pays, ce qui n'empêche
qu'il dût passer la main à un ministère socialiste révolutionnaire.
Je sais bien que, huit jours après, ce ministère révolutionnais
était accueilli à la Chambre par 271 voix contre 248, soit par
2,333,000 électeurs contre 2,064,000, mais il n'en demeure pas
mcnns acquis que le vote décisif qui a forcé à la retraite ce qui
restait en France des défenseurs de l'ordre sodat, et nous a livrés
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284
A PaOPOS DB U REPRteKNTATlOlf PROPORTiORNKLLK
pieds et poings liés aux apôtres du « grand chambardement », était
un vote sans portée, puisqu'il n'était que la manifestation d'une
minorité.
De cette dissertation purement arithmétique, nous pouvons donc
retenir les trois conclusions suivantes :
l"" Les députés, organes de la volonté nationale, ne représentent
pas .la masse du corps électoral;
2*" Ils ne représentent pas davantage la fraction du corps élec-
toral qui a participé au scrutin ;
3* Ils ne représentent même pas les électeurs dont ils sont les
mandataires dii^ects.
Voilà ce que valent les pleins pouvoirs des hommes que, par
une singulière aberration, on appelle communément des représen-
tants du peuple. Voilà ce que vaut le prestige de la maison du pont
de la Concorde, qu'un de nos plus grandiloquents législateurs
aimait jadis à qualifler de temple de la Représentation nationale^.
H
Cette situation vraiment bizarre est la conséquence directe et
nécessaire de notre loi électorale qui applique le même système
d'élection, purement majoritaire, à des circonscriptions prodigieu-
sement diiïérentes. Tout le mal vient de là, et il n'est pas inutile
de le faire ressortir.
Si, en effet, les circonscriptions étaient toutes égales entre elles,
^ Nous empruQions à riatéressaote statistique de M. Simoa (Lyon 1901)
le tableau suivaat qui résume la situation depuis vingt-cinq ans :
(ProportloD 0/0 par rapport à la totalité
da corps électoral;.
Voix représentées par les Élus.
Voix battues (recueillies par les
concurrents)
Abstentions
Total des voix non représentées
(voix battues et abstentions) .
1877
490/0
320/0
190/0
510/0
1881
45 0/0
24 0/0
310/0
550/0
1885
430/0
34 0/0
230/0
57 0/0
450/0
320/0
230/0
550/0
1893
44 0/0
260/0
300/0
560/0
460/0
300/0
24 0,0
550/0
11 en résulte qu'aucune assemblée, depuis 1877, n a repri^.senté réellement
le pays; que les élus ont toujoilrs été les représenlanls d'une simple mino-
rité; que, du moment qu'on s'en tient au système majoritaire, les résultats
sont également viciés quel que soit le mode de votation adopté (scrutin de
liste ou scrutin d'arrondissement) C'est ce qui faisait dire à M. Paul Des»
Chanel : « Avec une pareille organisation électorale, tout notre système
politique porte à faux, o (Discours de Lyon, !•' mai 1898.)
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A PROPOS OK U EIPAtSBNTATiOH PfiOPORTlOANBLLB 285
il est clair qae chaque dépoté ayant la majorité des volants dans
son collège (sauf parfois en cas de ballottage), l'eDs^mble des députés
représenterait forcément la majorité de l'ensemble des votants. Mais
il n'en va pas ainsi. La loi accorde en principe nn député à Chaque
arrondissement, sans se préoccuper de la population, si bien que,
tantôt il suffira à un candidat de réunir quelques centaines de voix
pour être élu, pendant qu'ailleurs, un candidat moins favorisé,
s'évertuera à recruter plusieurs milliers d'électeurs. Or, de par la
Constitution, tous les députés représentent chacun la cinq cent
quatre-vingt unième partie de la souveraineté nationale. Ils ont un
pouvoir législatif égal, bien qu'en réalité leur pouvoir représentatif
varie dans la proportion de trois à cent. VoUà qui explique, sans
chercher plus loin, pourquoi la Chambre n'est pas l'image du pays.
Reprenons, en effet, la liste précédemment établie. Nous y
voyons en tète l'honorable M. Henrique-Duluc, qui fait grande
figure à la tète de ses 31,975 Hindous. Le dernier sera l'honorable
M. Le Myre de Vilers, qui ne présente qu'un bataillon réduit de
936 Cocbinchinois. Nous sommes bien forcé, soit dit en passant,
de faire état dans la présente discussion des circonscriptions colo-
niales, puisque, par une singularité unique dans les annales de tous
les peuples, la loi française reconnaît à une foule de citoyens nours,
jaunes, rouges ou cuivrés, le droit de gérer les affaires des Pari-
siens. Si les nègres de la Guadeloupe profitent de l'occasion pour
témoigner leur confiance à leur fétiche, il n'y a pas lieu de s'en
étonner. Bornons-nous à espérer que le citoyen Legitimus, qui chez
lui fait des incantations au-dessus de marmites bouillantes, pour
guérir les mibères des vieilles négresses, a puisé dans ses fréquen-
tations intimes avec les esprits supérieurs de l'élher, des lumières
suffisantes pour voter en connaissance de cause sur la question du
budget des cultes.
Mais si Ton préfère s'en tenir à ce qui se passe en France, nous
nous permettrons d'opposer l'un à l'autre Thonorable U. Regnault,
député de Couunces avec ses 16,850 électeurs, et Thonorable
H. Robert, député de Sisleroo, qui ne nous en offre que 2,100 K
Ces deux députés ont à la Chambre un droit de vote égal, maig
il est Uen évident que la fraction de la souveraineté nationale
représentée par le second est huit fois moins grande que la fraction
représentée par le premier, et qu'il faudrait en bonne justice, ou
bien que les gens de Coutances aient 8 députés au lieu d'un seul,
* Le présent travail a été fait sur les résultais électoraux des 6-22 mai 1898.
Nous n'avons pas tenu compte des élections partielles survenues depuis
lors, et qui d'ailleurs ne changent en rien Tensemble des faits. M. Robert
est décédé et a été remplacé par M. Hubbard au cours de la législature.
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286 À PROPOS DB U REPRESENTATION PROPORTIONNELLE
on bien que M. Regnaalt disposât à la Chambre de 8 bulletins de
vote, contre un seul concédé i H. Robert. Dans l'exemple proposé,
le Midi triomphe et le Nord est sacrifié, et ce qui achëye de rendre
la situation tout à fait piquante, c'est que les deux honorables
députés que nous mettons en regard ont le plus souvent voté en
sens contrsdre. Si les 16,850 Normands de M. Regnault avaient
tant soit peu d'amour-propre, ils devraient trouver fort mauvais
que leur volonté ait été régulièrement annulée par la simple fan-
taisie de 2,100 Dauphinois.
Ceci n'est pas un fait isolé. Le chiffre moyen d'électeurs pour
chaque député est 8,600 environ; 85 députés seulement approchent
de cette moyenne; 165 se tiennent au-dessous et 331 la dépassent.
A l'une des extrémités de la liste nous en trouvons 9 qui repré-
sentent chacun plus de 15,000 électeurs; à l'autre extrémité, nous
en trouvons 9 également qui en représentent moins de 3,000.
Les 9 premiers ont ensemble 161,000 électeurs; les 9 derniers n'en
ont que 21,000 et, malgré tout, ces 18 députés sont égaux en
droits sur les bancs du Palais-Bourbon.
Et voilà pourquoi « le Temple de la Représentation nationale »
abrite une divinité terriblement « avariée ».
Il arrive souvent qu'aux jours d'orage, dans le tumulte des
vociférations qui s'entrecroisent et des gifles qui claquent de
toutes parts, une voix s'élève pour protester contre l'intolérance
de l'assemblée : « Vous ne m'empêcherez pas de parler, Mes-
sieurs », et l'orateur se cramponnant furieusement à la tribune :
<c Je suis ici, reprend-il, au même titre que vous tous. » Dan-
gereux argument, que seul pourrait employer en toute sécurité
l'honorable M. Henrique-Duluc, député de Pondichéry, car il n'y a
pas un seul de ses 580 collègues qu'un adversaire discourtois, mais
logique, ne pourrait démonter par les plus cinglantes ripostes.
m
Ces incohérences de notre système électoral sautent aux yeux
dès qu'on prend la peine d'étudier un scrutin dans »on ensemble,
et si nous avons cherché à leur donner une forme précise,
nous n'avons nullement la prétention de les avoir découvertes^
11 y a i la Chambre des monceaux de documents qui prouvent qae
députés et publicistes se sont appliqués, depuis longtemps,
k en signaler les vices et à préconiser les remèdes ^ Aujourd'hui
* La presse s*est également emparée de la question et la discute jour-
nellement. (Voy., en particulier, les articles de M. Dugué de la Fauconnerie,
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k FSOfOS Dl U lEPiÉSKlITàTIOM PaOPORTlOlIKELLE m
encore le probiëiDe est de iioii?eaa en discossion, et la Chambre
est saisie d'one proposition de réforme électorale d^tioée i assorer
la représentation proportionnelle. Nons nous garderons soigneose-
ment de joner notre partie dans ce concert, et lidssant le Parie-
ment à ses méditationst nons nous bornerons à faire quelques
obsenrations de principe.
n n'y a qu'an seul moyen rationnel de concevoir le régime
rqirésentatif : c'est que chaque électeur soit représenté au Parle-
ment par un mandataire de son choix ; que chaque opinion ait au
Parlement un nombre de délégués proportionnel à son importance
dans le pays. A l'heure actuelle, ce droit est bien reconnu en
principe à chaqne citoyen, mais ce droit, purement théorique, est
pratiquement illusoire; nons en avons donné maint exemple. Le
proUëme à résoudre reste entier et on peut le formuler de la
manière soivante : Etant donné un peuple de 11 millions d'élec-
teurs, lesqoels sont partagés en deux ou plusieurs groupes
d'opinion, trouver une loi électorale qui permette i chaque groupe
d'envoyer au Parlement un nombre de députés proportionnel i son
importance numérique.
n y a bien, je le sais, quelques théoriciens qui attaquent, dans
son essence même, le principe de la représentation proportionnelle.
Avec un pareil système, disent-ils, vous n'aurez jamais de gouver-
nement viable, car il n'y aura pas de majorité à la Chambre. Qr,
tout gouvernement a besoin de s'appuyer sur une majorité com-
pacte et homogène que seul peut lui fournir le système électoral
£t majoritaire.
Cet argument n'est guère probant. Il suflSt, pour s'en convaincre,
de voir les brillants résultats du système majoritaire en France.
Loi seul, dit-on, peut envoyer au Parlement une majorité de gou-
v^nement. Alors comment se fait-il que, depuis trente-deux ans,
ce Parlement ait dévoré une trentaine de ministères? Où est la
majorité dans la Chambre actuelle? Eï)t-ce celle qni a accueilli
H. Méiioele li juin 1898 on celle qui a accepté M. Waldeck-Rous-
seau le 26 juin 18997 Est-ce celle qui, tous les ans, élit M. Paul
Deschanel, ou celle qui applaudit M. Slillerand? Comment juger
an système qui ne donne, à un gouvernement établi depuis deux
ans et demi, qu'une majorité de 25 à 30 voix? Y a-t il jamais eu,
en réalité, une Chambre plus divisée et une majorité moins
homogène?
Cest que, précisément, cette Chambre est l'élue d'une minorité
daos le Gaulois; ceux de M. Jules Lemaitre, dans VEcho de Paris; de nom*
breax articles dans le Temps, le Journal des Débats, etc.)
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^88 à PROPOS DB U REPRÉSERTATIOK PROPORTIOUIIELLE
tu